Entretien avec Anouk Aimée
par Eric Fourlanty
« J’aimerais beaucoup être un fantôme, un fantôme gentil, j’espère… Les fantômes durent plus longtemps que les comédiennes. » C’est en ces termes faussement enfantins qu’Anouk Aimée, en 1986, parlait d’elle dans une séquence de la série Cinéma, Cinémas. Près de 70 ans après ses débuts, la comédienne que Prévert baptisa Aimée, celle qui tourna avec Gérard Philippe, Yves Montand et Dirk Bogarde, celle qui fut l’égérie de Demy et de Lelouch, la muse de Fellini et la complice de Mastroianni, dure et perdure avec une grâce évanescente que les fantômes, gentils ou non, doivent lui envier.
Encore aujourd’hui, Anouk Aimée a une présence unique à l’écran – voir son apparition, en 2011, dans Tous les soleils, de Philippe Claudel, dans lequel, d’un regard coulé, d’une moue frémissante, elle amène ce film charmant dans des zones troubles. Son mystère est dans ce visage anguleux et rêveur, ce masque parfois comparé à ceux de Garbo ou de Crawford, mais, encore plus évocateur, à celui d’Arletty, avec qui elle partage une qualité rare qui est le propre des grandes actrices de cinéma, celles qui, alors qu’elles s’exposent aux regards, sont tout à la fois aussi présentes qu’absentes. Une toile blanche où peut se projeter la mémoire du cinéma.
De passage à Montréal pour l’hommage que lui rendait le festival Cinémania, Anouk Aimée est bien présente, chaleureuse et vive. Elle parle beaucoup mais dit peu – « Vous voyez ce que je veux dire? ». Elle a un port de reine mais affiche une gentillesse qui dépasse les civilités de mise lors d’une entrevue. Elle a 81 ans mais sa voix est encore celle de Lola. Elle est emmitouflée dans un lainage mais elle a l’élégance naturelle de celles qui sont aimées depuis longtemps. Elle rit comme une petite fille mais elle a une fêlure dans le regard qui l’éloigne d’elle-même…
Rencontre à bâtons rompus avec une véritable légende du cinéma qui a aussi tourné – excusez du peu! – avec Carné, de Sica, Cukor, Bertolucci, Duvivier, Altman, Cayatte, Deville, Aldrich, Bellochio, Franju, Becker, Mocky, Leone, Risi, de Broca et Kaurismäki.
Est-ce la première fois qu’on vous rend un hommage de ce genre?
Alors là, vous me troublez parce que je ne sais pas. À Berlin, ils m’ont donné un Ours, je crois… Non, je ne sais plus… [Le festival de Berlin lui a décerné un Ours d’or d’honneur en 2003]
Quelle a été votre réaction lorsqu’on vous a sollicitée pour cet hommage?
D’abord, j’aime beaucoup le Canada. Et puis, c’est plutôt agréable un hommage, non? Rendu par des gens agréables, dans un pays agréable. Pourquoi on refuserait? C’est un honneur, quoi, un cadeau.
Est-ce que, pour vous, c’est l’occasion de revenir sur votre carrière?
Non, je n’aime pas revoir mes films. Toute femme vieillit mais nous, les actrices, on se voit, encore et toujours, à 20 ans, à 30 ans. Ce n’est pas drôle, vous voyez ce que je veux dire? Je regarde les rushes quand ça peut m’aider à travailler, mais je n’ai jamais aimé me voir, même quand j’avais 20 ans. Ou alors pour voir les autres acteurs ou certaines scènes qui me rappellent des souvenirs. Vous voyez?
Vous jouez depuis que vous avez 13 ans. Qu’est-ce qui a changé dans votre façon d’aborder vos rôles?
Je suis la même. Enfin, peut-être pas à 13 ans… Un jour, dans la rue, un monsieur m’a demandé de faire du cinéma. Je l’ai fait et puis voilà. J’ai continué mais je n’ai pas vraiment aimé ça. Pourtant, j’ai eu la chance de travailler tout de suite avec des gens formidables : Carné, Prévert, Becker, Gérard Philippe. J’ai fait ce qu’on m’a dit de faire, je ne pensais pas à la suite. Quand j’ai rencontré Fellini, tout a changé. [Elle avait 28 ans et avait déjà tourné dans une vingtaine de films] Federico avait une façon de travailler qui m’a séduite. En France, à l’époque, les gens qui faisaient du cinéma se prenaient beaucoup trop au sérieux. Si vous rigoliez sur un plateau de tournage, vous n’étiez pas une actrice, ce n’était pas professionnel, vous voyez ce que je veux dire? Alors, je ne savais pas si je voulais faire ce métier. Avec Fellini, on était très sérieux dans le travail mais on ne se prenait pas au sérieux.
Dans une entrevue qu’a donnée Marcello, la journaliste lui a demandé « C’est quand même dur, ce métier, non? » Et Marcello de lui répondre « Oui, on vient me chercher en limousine, on m’installe dans un fauteuil, je fume ma cigarette, on me masse la tête, on me maquille, j’attends un peu dans ma loge, on m’apporte ce que je veux. Vous avez raison, c’est terrible, ce métier, c’est épouvantable! » J’aime beaucoup cette histoire. Il était très paresseux, Marcello. Je dis ça avec amour!
Est-ce que votre regard sur votre métier a changé?
Non, c’est le métier qui a changé! Et puis, étant donné que je ne suis plus une jeune femme, les beaux rôles sont plus difficiles à trouver. Aujourd’hui, il y a plus de bons films moyens. Je ne sais pas comment dire… À une époque, il y avait des films vraiment ringards et d’autres, fantastiques. Rien qu’en France, on avait Truffaut, Godard, Resnais, Chabrol… Aujourd’hui, les génies sont rares. Bien sûr, il y a Scorsese, Malick, James Gray, Woody Allen mais on a de meilleurs films pas mal. Comme dans tout, la moyenne, ce n’est pas terrible, non? Vous voyez ce que je veux dire?
Et puis, il y a un problème de mémoire. Un ami, quelqu’un de très célèbre, mais je ne dirais pas son nom parce que je ne veux pas l’embarquer là-dedans, me disait « Je fais des conférences devant des étudiants en cinéma qui sont frappés d’amnésie collective. Fellini, ça leur dit quelque chose, mais Pasolini, ils ne savent pas qui c’est. » C’est pathétique.
Qu’avez-vous appris des cinéastes avec qui vous avez travaillé?
J’ai appris de tout le monde, même des cinéastes moins bons. Tous ont fait de moi l’actrice que je suis aujourd’hui. C’est comme les hommes de ma vie. Je suis devenue ce que je suis grâce aux rencontres de ma vie et à mon travail, vous voyez ce que je veux dire? Il est indéniable que j’ai été très marquée par Fellini. C’est avec lui que j’ai commencé à aimer être actrice. Avant, I took it for granted. On me proposait Gérard Philippe et j’arrivais. Je n’allais pas refuser du gâteau, non? Gérard Philippe veut travailler avec moi : vous vous rendez compte? C’est formidable, c’est ça la vie! Je n’ai rien fait pour. Je n’ai pas voulu être actrice. J’ai tout de suite eu des premiers rôles, je n’ai pas eu à me battre pour les petits rôles. Avec Fellini, j’ai commencé à jouer différemment. Mais on apprend tout le temps. Même aujourd’hui, à mon âge, j’apprends encore.
Y a-t-il un de vos films moins connus pour lequel vous avez une affection particulière?
Oui, Le rideau cramoisi, d’Alexandre Astruc, son premier film, un moyen métrage. C’est très joli, avec beaucoup d’atmosphère. Il y a aussi The Appointment, de Sidney Lumet, avec Omar Sharif, et puis Mon premier amour, d’Elie Chouraqui. Sinon, quel film? Je ne sais plus… C’est bête de ne pas m’en souvenir parce que je n’oublie pas mes films. Je les aime tous.
Lors de la sortie de la version restaurée de Lola, Noémie Luciani a écrit dans Le Monde : « Lola vient à nous d’un seul élan avec l’immortalité tranquille des chefs-d’œuvre qui s’ignoraient tels à la naissance ». Une phrase qui pourrait s’appliquer à votre parcours, qui donne l’impression d’une légèreté très assumée…
Oui, c’est tout à fait vrai. Je n’ai jamais rien fait pour faire ce métier. D’abord, j’ai besoin qu’on m’aime. Je ne pourrais pas forcer un cinéaste à travailler avec moi. Je ne sais pas me vendre, je ne saurais pas comment faire. Bien sûr, je peux dire à quelqu’un « J’aimerais bien travailler avec vous » – faut pas non plus exagérer! –, mais j’ai besoin qu’on me veuille. Ce n’est peut-être pas très bien… Si un cinéaste vous veut, c’est qu’il a vu des choses en vous que personne d’autre, y compris vous-même, n’avait pas encore vues.
Il est surprenant que vous n’ayez pas tourné avec Truffaut? Lui, si amoureux du cinéma et des actrices, peut-être pas dans cet ordre-là, d’ailleurs!
C’est drôle que vous me disiez ça parce que, quand je lui ai remis un César [en 1981, pour Le dernier métro], il m’a dit :
– Comment se fait-il qu’on n’ait pas tourné ensemble?
– Eh bien, je vous le demande!
– Je ne comprends pas…
– Eh bien, moi non plus.
– Au moins, avec ce César, on aura fait quelque chose ensemble!
On a ri. J’aurais adoré tourner avec lui, bien sûr, mais ça ne s’est pas fait.
Vous avez déjà dit qu’« être une femme, c’est plus important que d’être une actrice ». Vous le pensez encore?
Oui, tout à fait. Encore plus aujourd’hui. J’ai toujours pensé que la féminité était la plus grande arme des femmes. J’aime bien être une femme. Et puis, les femmes sont beaucoup plus fortes que les hommes!
L’entrevue prend fin et la porte se referme sur cette femme qui a l’élégance de se montrer à visage ouvert mais dont le mystère reste entier. La clé de cette énigme vivante est ailleurs, à l’écran. Par exemple, dans cette formidable séquence de Cinéma, Cinémas, dans ces images qui, mieux que les mots d’Anouk Aimée ou ceux qu’on peut écrire sur elle, révèlent la part fantomatique d’une actrice qui évoque un parfum. L’empreinte insaisissable d’un monde entre cinéma et réalité, là où vivent les fantômes gentils…
Propos recueillis par Éric Fourlanty le 7 novembre 2013
21 novembre 2013