Entretien avec Bertrand Tavernier
par Helen Faradji
Le polar, la comédie, le film historique, le film social…. Bertrand Tavernier a tout exploré, faisant du cinéma un art du défi perpétuel. Cette fois, c’est à la formidable bande-dessinée politique Quai d’Orsay, de Christophe Blain et Antonin Baudry (inspirée par les expériences de ce dernier dans le merveilleux monde de la diplomatie française), qu’il s’attaque, mariant l’énergie du dessin original à celle des images en mouvement pour mieux tirer le portrait, féroce et tendre à la fois, d’un certain Ministre des Affaires Étrangères français et de son cabinet.
24 Images : Qu’est-ce qui vous semblait cinématographique dans cette bande dessinée ?
Bertrand Tavernier : Les personnages ! Et puis le monde du travail. Ces gens qui sont obligés de bosser dans des conditions insensées pour un patron délirant, dément, qui a une vision forte de la politique mais qui, sur la manière de concrétiser tout ça dans le quotidien, peut changer d’avis, dire tout d’un coup une chose puis son contraire, lancer des ordres incompréhensibles que l’on doit comprendre tout de même ! Tout ça me semblait très cinématographique. Ça me semblait décrire un univers que j’avais envie de découvrir. Tous les films que j’ai faits, je les ai faits aussi pour me plonger dans des mondes que je ne connaissais pas. Et je n’avais pas la moindre idée de ce que pouvait être le travail d’un cabinet de ministre. Là, j’ai eu l’impression de trouver quelques clés pour y entrer.
24I : Et qu’y avez-vous découvert ?
B. T. : J’ai découvert à quel point c’était un travail à la fois personnel et collectif. À quel point il pouvait y avoir des heurts de personnalités, à quel point ça pouvait être chaotique, mais aussi à quel point aussi quelquefois le chaos pouvait inspirer quelque chose d’intéressant. À la fin du film, il y a ce discours magnifique, génial (ndlr : le discours contre l’entrée en guerre en Irak, devant l’ONU) qui est celui du Ministre, mais également celui des gens qui l’entourent, qui l’ont nourri et l’ont même parfois empêché de faire des conneries ! Ça, ça m’intéresse énormément. Et puis, il y avait aussi le fait que c’est une histoire d’apprentissage, ce qui me plaît. Quelqu’un qui rentre dans un univers qu’il ne connaît pas, ça me permet à moi, metteur en scène, de le découvrir en même temps que lui et donc de le donner à découvrir au spectateur en même temps que le personnage. Ce qu’on découvre, ce n’est pas seulement ce que le metteur en scène découvre, mais aussi le personnage. Je trouve aussi que Christophe Blain et Antonin Baudry avaient réussi à donner vie à des personnages incroyablement hauts en couleur : le Ministre, par exemple, est un magnifique personnage dramatique, il est digne de Molière ! Son côté péremptoire, prodigieusement imbu de lui-même, mais plutôt gentil avec ses collaborateurs parce que même si il les traite mal, il réserve ses insultes pour tout le reste de l’humanité. J’adore quand il dit cette phrase : « on va parler à New York devant tous les chefs d’État… tous des cons ! » Il n’est pas tendre envers ceux qui sont de la même opinion politique que lui non plus, il traite le Ministre de la Défense de courge ! Il a une sorte de vanité qui passe dans ce ministère parce que ce ministère demande qu’on ait une haute idée de la France. Ses qualités étaient les bonnes pour l’endroit, mais elles le détruiront ensuite quand il faudra qu’il soit Premier Ministre… Tout ça m’attirait dans la bande-dessinée. Le mouvement, la découverte d’un univers… C’est excitant pour un metteur en scène et pour le public de pénétrer dans un monde qu’on ne voit pas à la télévision et dans les journaux où l’on ne voit que le Ministre, pas ceux qui sont autour, qui travaillent jour et nuit pour lui. Certains se font d’ailleurs une gloire de ne pas être montrés. Le modèle de Niels Arestrup est quelqu’un qui refusait de donner des entrevues. Dans la bande-dessinée, il y avait cette phrase qu’on a pas pu mettre dans le film parce que ça ne fonctionnait pas, mais où il disait : « j’appartiens à cette longue lignée de diplomates pour qui avoir son nom cité dans un journal était le pire des déshonneurs ». Aujourd’hui, il y a des gens qui ne sont plus du tout comme ça, qui vont faire un tweet juste pour être cités dans un journal. Vous avez l’exemple de cette ministre française de la Santé qui a twitté, après la mort de Patrice Chéreau, « il fumait trop » alors qu’il est mort d’un cancer du côlon. Pourquoi ? Moi, j’ai des personnages qui sont le contraire de ça, des gens qui travaillent vraiment, sans tweeter. Et j’ai aussi envie de célébrer tout ce côté, que je ne cache pas, délirant, fou, bordélique mais qui mène à quelque chose de fort.
24I : Y’a-t-il une forme de nostalgie de votre part pour cette idée de la politique « à l’ancienne ? »
B. T. : Non, je n’ai jamais été nostalgique. Mais j’ai une admiration en tout cas pour ce discours, pour un Ministre qui sort affronter les manifestants et qui ne reste pas dans son palais. Lorsqu’il devient délirant alors que les autres travaillent, il me fait hurler de rire, je ne pourrais pas rester deux minutes avec lui! Ou quand il parle des heures face à l’écrivain qu’il a invitée et qui ne peut pas placer une phrase, mais à côté de ça, je constate qu’on peut dire ce qu’on veut de lui, mais il n’a jamais changé d’avis sur les néo-conservateurs américains ou sur la guerre au Moyen-Orient. François Hollande en quelques mois, lui, a changé quatre fois d’avis sur la Syrie. Je constate, c’est tout.
24I : Vous avez choisi d’adapter Quai d’Orsay avec les deux auteurs de la bande-dessinée. N’était-ce pas une restriction de votre liberté créative ?
B. T. : Pas du tout. Je n’ai jamais peur des auteurs. Je crois que les metteurs en scène qui ont peur des auteurs sont des gens qui ont peur d’eux-mêmes. Je n’oublierai jamais ce que m’avait dit Pierre Bost après L’horloger de Saint-Paul. Il m’avait dit « en faisant appel à nous qui étions des scénaristes plus âgés, d’une autre génération, ça t’a permis de faire un film plus personnel et autobiographique parce qu’on t’a fait accoucher de certaines choses que tu n’aurais pas osé mettre si tu l’avais écrit tout seul ». Sur ce projet, j’avais des idées très précises qu’ils ont acceptées tout de suite, comme la réécriture complète du personnage de Marina (ndlr : la compagne du jeune employé du ministère) en la transformant en institutrice.
24I : Pourquoi une institutrice ?
B. T. : J’adore les instituteurs. Je crois que dans notre pays, ce sont vraiment ceux qui sont à l’avant-poste de tous les combats. Comme les assistantes sociales, les infirmières, les policiers… ce sont des gens qui sont confrontés en premier à la réalité, qui subissent aussi de plein fouet tous les assauts. J’ai un grand respect pour ces métiers. Je crois d’ailleurs que je suis le cinéaste français qui a le plus grand nombre d’instituteurs ou de professeurs dans ses films ! Ce n’est pas une nostalgie de l’école, mais je voulais donc que Marina en soit une. Je l’ai aussi rendue drôle, sexy, vannant Arthur pour nous permettre de prendre une distance quant à son admiration pour le Ministre… On a ajouté beaucoup de scènes à la bande dessinée, j’ai beaucoup utilisé les souvenirs d’Antonin pour ça. Donc, non, je n’y ai pas vu de restriction, mais au contraire, ça m’a permis d’ajouter beaucoup de choses, comme aussi par exemple le fait qu’au Ministère, il n’y a pas internet !
24I : Ce qui est frappant dans Quai d’Orsay, c’est aussi cette énergie qui semble émaner du Ministre et contamine toute la mise en scène.
B. T. : Cette énergie est aussi dans La princesse de Montpensier, dans L. 627, dans Holy Lola, dans pratiquement tous les derniers films que j’ai faits… Elle est peut-être un petit peu moins là dans Dans la brume électrique parce que le tempo de Tommy Lee Jones n’est pas le même et parce qu’on est dans le Sud, où les gens avancent doucement, on ne court pas. Je crois beaucoup à la rapidité du ton et de l’énergie, mais pas du tout à des rapidités qui sont plaquées sur les personnages. Dans certains films, j’ai l’impression qu’on veut aller vite parce qu’on leur a dit de le faire et ça donne un côté artificiel au rythme du film. Ça se sent et on décroche. Même dans un film formidable, que j’adore, comme In The Loop, le tempo est toujours le même. À chaque fois que je le vois, les 15 dernières minutes, je lâche un peu parce que j’ai l’impression de ne pas avoir eu de pause, de ne pas avoir eu un plan long qui viendrait couper cette succession de plans ultra-rapides. Dans Quai d’Orsay, il y a 4 ou 5 moments beaucoup plus longs, de 35, 40 secondes qui permettent de repartir ensuite et de créer du rythme.
24I : Par moments, ce rythme fait aussi penser à un tempo de dessin animé. Est-ce que le genre faisait partie de vos références ?
B. T. : Oui, j’y avais pensé. Je voulais que les déplacements du Ministre en soient teintés. On ne voit jamais ses déplacements, en fait. Il est dans son bureau, pouf, il est ailleurs ! Pour arriver à obtenir ce rythme qui était dans la bande-dessinée, il fallait que j’utilise des moyens qui étaient opposés à ceux de la bande-dessinée : des artifices de montage, du split-screen, etc… C’était très marrant à faire.
24I : Même l’interprétation de Thierry Lhermitte (le Ministre) fait penser à un personnage de Tex Avery!
B. T. : Oui, absolument ! Bien sûr. J’ai pensé à un moment à d’autres acteurs et quand je l’ai rencontré, ça a été lui tout de suite. L’âge, la prestance, le fait qu’il porte très bien le costume puisqu’il fallait que le personnage soit élégant, le fait aussi qu’on puisse croire qu’il est Ministre. Pour moi, ce qui était définitif, c’était que l’acteur devenu Ministre puisse citer un auteur et que tout le monde pense qu’il l’avait bien lu. C’est un super-test ! Comme par exemple donner un métier à un acteur. Pour certains, même s’ils sont géniaux, ça ne marche pas. C’est très dur de donner un métier à Alain Delon, par exemple. Noiret, Gabin, Auteuil, vous les mettez dans 30 métiers différents, dans 30 classes sociales différentes, ça marche. Catherine Deneuve, c’est dur aussi. On a essayé de la faire prof de philo, ça ne marchait pas. Isabelle Huppert, on peut. Adjani, c’est quasi-impossible ! Anaïs Demoustier, elle est devenue instit. en trois secondes, juste en marchant et en parlant avec des enfants dans un couloir. Raphaël Personnaz (ndlr : le jeune employé) aussi, ça fonctionne ! On a vraiment l’impression qu’il sort d’une grande école. Par ailleurs, en plus de cette qualité, Thierry a une sincérité qui est primordiale. Il arrive vraiment à faire passer que ce Ministre croit que les solutions aux conflits peuvent être trouvées dans Héraclite ! Même si personne ne comprend ! Moi-même, j’ai vu le film vingt fois et il y a plusieurs passages où je ne comprends absolument pas ce qu’il veut dire (rires). Dans la réalité, je sais que le vrai Ministre ne citait pas Héraclite, mais Rimbaud pour régler les problèmes entre la France et l’Allemagne. Ce n’est pas plus fastoche !
24I : Justement, pourquoi avoir décidé de conserver ce chapitrage par citations d’Héraclite ?
B. T. : Je trouvais que c’était hilarant dans la bande-dessinée, et dans le film, ça permettait de créer des respirations, de jouer sur une des qualités, j’espère, du récit qui est d’être une chronique très libre. Ma hantise, ce sont les films qui sont prisonniers de leurs intrigues. J’aime bien être dégagé de ce que j’appelle la tyrannie de l’intrigue. Ça ne veut pas dire ne pas avoir d’histoire ou de progression, ceci dit ! Héraclite me permettait de souligner le côté chronique tout en rappelant aussi, de manière très bizarre, les thèmes et les menaces qu’il y avait dans l’histoire. Mais c’est vrai que je voulais absolument une grande liberté de ton et de construction dans ce récit. C’est mon obsession dans beaucoup de mes films : qu’on ait l’impression que ce sont les personnages qui inventent le scénario et qu’il n’y a jamais de trucs de scénaristes pour que ça avance. C’est avec cette idée que Héraclite a pu devenir, d’une certaine façon, un des personnages moteurs du film.
24I : Le ton du film est empreint de férocité et de tendresse. Comment avez-vous trouvé la distance pour observer ce monde ?
B. T. : Oui, il y a les deux. Il y a une satire très claire, dans ce personnage joué par Thierry Frémont qui passe son temps à glander ainsi que dans le côté très déplaisant des administrations, leur pesanteur ou dans le fait que parfois, certains ne travaillent pas pour régler des problèmes mais se battent surtout pour conserver leurs privilèges. Je voulais montrer ça ainsi que le fait que dans toute histoire de groupe, il y a des rivalités, des trahisons… Mais en même temps, je voulais aussi montrer ces gens qui travaillent sans relâche, jusqu’à deux heures du matin, pour concevoir un traité. S’il y avait plus de gens de cette qualité dans la commission européenne, par exemple, tout fonctionnerait mieux !
24I : Cette description que vous faites ne ressemble-t-elle pas finalement à celle que l’on pourrait faire de la façon dont on fait un film ?
B. T. : J’ai toujours eu l’impression, et je l’ai encore, d’avoir fait une fable sur la façon dont on fait les films, oui ! Parfois, pour les gens de l’extérieur, ça semble extravagant, les caprices de vedettes, de metteurs en scène, les délires, les doutes… Mais une fois que le film est fait et qu’il est réussi, on oublie !
24I : Comme dans le film… le discours final fait oublier le reste.
B. T. : Oui. C’était d’ailleurs difficile, cette fin. Je n’arrivais pas à l’indiquer, et je ne vois toujours pas comment j’aurais pu le faire, que c’était la première fois qu’un discours était applaudi à l’O.N.U. Je ne pouvais pas inclure juste une remarque d’un conseiller qui n’aurait au fond servi qu’à indiquer cet aspect au public. J’ai pensé mettre un carton, mais c’était complètement apologétique, alors que je voulais que le film reste mesuré. J’étais même gêné, je ne voulais pas que ce discours emporte tout, qu’on ait pas l’impression que c’était encore une fois les Français qui s’auto-congratulaient mais plutôt qu’ils se moquent d’eux-mêmes même s’ils ont raison, et c’est pour ça que j’ai ajouté cette phrase du ministre qui ne veut pas avoir l’air trop satisfait et qui dit : « Et Démosthène, est-ce qu’il aurait fait mieux avec ses cailloux dans la bouche ? » Il se croit obligé de faire une citation du plus célèbre orateur de l’Histoire et Antonin Baudry me disait que ça lui ressemblait beaucoup ! Au lieu d’avoir une gloriole, il l’a cherché par le contraire puisque dans la vraie vie, De Villepin a dit après ce discours « on n’aura pas de place dans l’Histoire » !
24I : Et qu’est-ce que Dominique de Villepin a pensé du film ?
B. T. : Il a été une des premières personnes à le voir, question de politesse. Et il a beaucoup aimé. Je pense qu’il a commencé à se détendre au moment où Niels Arestrup dit à Raphaël Personnaz, « va montrer ton discours, le ministre l’attend. Et bonne chance à toi, Arthur ». Ça a beaucoup fait rire De Villepin. Je crois savoir par un ami, mais il ne l’a jamais dit, qu’il pense qu’on l’a filmé avec un poilounet trop de sobriété ! Il se voyait peut-être encore plus déjanté ! Mais je crois que ça aurait été une erreur dramatique parce qu’on est déjà à la limite de la crédibilité. Hubert Védrine m’avait aussi dit que dans la réalité, Villepin parlait plus fort que dans le film. Mais lui le voyait dans une réunion, dans des cadres fixes, espacés… nous on devait le suivre sur plusieurs mois, en 1h50 : la perception n’est pas la même. Et ça serait devenu faux. Thierry d’ailleurs l’avait compris et m’avait dit : « si je suis tout le temps en force, ça va devenir monotone ». Je pensais toujours à la définition que m’avait donnée le décorateur Alexandre Trauner sur Autour de Minuit : « l’art, c’est de la soustraction ». Il faut toujours faire un petit moins pour faire prendre conscience. Le plus fatigue et fait perdre contact avec la réalité. Mais oui, De Villepin l’a vu comme tous les autres ministres des Affaires Étrangères et tous ont endossé le film. Même Laurent Fabius qui a trouvé le film très bienveillant avec le quai d’Orsay et m’a seulement dit : « moi, je ne suis pas encore comme le Ministre, je n’arrive pas à faire s’envoler de feuilles ».
24I : Vous assumez avec ce film ouvertement la comédie. Est-ce que cela a éclairé d’une nouvelle façon votre métier de cinéaste ?
B. T. : Oui ! Ça m’a aussi donné envie d’en faire une autre si je trouve un sujet ou un thème, même si je n’ai pas envie de me répéter. Ceci dit, ce que ça a fait, c’est me confirmer, même si ça a l’air très prétentieux, que j’arrivais bien à tenir le rythme d’un film et son énergie. Beaucoup de gags dans ce film dépendent d’un traitement de l’espace et du placement des personnages dans cet espace, et je crois que ça marche. C’était d’autant plus un défi que toute l’équipe, le chef opérateur, le monteur…, était composée de gens neufs pour me mettre dans l’obligation de convaincre et d’entraîner des gens nouveaux. Et ça, je crois que ça a bien réussi.
Propos recueillis par Helen Faradji le 4 mars 2014 à Montréal.
La bande-annonce de Quai d’Orsay
13 mars 2014