Entrevues

Entretien: Vincent Lannoo et Astrid Whettnall

par Céline Gobert

Au Nom du fils aborde un sujet tabou via un prisme politiquement incorrect. 24 Images a rencontré le réalisateur, et l’actrice principale lors du dernier Festival du Nouveau Cinéma où le film était présenté.

 

24 Images : On retrouve dans Au nom du fils l’humour noir, très grinçant, très acéré de C’est arrivé près de chez vous, Dikkenek, ou plus récemment La merditude des choses. Est-ce cela l’humour belge ? Est-ce que vous sentez que vous faites partie d’une famille d’humour belge ?

Vincent Lannoo : Oui, en fait. Il y a cet humour noir, cet humour grinçant, il y a toujours une filiation avec C’est arrivé près de chez vous. Hier encore, je parlais du génie de Benoît Poelvoorde dans ce film, en me disant : « quel film dingue ! ». Quand il est sorti, j’étais à la fin de l’adolescence, et je me souviens qu’avec mes potes, on faisait des vidéos, et on était déjà dans ce ton là. A un moment donné, cet humour s’est imposé sans que je sache pourquoi. C’est une contradiction du pays : la laïcité, la religion, les flamands, les francophones, tout cela crée un contexte d’humour moqueur.

Astrid Whettnall : Il y a aussi une sorte d’obligation de ne pas se prendre au sérieux chez nous…Ça, c’est obligé !

24 I : Le sujet d’Au nom du fils est grave, puisqu’il parle de la pédophilie au sein de l’Eglise, pourtant le ton adopté est très drôle, quels étaient vos mots d’ordre pour maintenir ce fil ténu entre drame et comédie ?

VL : Sur le plateau, on a beaucoup ri. Même en écrivant le film avec Philippe (Falardeau), on a beaucoup ri. C’est au début que l’on s’est dit que le sujet était grave. Sur le tournage, il y a eu un espèce de refus de la gravité du sujet. On était beaucoup dans le rire. En même temps, avec Astrid, les midis, on parlait du sérieux du personnage, je pense que j’ai plus ri qu’Astrid d’ailleurs…

24 I : Comment a débuté cette collaboration avec Philippe Falardeau avec qui vous avez co-écrit le scénario ?

VL : On s’est rencontrés au FFM il y a une dizaine d’années. Il avait adoré Strass, un de mes précédents longs-métrages et il avait voulu nous rencontrer. Il avait distribué des tracts pour pousser les gens à voir le film, et on est devenus amis. Ensuite, ma femme a monté deux de ses films, Congorama et C’est pas moi je le jure. On a même commencé à écrire un film pour lui – et je ne sais pas s’il le fera – sur un personnage politique québécois. A ce moment-là, je me suis dit que j’avais envie d’écrire un film avec lui, mais pour moi… Je pense qu’il a une forme de génie comique.

24I : Astrid, comment avez-vous abordé le personnage? Le rôle n’est pas simple, plein de contradictions. Le personnage est d’abord quasiment ridicule, puis bascule lentement dans la colère, la vengeance, la confusion, comment opère-t-on ces nuances face caméra ?

AW : J’ai abordé le personnage comme on aborde tous les beaux personnages, avec beaucoup d’intérêt. Je ne pense pas du tout que le personnage soit drôle ou comique, même si évidemment son discours extrême peut l’être. La situation tout autour l’est, l’univers de Vincent l’est. En tant que comédienne et par rapport à mon personnage, je ne suis pas du tout responsable du ton comique du film. J’ai essayé d’être le plus fidèle possible au personnage d’Elizabeth de la Baie, j’ai essayé de l’interpréter avec le plus d’empathie possible. Par contre, on était tous très conscients sur le film que le ton tragico-comique, comédie noire, était là et que l’on devait faire très attention.

VL : Je crois que les moments où tu t’es vraiment amusée, ce sont les moments d’action…

AW : Oui, la scène dans l’Eglise était très drôle… Mais le tournage, pour nous les comédiens, était quand même très concentré. On devait interpréter des émotions très intenses…

24 I : Vincent, vous êtes-vous posé des limites à ne pas dépasser ? A quel moment on se dit « je vais trop loin », « je ne devrais pas montrer cela » etc. ?

VL : Moi j’ai vraiment du mal à me dire que je vais trop loin… Vraiment. Je crois tellement à la liberté d’expression que je pense qu’il faut toujours tout pouvoir dire, et surtout pouvoir rire d’absolument tout.

24 I : Le film prend par surprise, avec la scène terrible du suicide par exemple dont la teneur émotionnelle n’est pas étouffée, ou lors de ce plan éclair, pour le moins dérangeant, avec l’enfant qui se tient sur le prêtre pédophile. Ce plan-là vient vraiment brutaliser le spectateur. C’est ce que vous souhaitiez ?

VL : J’ai une hantise profonde, très compliquée : c’est de faire un film con, et d’embêter le public. Le défi est d’arriver à faire un film intelligent, mais qui soit plein de surprises, plein de trucs tout le temps, d’offrir aux spectateurs des sensations. Cette notion de surprise est très importante pour moi.

24I : Parfois, le film a un arrière goût du cinéma de Tarantino, j’ai pensé à Kill Bill, avec cette héroïne vengeresse qui suit une liste de gens à tuer… Le cinéaste fait-il partie de vos influences ?

VL : Oui, effectivement quelqu’un me disait qu’elle était une « Vierge Rambo » (rires). Je crois qu’il y a de ça oui, il y a du Kill Bill, mais pas que ça. On ne voulait pas faire un Tarantino belge, même si on voulait qu’il y ait son influence. Mais on voulait aussi du Sergio Leone. J’avais en tête des trucs plus hitchcockiens, aussi, Apocalypse Now...

AW : Je trouve surtout que c’est un film très Vincent Lannoo… Depuis ses tous premiers courts-métrages à l’Ecole de cinéma, tout est similaire à ce film-ci. Il se nourrit d’influences et d’hommages mais cela reste son cinéma.

24 I : D’ailleurs, dans ce chemin de croix « à l’envers » si l’on peut dire, on retrouve cette idée de « renversement », de « détournement » qui est présente dans chacun de vos films…

VL : Oui, c’est exactement cela. On a tous déjà rencontré quelqu’un qui a été sauvé par la foi, des gens drogués par exemple, qui sont sortis de tout cela grâce à la religion. J’avais très envie de montrer, parce que j’y crois très fort, que l’on peut sortir du drame de sa vie en sortant gentiment, tout doucement, de la foi.

AW : Dire que l’on a le droit d’aller chercher les réponses ailleurs… Dans la psychanalyse ou n’importe quoi …

24I : Pourquoi avoir choisi un personnage féminin de chrétienne «  extrême » pour faire cette démonstration-là ?

AW : C’est une catholique extrême oui, mais dans le bon sens du terme je trouve. Elle est vraiment dans le don d’elle-même, elle essaie vraiment d’aider les autres, il n’y a pas d’hypocrisie. Sauf qu’on ne lui a pas appris à aller chercher les réponses ailleurs que dans les enseignements qu’elle a reçus, ailleurs que dans la Bible. A partir du moment où elle a le besoin vital et viscéral de trouver les réponses et que là on les lui refuse, elle part les chercher ailleurs. Elle est intelligente, elle n’essaie pas de manipuler, c’est cela que j’ai aimé dans le personnage.

VL : J’adore Astrid laisser répondre parce que l’on voit qu’elle a aimé le personnage, qu’elle a pris corps avec… mais pour moi, le personnage est plus ridicule que ça, beaucoup plus limite quand elle tue …

AW : Oui mais elle le fait avec une telle honnêteté… Elle y croit tellement. C’est ce qui la rend, malgré tous ses extrêmes, attachante.

VL : Je ne voulais pas que le personnage soit joué second degré. Jamais Astrid n’a jugé son personnage ou ne s’en est moquée. Mais dans dix ans elle se rendra compte que j’ai raison… (rires).

24I : Oui, on sent aussi cette volonté d’éviter tout manichéisme. Vous dépeignez le pédophile avec une certaine tendresse, moqueuse certes, mais tendresse quand même… Il a un côté très humain, presque fragile…

VL : Oui, je voulais des personnages complexes, et éviter tout manichéisme autant chez les personnages que dans le discours. On voulait leur donner une chance, même si elle est limitée. D’ailleurs tous les discours que l’on entend dans le film, les prêtres, les évêques, etc., on les a lus tel quel avec Philippe…

24 I : Il y a, aussi, cette séquence hilarante où le prêtre entonne une chanson un peu ridicule avant de partir… D’où sort ce moment complètement décalé ?

VL : J’avais dit à Achille Ridolfi : « Prépare un Ave Maria, et prépare une de tes chansons, un truc un peu rigolo ». Il nous l’a fait en surprise… J’ai du sortir pour cette prise-là, je voyais l’image qui tremblait parce que le chef op’ riait ! Cet acteur est vraiment exceptionnel, et il a en plus cette passion pour le chant. Mettre une chanson décalée, là, avec ce prêtre seul dans sa chambre qui chante ses rêves, qui sont des rêves de minette, de jeune fille regardant la Star Ac’, je trouvais ça très drôle.

24I : Astrid, est-ce que j’ai raison de voir aussi, dans sa façon de prendre les armes, une certaine forme de féminisme ? Le prêtre désigne d’ailleurs les femmes comme « le sexe faible » ?

AW : Oui, c’est vrai. D’ailleurs c’est toujours bien d’être féministe ! Le personnage n’a pas d’hommes derrière qui s’abriter, quelqu’un à envoyer à sa place. On peut la voir comme une féministe, mais on peut aussi la voir comme quelqu’un et qui sombre dans la folie et qui prend son courage à deux mains. Elle fait surtout cela pour la survie de son dernier fils.

VL : Je n’avais pas pensé au rapport avec le féminisme pour être tout à fait franc… C’est le combat d’un être humain, et le combat pour une espèce de justice. Quand elle comprend, à la fin, forcément elle devient féministe. Quand on s’éveille, on devient forcément féministe, non ?

AW : Surtout lorsque l’on sort d’un certain obscurantisme, avec du pouvoir, de la manipulation…

VL : Mais c’est vrai qu’il pourrait y avoir une suite où elle se mettrait à buter des politiciens machistes…et québécois ! (Rires)

24I : Imaginons un catholique convaincu qui va voir le film. Qu’est-ce que vous aimeriez provoquer chez lui ?

AW : On l’a fait ! On en a eu plein, c’était très intéressant ! Il y a deux catégories : des catholiques pratiquants, voire même des catéchistes, qui sont venus voir le film et l’ont trouvé assez réjouissant, jubilatoire, parce qu’ils critiquent eux-mêmes les déviances et les extrêmes de leur propre religion. En revanche, il y en a d’autres qui sont moins d’accord avec le film effectivement… J’ai quand même l’impression que les catholiques ont envie d’une Eglise qui évolue avec son temps, on est tous d’accord avec ça. La plupart sont contre le silence, pour le mariage pour tous, pour le port du préservatif…

VL : D’ailleurs, après voir le film, un catholique célèbre a tellement douté qu’il a quitté son poste… Benoît XVI ! (Rires)

24I : A la fin, lorsqu’elle se ravise et ne tue pas le prêtre, est-ce qu’elle comprend que c’est elle qui a le libre arbitre, et que tout est question non pas de volonté divine mais de choix… ? Quelle est votre interprétation ?

AW : Il y a plusieurs raisons. Cela fait un moment qu’elle s’est rendue compte qu’elle était devenue un monstre parmi les monstres. Elle n’a engendré que plus de violence. Il y a aussi son enfant qui lui rappelle : « Maman on ne peut pas tuer quelqu’un »… C’est l’idée de peine de mort… Vincent pense qu’elle pardonne, moi je pense que non, elle ne pardonne pas.

VL : Est-ce qu’il y a un copyright sur le pardon ? N’appartient-il qu’aux catholiques ? Vu de l’intérieur, pour moi, il est essentiel qu’elle pardonne ! Surtout après ce qu’elle a fait ! Si elle ne pardonne pas, elle reste le monstre qui a tué tous ces gens ! En même temps, le film n’impose pas cette vision…

24I : Il y aussi le flash info qu’elle entend à la radio… Les chrétiens radicaux ont décidé de riposter contre les musulmans qu’ils pensent être à l’origine des meurtres des prêtres….

VL : Oui ! Elle est responsable de tellement de bordel !

24I : Etait-ce une façon, encore, de condamner tout radicalisme religieux, et par là même toute forme de radicalisme ?

AW : C’est exactement ça, oui. C’est l’un des sujets majeurs du film : condamner tout extrêmisme. Dans une religion, dans un pouvoir, peu importe : tout ce qui est extrême est dangereux.

VL : Oui c’est vrai, même l’extrême écologie est dangereuse. Mais c’est vrai que l’on ciblait les religieux en particulier, qui ont quand même fait beaucoup, beaucoup de mal. On ne peut pas s’attaquer non plus qu’à l’Eglise chrétienne, il fallait installer cela de façon plus large et générale oui.

24I : Une dernière question : est-ce que vous croyez en Dieu ?

VL : Moi oui, très profondément (Rires). Mais non, tellement pas ! J’y ai cru jusqu’à 14 ans, et à partir de là, il y a ce jour terrible où tout s’est déconstruit dans ma tête, que j’ai compris qu’il s’agissait du même mensonge que le Père Noël.

24I : Et vous Astrid ?

AW : Non… je n’y crois plus. J’y ai gentiment cru jusqu’à mes 18 ou 19 ans, puis les événements de la vie font que… J’ai perdu la foi.

 

Propos recueillis par Céline Gobert en octobre 2013.

 

La bande-annonce d’Au nom du fils


14 novembre 2013