Entretien avec Santiago Bertolino et Hugo Samson
par Serge Abiaad
VIDEOGRAMME D’UNE RÉVOLUTION
La révolution sera télévisée? Le documentaire s’est en tout cas emparé de ce printemps érable qui secoua le Québec entier en 2012. Rencontre avec les deux cinéastes.
24 Images : Lorsque vous prenez la caméra pour la première fois au tout début de la grève, vous ne saviez sans doute pas que la crise allait s’étendre sur plusieurs mois. Est ce que l’idée d’un film était là au départ, et sinon à quel moment commence t-elle à germer dans vos esprits ?
Santiago Bertolino : Quand on a commencé à faire ce film, on voyait déjà qu’il y avait une effervescence. Moi je me qualifie de cinéaste engagé, et depuis une dizaine d’années, je suis beaucoup les luttes sociales. J’ai donc fait beaucoup de films sur des revendications et des luttes environnementales, je connais bien la culture du militantisme et la culture de la lutte sociale au Québec. De plus, je m’intéresse depuis longtemps aux mouvements étudiants, et l’ASSÉ (Association pour une Solidarité Syndicale Étudiante) en particulier. J’ai longtemps mûri le désir de suivre une grève, et à la fin du mois de novembre 2011, (le 22 plus précisément) avec la manifestation de 30000 personnes pour dire non à la hausse des frais de scolarité alors que le gouvernement était intraitable sur la question, on a senti qu’il y avait un mouvement assez important qui se mettait en place. Hugo était très intéressé aussi par la lutte étudiante, comme il était étudiant au Cegep St-Laurent en cinéma. La première fois qu’on s’est renconté, on a discuté de cinéma direct. Il connaissait ses classique : Michel Brault, Pierre Perrault, Gilles Groulx. On sentait que des choses intéressantes se mettaient en place du coté de la CLASSE (Coalition Large de l’ASSÉ). Avant, je faisais plus des actualités web dans le style reportage, mais là je voulais vraiment un film d’envergure avec l’idée de suivre des personnages. On a donc approché la CLASSE pour commencer à filmer dans les instances en même temps que l’on faisait la chasse à des intervenants potentiels.
Hugo Samson : C’est un film très instinctif parce qu’il s’est fait dans l’urgence, mais on s’inspire aussi d’un cinéma où la grande majorité de la scénarisation se fait au montage. Quand on a commencé à tourner, la prétention était pas mal plus grande, on voulait filmer un peu plus large, pensant que la grève allait durer 2 ou 3 mois. Vers la fin février, début mars, on a compris qu’il n’y avait plus de référents avec les grèves antérieures au Québec, et on était sur un territoire nouveau. Le choix des personnages s’est fait beaucoup en tournant. Au début, on filmait les gens parcimonieusement et puis on a commencé à se concentrer sur certains éléments.
SB : Au début, on ne pensait pas que la grève se déclencherait aussi rapidement, et comme nous étions dans une dynamique de recherche, on ne pensait pas non plus que les images que l’on tournait au début allaient être dans le film. On allait dans les instances et les gens de la CLASSE étaient un peu frileux à l’idée de nous y donner accès. Mais ils connaissaient un peu notre travail de cinéastes engagés et tranquillement, on a fait connaissance avec les gens à travers la caméra. C’est pour cette raison qu’on est moins proche de nos personnages au début du film, justement parce qu’on les cherchait. Mais je trouve que cela sert bien le film parce qu’au début on voit la base du mouvement et puis en les apprivoisant, on rentrait lentement dans l’exécutif. Dès le début on savait qu’on faisait un film réflexif qui sera complété bien après les évènements, tout en gardant en tête le document d’archive qu’il pourrait être. On voulait surtout documenter la démocratie directe qui se passait à l’intérieur des groupes.
24I : Vous utilisez deux termes qui peuvent a priori sembler antithétiques. Vous évoquez l’archivage et d’un autre coté, vous parlez d’un document réflexif basé sur l’analyse des faits. Lequel des deux était la visée première? Tous ces évènements me paraissaient si loin, justement parce que le film a su prendre de la distance et nous placer devant une époque désuète, qui appartient désormais à l’Histoire…
HS : C’est un film hybride. On ne peut pas avoir la prétention de suivre l’ensemble de la grève, et de recréer parfaitement ce que la grève a été pour les grévistes : Il y a autant de versions de la grève qu’il y a eu de gens qui l’ont vécue. Je vois ce film comme une trace qui va être complétée par d’autres films, d’autres archives, des livres, des manifestes, des pamphlets. Je pense qu’une oeuvre, même subjective, vient s’ajouter dans ce devoir de mémoire.
SB : Au début quand on a finalisé notre version de trois heures et qu’on l’a présentée à un micro milieu, nos distributeurs, des réalisateurs, des gens qu’on a invités pour nous donner conseil à mi-chemin dans notre travail, nous n’avions pas encore intégré les archives de Radio-Canada et des médias de masse. On pensait que notre travail était fini, parce qu’on avait un montage de nos personnages qui évoluaient à l’intérieur de la grève, mais il y manquait la perspective des médias qui donne un aspect historique au film. Les médias arrivent donc dans le film et ponctuent tous les moments importants de la grève, cet équilibre est fondamental pour ne pas personnaliser notre rapport à la grève.
24I : Vous avez utilisé le terme de cinéma engagé, et je pense à deux films, Insurgences du groupe Épopée qui est sorti dans la foulée des évènements et qui me semblait être un objet un peu précoce et précipité, et le film de Mael Demarcy-Arnaud, Aujourd’hui pour moi, demain pour toi. Ce que je trouve particulièrement fort dans votre film, c’est qu’on y voit les leaders étudiants avec leurs défauts, leur doutes, leurs égos… des gens qui ne sont pas infaillibles alors qu’ils ont souvent été mythifiés par les médias et sanctifiés par la foule.
SB : Gabriel Nadeau-Dubois est entré un peu par défaut dans le film. On voulait à la base mettre en lumière les gens qui travaillaient dans l’ombre, qui avaient des postes importants, mais qui n’étaient pas à l’avant plan. C’est en suivant Maxime un des activistes qu’on a rencontré dès le début du tournage, qu’on a eu accès au comité « élargissement de la grève » où les gens de la CLASSE tournaient le Québec pour mobiliser les gens et voir quels Cégep allaient voter pour la grève. Et tranquillement quand on a commencé à rentrer dans les instances plus importantes comme l’exécutif, Gabriel est arrivé parce que en plus d’être porte-parole, il faisait parti du comité média. On voit Jeanne Reynolds un peu moins, puisqu’elle était juste porte-parole et donc moins présente dans les instances de l’état major de la CLASSE. C’est souvent une critique que les militants vont adresser à Gabriel qui était un peu partout, omniscient. Je pense qu’on sent souvent cette tension dans le film.
HS : Tout au long du processus, il y a eu une volonté de ne pas mettre les figures charismatiques à l’avant-plan, et d’ailleurs on a été assez minimaliste en terme de discours dans le film. On ne voulait pas nécessairement rentrer dans une logique de vedettariat, mais on voulait montrer aussi la critique, et à quel point Gabriel frappait par son image. C’est quelqu’un de très charismatique, il prend beaucoup de place dans une scène, et on était très soucieux de montrer les autres gens de la CLASSE qui en était très conscients et qui le faisaient remarquer.
SB : On a trouvé Maxime parce qu’il se promenait au Québec en côtoyant les associassions étudiantes, il motivait les troupes. Ensuite on cherchait un personnage plus en région, on est donc allé au CEGEP de Valleyfield et on a trouvé Justin qui était président de son association étudiante mais qui n’avait pas encore de poste important dans la CLASSE. Puis finalement les choses se sont imbriquées hasardeusement : le CEGEP de Valleyfield était le premier à voter la grève et Jeanne Reynolds venait de là aussi. Avec notre caméra, on fait notre recherche et tout à coup il y a un personnage qui transperce la caméra, qui s’exprime bien, qui est à l’aise. C’est comme ça qu’on « recrute » ces militants qui deviennent nos personnages. Puis on a voulu aller au CEGEP du Vieux-Montréal parce qu’il est reconnu pour être le mouton noir de la CLASSE…
HS : Le documentaire engagé c’est se placer aussi en opposition de l’image que les médias de masse peuvent véhiculer et faire transparaitre. Pour nous, ce n’est évidemment pas le même mandat et on a l’avantage de pouvoir faire un suivi. On a ainsi suivi nos personnages pendant un an. Les étudiants du Vieux-Montréal font beaucoup parler d’eux, il y a des occupations, des brasses-camarades, et donc on est allé là et on a trouvé Victoria.
SB : Et comme par hasard, nos personnages finissent par se rencontrer. Comme il travaille à la mobilisation, Maxime s’est retrouvé au Cegep du Vieux-Montréal où on le voit rencontrer Victoria. Nos choix étaient quand même stratégiques, et on connaissait aussi la culture du mouvement étudiant, on était déjà imbibé de cette culture là, et intuitivement, on arrivait à faire de bons choix et être capable de montrer toute la diversité d’opinions au sein même de ce mouvement.
HS : On aurait pu suivre les carrés verts, la FEUQ (Fédération Étudiante Universitaire du Québec), mais on se devait de nous concentrer sur un mouvement, mais un mouvement qui s’est heureusement avéré être très disparate avec des communistes, des anarchistes, des maoïstes, des trotskistes.
24I : Vous disiez avoir été critiqué pour votre manque de nuance et de contrepoids, pour avoir suivi une démarche trop unilatérale, mais en même temps, il me semble que vous avez tenté non pas de tout dire, mais de dire le tout, de cerner une ambiance, et donc le contrepoids finalement existe, mais au sein même de ce mouvement, de l’intérieur, ce qui se lit dans les ambiguïtés des militants, leurs doutes, leur faillibilité. La ligne est finalement très ténue entre la propagande et le militantisme, comment vous situez-vous par rapport à cette ambiguïté?
HS : On ne veut pas être dogmatique, ni avoir une ligne idéologique à cheval, c’est quand même du documentaire, du cinéma direct, on n’a pas voulu faire un film pamphlétaire, on essaye quand même de capturer le réel et d’être le plus honnête possible. Admettons qu’on puisse atteindre l’objectivité absolue, on essaye de l’être le plus possible vis à vis les évènements réels, la scène dont on est témoin.
SB : Je me suis rendu compte à travers le temps et avec l’expérience, que je ne mettais pas assez l’emphase sur les émotions, mais plutôt sur le message des groupes sociaux. Je mettais trop de temps sur les discours aux grandes idéologies et puis finalement les gens se tannent et il ne reste que les militants pour écouter. Je voulais qu’on rejoigne un public plus large et finalement c’est vrai qu’en allant dans les émotions on rattrape les gens et ils s’identifient aux émotions que les personnages déploient et vivent dans l’instant. Je pense humblement qu’on a réussi ce qu’on voulait faire ; le film est à la fois sérieux, on dénonce en filigrane la répression policière, l’intransigeance du gouvernement qui infantilisait les étudiants, on a une approche critique de l’état des lieux, du gouvernement libéral, et je pense qu’on a réussi de ponctuer avec des doses d’humour dans le film, comme lorsqu’on voit le groupe Mise en Demeure entrain de pousser leur char, c’est comme une espèce d’intermède, ou le rapport burlesque entre Gabriel et son relationniste de presse. Ce qui m’intéresse dans le documentaire et surtout le cinéma direct c’est l’aspect sociologique. Je ne cherche pas à convaincre le spectateur de se placer d’un bord ou de l’autre, et je ne tente pas de inculquer les gens à faire acte de désobéissance civile, je veux juste leur donner accès à un point de vue privilégié de l’intérieur auquel seul les cinéastes ont accès. Qu’on soit carré vert ou rouge, on a tous quelque chose à en tirer je pense. On en apprend sur la démocratie directe et sur la difficulté de ce fonctionnement. Les médias n’avaient pas accès aux assemblées générales, et souvent ils commentaient sans avoir accès aux discussions. Nous on est cinéastes, on a accès aux débats, on voit les remises en question, on sent l’essoufflement et on en rend compte.
HS : Il est vrai que l’on ne cherche pas à convaincre mais plutôt à donner accès aux mécanismes qui régissent ces organismes, et le fonctionnement a beaucoup été occulté par les médias. Les médias n’avaient pas l’accès privilégié que nous avions et qui nous a permis de témoigner des votes à mains levées ou de la pagaille qui régnait parfois. Dans le film on voit comment ça se met en place. Quand il y a quelqu’un qui ne respecte pas le décorum, que ça soit un rouge ou un vert, ça ne passe pas, et les présidents défendent les uns et les autres s’ils ne sont pas écoutés. Ensuite, on nous parle de la violence et de l’intimidation, mais une assemblée générale est basée sur un principe de communication non violente et il y a des gardiens pour calmer les foules. Tout cet aspect sociologique nous intéresse particulièrement.
24I : Avec ce film, vous rejoignez un public acquis d’avance mais aussi des spectateurs qui se sont opposés aux mouvements étudiants mais qui reconnaitront votre approche plutôt nuancée.
SB : À titre personnel, j’essaye de sortir mes films de la sphère des mouvements engagés, je veux que ça intéresse des gens qui ont d’autres allégeances politiques, mais je n’y arrivais jamais. La clé je crois c’est d’arriver justement à une neutralité en suivant les personnages, de chercher les histoires humaines et c’est de cette manière je pense que l’on arrivera avec ce film à rejoindre des gens très différents au niveau de leurs idéologies politiques. Il y a un scénario, un récit avec un début, un milieu et une fin, on finit par créer un conte avec le réel.
24I : Et ce ne sont pas que les idées que vous mettez en avant, mais tout le langage cinématographique qui lui met en avant votre positionnement à travers une structure, une cadence, un montage. Ce n’est pas tant les choses que vous avez à dire qui comptent mais la manière avec laquelle vous les dites pour reprendre le fameux adage Sartrien. En fait, vous faites du cinéma et pas seulement une étude sociologique…
SB : Je voulais que ça ressemble à de la fiction, et que l’on embarque dans le film. Hugo a une caméra pour faire de la fiction, il coupe en plans serrés et découpe son univers, ça me déboussolait un peu parce que je viens plutôt du reportage. Je veux tout voir dans mon image, mais finalement le découpage du film fonctionne très bien et ça nous permet de partager les émotions que vivent les gens. Moi je me qualifie d’observateur des mouvements de gauche, plus que militant. Je suis toujours là avec ma caméra et dans les mouvements de gauche l’autocritique manque, et pourtant je crois qu’elle est indispensable et fondamentale au bon fonctionnement et à la remise en question saine des institutions. On n’est pas dans l’éloge du mouvement, mais plutôt on tente d’en saisir les mécanismes qui le constituent.
HS : Ce n’est pas que de l’archivage au final, il y a une grande volonté de faire un objet cinématographique en soi. On essaye de comprendre, de mettre en pratique le langage. L’autocritique m’a interpellé au sein du mouvement qui mise beaucoup sur les débats, les assemblées… tout le monde a le droit de parole, c’est très sain pour un mouvement contestataire de contester et remettre en cause son propre fonctionnement.
24I : Est ce qu’il y a des documentaires sur les contestations populaires qui vous ont particulièrement influencés? En voyant votre film j’ai notamment pensé à The Fall de Peter Whitehead un film sur les mouvements de contestations universitaires aux US à la fin des années 60 et Videogram of a revolution de Harun Farocki qui décortique la fin du règne de Ceausescu en Roumanie….
HS : En tant qu’étudiant en cinéma, comme beaucoup de gens j’ai été marqué par les films de Michel Brault, et je pense notamment à L’Acadie, L’Acadie sur la grève à Moncton en 68. Au niveau de la forme ça m’intéressait beaucoup comme documentaire, par la suite j’ai commencé à m’intéresser plus à Gilles Groulx et son film 24 heures ou plus. Mais j’aime bien les formes de cinéma direct pur. Je pense à Last Train Home [de Lixin Fan], en tant que directeur photo c’est le genre de cinéma qui me rejoint : caméra à l’épaule. Les films de Serge Giguère sont d’une grande influence. Je trouve que travailler avec la caméra à l’épaule, déjà que nous sommes une équipe très réduite, voire minimaliste, nous permet de nous déplacer facilement, nous faufiler dans les manifestations. On ne dérangeait personne avec notre matériel, c’était léger et pratique, une caméra de l’urgence. Les gens se sont tellement fait bousculer dans cette grève qu’à la fin ils n’avaient pas de vision chronologique, ce que le film venait restituer. Chaque personne a vécu la grève différemment, il y a en a qui était toujours dans le bureau exécutif, d’autres qui préparaient seulement les assemblées générales, certains qui présidaient, personne ne pouvait prétendre avoir une vue d’ensemble. On ne pouvait pas retranscrire l’étendue de la grève avec un point de vue très spécifique.
BS : Je pense souvent à un film à cheval qui est une fiction qui ressemble à un documentaire, c’est La bataille d’Alger, un film tourné avec beaucoup de non-acteurs qui seraient impliqués dans le conflit qui les a opposé aux français à la fin des années 50. Pontecorvo reconstitue dans le style de reportage quelques incidents marquants de la résistance. Et en même temps, c’est méticuleusement scénarisé et mis en scène, rien n’est laissé au hasard. C’est un film qui m’a beaucoup inspiré dans ma démarche pour notre film.
HS : Les documentaires qui empruntent à la fiction et le contraire, The Act of Killing est un peu dans cette lignée…
24I : Absolument, on culmine vers des moments d’absurdité où seule la fiction peut se permettre d’inventer une réalité aussi tordue. L’absurdité est là où le réel renvoie à sa propre part d’incrédulité et il y a d’ailleurs des moments très cocasses dans votre film, des moments que seul le cinéma peut prendre sur le vif et dramatiser. Je pense notamment à cette scène où Gabriel lit un magazine qui porte sa photo en page de couverture alors que quelques instants plus tôt, on débattait justement de son omniscience néfaste.
HS : Effectivement, on n’était pas très participatif. Dans les manifestations, Santiago l’était bien plus que moi, il gueule et il interagit, alors que moi je suis plus en retrait, je m’efface et je suis très silencieux. Avec le rythme de montage que l’on s’est donné, on a fini par faire 250 heures de matériel. Les gens nous ont réellement fait confiance, parce qu’ils ne pouvaient pas toujours savoir ce que contenaient ces heures de tournage, ils n’ont pas de contrôle.
BS : Un film comme ça demande énormément de temps et d’énergie. Moi je suis père de famille et je n’ai pas beaucoup vu mon fils pendant cette période. Ça demande de s’impliquer corps et âme et il faut toujours être disponible. En étant tout le temps là sur le terrain, on oublie ta présence, mais ça a pris deux mois quand même pour y arriver. Pour capter ce moment spécifique avec Gabriel, on l’a pris sur le vif, ce n’était pas une fabrication. On arrivait à l’exécutif, et ça parlait de choses anodines, alors on se posait, on somnolait un peu, en se relayant la garde en quelque sorte et dès qu’on entendait les mots que l’on voulait comme « crise sociale », alors on prenait la perche et la caméra et on était dans l’action pour capter le moment.
24I : A la fin du film, un des acteurs du mouvement de grève explique que pour lui, gagner peu ce n’est pas perdre, et que le grève est un petit pas vers quelque chose de plus grand à venir. Il est convaincu que c’est une victoire à petite échelle qui engendrera d’autres victoires et que la révolution n’a pas eu lieu mais elle est à venir. C’est le mot de la fin du film, est ce que vous le partagez ?
HS : Il y a Victoria, Justin, Maxime et Jeanne qui parlent à la fin et chacun a un discours différent. Un mouvement ce n’est pas forcément unitaire, il y a plusieurs points de vue, et c’était un peu la thèse de notre film. Il y en a pour qui la victoire était fracassante, d’autres pour qui elle était amère, une défaite pour certains. J’aime gardé l’ambiguïté, un peu comme dans une fiction et laisser le champ ouvert à savoir si on a gagné ou perdu, et c’est d’ailleurs très difficile de se prononcer encore aujourd’hui sur cette question. Pour la révolution, j’imagine que oui je partage l’avis de Maxime. Je ne pense pas qu’une grève à elle seule fasse la révolution, mais c’est l’étendue des groupes sociaux qui font les changements sociaux. Maxime disait souvent que cette grève allait être récupérée par les médias ou les institutions. On clos le film avec du super 8 que les gens confondent parfois avec les images de mai 68 en les idéalisant.
SB: Je pense qu’on voulait une fin plus proche de la réalité des personnages qu’on côtoyait. Un peu avant la fin on commençait à voir les votes dans les assemblées générales, les gens commençaient à voter contre la grève à cause des élections qui approchent et beaucoup de gens voulaient donner une chance à la démocratie parlementaire et au peuple de s’exprimer. Chez les plus modérés, ils voulaient donner une chance aux élections et pour les plus sceptiques qui ne croyaient pas à la démocratie parlementaire, ils savaient que ça allait être une victoire mitigée, que le Parti Québécois arrivait au pouvoir, que le gel des frais de scolarité aura lieu mais que ça serait alambiqué. Moi je m’étais battu contre Pauline Marois en 96 quand j’étais étudiant au CEGEP. On avait participé à une grève et elle voulait dégeler les frais de scolarité déjà en 96. Notre mot de la fin c’est que le combat continue.
HS : C’est vrai que la question du vote vers la fin c’est le débat qui n’a pas eu lieu au sein des assemblées générales et des étudiants, parce que la loi 78 a fait une démobilisation générale, il n’y avait plus besoin d’avoir des lignes de piquetages, les étudiants ne pouvaient plus se rassembler pour faire leur assemblées générales, ils n’ont pas pu débattre ensemble sur les élections. Donc après, les étudiants sont arrivés en classe et il y a un vote pour ou contre la continuation de la grève. Ils étaient démobilisés, complètement divisés.
24I : Tu as dis quelque chose que je trouve très juste en parlant de vouloir filmer la réalité des intervenants, la leur et non la vôtre, et je pense à cette phrase de Johan Van der Keuken, le documentariste hollandais, qui disait qu’on ne faisait pas des films sur des gens mais avec des gens. Dans votre film il y a à la fois cet aspect très participatif, mais aussi et surtout de la résilience, où en vous abandonnant à la réalité des gens, vous finissez par faire valoir la vôtre.
SB : Absolument, je suis d’accord avec ce point, je n’accepte pas du tout le machiavélisme en documentaire ni le contrôle des gens pour les rendre esclave à ma réalité. Je suis content que pour ce film, tous les intervenants semblent se retrouver dans l’image et la parole, et ce devoir d’honnêteté était vital pour nous en tant que cinéastes.
Propos recueillis et retranscrits le 28 août par Serge Abiaad.
29 août 2013