Entretien avec Sofia Bohdanowicz
par Charlotte Selb
Comptant parmi les voix les plus singulières de la scène indépendante torontoise, Sofia Bohdanowicz a coréalisé cette année avec son actrice Deragh Campbell son troisième long métrage, MS Slavic 7. Elle y poursuit sa quête d’héritage familial commencée en 2003 avec sa trilogie de courts métrages A Prayer, An Evening, et Another Prayer. Comme dans Never Eat Alone (2016) et Veslemøy’s Song (2018), elle utilise un alter ego interprétée par Campbell pour découvrir l’histoire de ses aïeux.
Qu’est-ce qui t’a amenée à créer ton alter ego Audrey Benac, plutôt que d’apparaître toi-même à l’écran comme tu le fais brièvement dans Another Prayer ? Comment cela t’a-t-il aidée à explorer ton patrimoine familial ?
La genèse d’Audrey Benac remonte à mon premier long métrage, Never Eat Alone. J’avais accumulé beaucoup de matériel sur ma grand-mère Joan pendant un an, et filmé des moments où elle avait exprimé le désir de reprendre contact avec un amant rencontré dans sa vingtaine et disparu depuis longtemps. Je devais trouver un moyen de relier ces différents éléments documentaires, et je ne voulais pas avoir recours au mode des têtes parlantes fréquemment utilisé dans les documentaires, ni m’insérer à l’écran. Même dans le meilleur des cas, je ne suis pas naturelle devant la caméra et j’étais gênée de représenter notre relation de manière si élémentaire et directe.
J’ai alors développé l’idée d’insérer un alter ego au milieu de ces images, et réalisé que je pouvais raconter l’histoire d’Audrey grâce à une actrice qui rejoue ces moments avec ma grand-mère. J’ai commencé à écrire une trame narrative pour le film, et demandé à Deragh et ma grand-mère de reconstituer ces scènes devant la caméra. Bien que j’expérimentais, je me suis rapidement rendu compte que nous avancions dans la bonne direction. Deragh a une formidable capacité à s’insérer naturellement dans n’importe quel environnement, elle est très adaptable. Elle a mis ma grand-mère complètement à l’aise. Il y avait une véritable chimie entre elles et, grâce à l’implication généreuse de Deragh, nous avons formé le personnage d’Audrey Benac, qui est devenu le moyen par lequel découvrir des fragments de mon histoire familiale.
Son prénom provient de ma véritable cousine Audrey. Dans Never Eat Alone, nous filmons Deragh dans l’appartement de ma cousine Grace, et je lui ai demandé de porter des vêtements qui appartenaient à mon grand-père. Audrey Benac est un amalgame de différents membres de ma famille, et elle incarne des fragments de ma propre vie tout en reflétant certaines caractéristiques de Deragh. Notre cocréation de ce personnage nous permet d’utiliser tout un tas de matériel varié : des images documentaire, du found footage, des vieux disques, des journaux intimes, des lettres, des diapositives… Je pense vraiment qu’il n’y a aucune limite aux dimensions que peut explorer ce personnage.
Comment définirais-tu ta collaboration créative avec Deragh Campbell, qui semble évoluer avec chaque projet ?
Je la définirais comme édifiante. Quand nous sommes en création, nous sommes constamment en train de nous instruire et de nous encourager l’une l’autre, grâce à nos expériences de vie et nos intuitions respectives. La perspective de Deragh provient de devant la caméra, tandis que la mienne est ancrée derrière la caméra. Nous avons développé une belle conversation parce que nous sommes capables de mettre notre orgueil de côté et de nous concentrer sur l’œuvre elle-même – au lieu d’essayer de savoir qui a raison ou qui a tort.
Je fais totalement confiance à Deragh, c’est une relation créative vraiment unique. Cette relation a évolué avec les différents sujets que nous avons décidé d’explorer à travers ma filmographie, mais elle est également due à l’énorme implication de Deragh comme actrice dans chacun des projets qu’elle accepte. Avant de créer un personnage devant la caméra, elle fait énormément de préparation en amont : elle se fait des listes de lecture, prépare une garde-robe, met en place une série d’expériences à vivre pour s’instruire afin de prendre les bonnes décisions en tant qu’actrice. C’est ce type de gestes qui donne de la profondeur à ses personnages (et en particulier à Audrey).
Peux-tu expliquer comment tu diriges dans les mêmes scènes des acteurs professionnels comme Deragh, et des non-professionnels (qui sont aussi des membres de ta famille) comme ta grand-mère ? Quelle place gardes-tu pour l’improvisation?
J’ai eu de la chance de travailler avec Deragh car elle me donne accès à son processus de création. Je n’ai pas beaucoup d’expérience dans la direction d’acteurs professionnels, mais à travers le travail qu’on a fait ensemble, j’ai beaucoup appris de ses méthodes et de sa perspective. Deragh arrive très bien à inclure des acteurs et des non-acteurs dans son processus ; elle communique efficacement et avec clarté, ainsi qu’avec beaucoup d’humour et de gaité. Je l’ai vue désarmer même les individus les plus difficiles ; elle met les gens à l’aise d’une manière naturelle et spontanée. Ce type d’interactions qui se passent quand la caméra ne tourne pas contribue à une ambiance générale qui laisse ses marques.
Dans Never Eat Alone, la plupart des dialogues étaient complètement improvisés. Chaque scène était composée de rythmes et de buts à atteindre par ma grand-mère et Deragh. MS Slavic 7 a été un autre type d’expérience. Au lieu d’improviser des scènes, j’ai demandé à Deragh de se joindre au 60e anniversaire de mariage de ma grand-tante et mon grand-oncle et d’interagir avec différents membres de ma famille. En gros, nous avons utilisé cette fête comme décor, et Deragh s’aventurait dans différents scénarios pendant que je restais assise tranquillement dans un coin pour les filmer. Les scènes avec Liz Rucker (tante Ania), Mariusz Sibiga (le traducteur) et Aaron Danby (l’archiviste) étaient plus ou moins scénarisées et nous avons discuté et répété certains de ces segments. Quand on tourne, je suis très ouverte à ce que les acteurs utilisent leurs propres mots ou lignes de dialogue si ça rend le moment plus authentique. Je perçois tous mes acteurs comme des cocréateurs et des collaborateurs qui sont présents pour transmettre leur propre savoir et leurs propres expériences afin d’enrichir le film. J’ai eu la chance de travailler avec des personnes qui partagent la même philosophie.
Le jeu entre documentaire et fiction est quelque chose que d’autres réalisateurs torontois de ta génération explorent (comme Antoine Bourges, Matt Johnson et, dans une certaine mesure, Kazik Radwanski), quoi que chacun de manière très différente. As-tu l’impression que vous vous êtes influencés les uns les autres, ou penses-tu qu’il s’agisse d’une préoccupation commune à ta génération de questionner la capacité des images cinématographiques à atteindre une forme de « vérité »?
Je suis incroyablement reconnaissante de faire partie d’une communauté de cinéastes aussi solide, et qui partage les mêmes idéaux. Ça a toujours été inspirant pour moi de voir mes amis se dépasser et se réinventer avec chaque film qu’ils réalisent. Par exemple, je vois mon partenaire Calvin Thomas, avec son collaborateur Yonah Lewis, réaliser un drame puis un film d’horreur et finalement un thriller, et je ne me sens pas en concurrence avec eux. Je me sens nourrie et stimulée. Je pense que nous nous sommes tous inspirés les uns les autres dans une certaine mesure, et encouragés à développer notre propre voix à l’intérieur de nos pratiques respectives, qui sont toutes parfaitement distinctes.
Découvrir le travail de Bourges, Johnson et Radwanski a été incroyablement passionnant et étonnant pour moi alors que je commençais à développer mon œuvre personnelle. Je me souviens quand j’ai vu East Hastings Pharmacy d’Antoine Bourges pour la première fois, j’ai été tellement émue par les interactions intimes, tranquilles et douces qu’il avait réussi à filmer. Quand j’ai appris que la moitié du film avait été tournée dans une clinique de méthadone alors que l’autre moitié était mise en scène avec une actrice jouant une pharmacienne, je n’en suis pas revenue ! C’est une stratégie que je n’avais jamais vue à l’œuvre avant dans un film et ça m’a vraiment donné envie d’expérimenter des tactiques similaires, à ma façon.
Lina Rodriguez est autre cinéaste torontoise qui m’inspire et m’apprend beaucoup. Son travail interroge de manière fascinante les notions de vérité et de réalité. Son œuvre s’intéresse aux portraits de famille et elle ne cesse jamais de me surprendre. Son dernier court métrage, Aquí y allá, propose un mélange et une oscillation magnétiques entre supports numérique et film, tout en examinant les réverbérations du temps sur les espaces domestiques qu’elle a habités. Ce film était combiné avec MS Slavic 7 dans la programme Future/Present d’Adam Cook (au VIFF), et j’ai trouvé ça fascinant de voir réunies nos deux manières distinctes de traiter notre histoire familiale.Tous ces cinéastes torontois travaillent en dehors du système avec les outils et les ressources dont ils disposent. En raison de leurs moyens limités, leurs films s’inspirent de leurs propres perspectives et de leurs propres biographies d’une manière que je trouve excitante et touchante. C’est grâce à mes collègues torontois dont j’apprends constamment que j’ai eu la confiance et la curiosité d’entrer dans le domaine du docufiction.
Je me souviens, avant le tournage de Never Eat Alone, avoir demandé à Dan Montgomery (producteur à MDFF) quel micro lui et Kazik Radwanski avaient utilisé pour leurs films (j’avais remarqué que leur son était tellement bien enregistré), et au lieu de simplement me répondre, il a généreusement offert de me le prêter pendant une certaine période. Le cinéma peut être une pratique très solitaire, alors c’est vraiment important pour moi de sentir que je fais partie d’une « famille » d’artistes qui sont là pour se soutenir les uns les autres. C’est l’une des raisons principales pour lesquelles j’ai l’énergie de continuer à faire ce travail.
Les espaces domestiques et les archives familiales jouent un rôle central dans tes films. Qu’est-ce qui te fascine dans la matérialité de ces lieux et de ces objets ? Peux-tu parler des rituels que nous créons avec eux ? De quelle manière penses-tu qu’ils contribuent à forger notre identité ?
Un ami m’a récemment fait découvrir l’œuvre du romancier Georges Perec (qui met en valeur l’importance d’examiner et de documenter les plus petits détails du quotidien) et, en lisant ses livres, j’ai réalisé que c’était également essentiel pour moi de documenter et de refléter mes expériences et mes interactions quotidiennes, de façon à conserver et mieux comprendre mon environnement. Et les environnements que je connais le mieux et que j’ai choisi d’explorer sont ceux dans lesquels j’ai grandi : c’est-à-dire les espaces domestiques appartenant à mes grands-parents.
Mon but comme cinéaste est de créer une œuvre qui est investie et enracinée dans le réel. Comme Varda et Akerman, j’essaye de voir comment extraire l’extraordinaire du réel en l’observant de près. Leur œuvre m’a fait comprendre l’importance de documenter ce que généralement on ignore ou qu’on ne désire pas, et je me suis efforcée de « questionner mes petites cuillères », comme dit Perec. Agnès Varda a utilisé cette approche quand elle a fait Les glaneurs et la glaneuse, et qu’elle a filmé tout un tas de gens ainsi que leurs méthodes de glanage. En documentant ce qui est généralement perçu comme banal, elle a intuitivement mis à jour un éventail de rituels qui sont tout aussi significatifs que touchants.
Le concept de Perec d’examiner le quotidien faisait tout naturellement partie de la génération de mes grands-parents, qui s’écrivaient des lettres décrivant en détails leur environnement immédiat. Bien que le contenu de ces lettres ait pu sembler banal à l’époque, leurs mots ont acquis de la valeur à travers ce qu’Akerman décrit comme le passage du temps. Dans Never Eat Alone, j’ai utilisé des lettres que mes grands-parents s’écrivaient avant leur mariage. Elles décrivent des gestes de leur époque, comme de boire des milkshakes double malt dans des diners ou de faire des voyages en Europe dans des bateaux à vapeur.
J’ai développé mon étude du quotidien en dehors de ma famille avec mon second long métrage, Maison du bonheur. J’ai passé l’été 2015 à vivre à Paris avec une astrologue du nom de Juliane Sellam, et j’ai filmé différents éléments de sa vie avec une caméra Bolex, en utilisant des bobines 16mm de 30 ou 100 pieds. Chaque bobine correspondait à un élément intégral de la vie de Sellam. Il s’agissait pour moi de créer un portrait et une étude du monde en fonction de la vie qu’elle s’était construite à Montmartre.
J’ai lu récemment une entrevue avec Akerman où elle déclare que ses films de fiction proposent un reflet bien plus exact d’elle-même qu’aucun documentaire n’aurait pu le faire. Elle dit qu’intuitivement son œuvre de fiction intégrait des éléments autobiographiques qui s’infiltraient dans ses décisions créatives ; je trouve que c’est un aspect fascinant de la réalisation. Je pense que naturellement, on façonne des identités individuelles à l’écran quand on est ouvert à partager nos curiosités et notre collection d’observations. Ce geste n’est pas une forme ouverte de portrait, mais ça ouvre une fenêtre intime sur nos ressemblances et nos désirs inconscients.
19 novembre 2019