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Entrevues

Entrevue avec Adèle Haenel

par Céline Gobert

De son premier film Les Diables de Christophe Ruggia (elle a alors 13 ans) aux Combattants de Thomas Cailley, en passant par Naissance des pieuvres réalisé par sa compagne Céline Sciamma, Adèle Haenel n’a rien perdu de sa fougue et de son goût pour des figures féminines fortes. Deux fois à l’affiche au Québec (Les Combattants donc et L’homme qu’on aimait trop d’André Téchiné), la jeune actrice de 25 ans nous parle de féminisme, de questions de genre et de politique au cinéma.

24 images : Ce qui frappe dans Les Combattants, et ce malgré le sérieux des thématiques sociales abordées, c’est la drôlerie de ton personnage Madeleine. Pour aborder ce comique là, est-ce que tu as compté seulement sur la solidité du texte ou bien tu as mis en place une certaine gestuelle et attitude ?
Adèle Haenel :
Le rôle était très précisément écrit et je n’ai pas particulièrement cherché à improviser. Mon rapport au texte était très précis, mot à mot. Pour moi, c’est quasiment obligatoire dans le sens où le film repose sur l’architecture du duo que forment Arnaud et Madeleine. Il y a quelques propositions d’improvisations, acceptées ou pas, mais sans l’idée qu’il faille « insuffler de la vie » avec une langue qui n’est pas celle du scénario. Personnellement, j’ai toujours trouvé ça drôle, dans la vie ça me fait rire. J’ai essayé de l’incarner à 100%, d’aller au bout du truc. Pour moi c’était une dimension fondamentale et hyper joyeuse du rôle.

24i : Y’a-t-il des comiques, des actrices, des personnages de films qui t’ont inspirée ?
AH :
Non, pas vraiment. C’est plus des trucs brouillés, des références de cinéma, et en même temps des histoires de vie qui se mélangent et qui font une espèce de terreau. Si j’ai des références comiques, c’est des références de dessins animés. La base pour moi, c’est Tex Avery. Quand j’étais enfant, je regardais ça et c’est là que j’ai commencé à jouer : en imitant le loup de Tex Avery. Après c’est des déclinaisons, au travers des rencontres…

24i : Il y a deux ans, si je ne me trompe pas, tu as participé à la pièce La Mouette de Tchekov sur scène au Festival d’Avignon, qu’as-tu appris du théâtre que tu insuffles dans tes rôles au cinéma ?
AH :
J’ai commencé à faire du théâtre à cinq ans, mais dans la maison de quartier. Après j’ai arrêté et j’ai fait pas mal de cinéma, j’ai repris le théâtre justement en 2012. La première professionnelle c’était à Avignon, la Cour d’honneur, La Mouette. Je faisais Macha. Le théâtre m’a appris la confrontation avec soi-même. Au cinéma, il y a plein de filtres entre ce que l’on fait et le spectateur, et on peut commencer à se raconter des mythes, on peut avoir peur. On se rend compte que l’on est pas responsable de toutes les qualités que l’on vous prête par exemple : c’est parce que c’est monté comme ci ou comme ça. Il n’y a pas une énergie brute, mon énergie à ce moment-là, ma prise de risque à ce moment-là. Au théâtre c’est vraiment ça, il y a un moment où c’est toi, face à 2000 personnes, 1000 personnes, ou même deux personnes, mais c’est toi et y’a que toi. Du coup, tu te ramasses des gadins. À des moments je me suis trompée, c’était pas bien, mais ce chemin là que j’ai entamé, et que je continue, c’est fondamental pour être libre. Le théâtre m’a ôté la peur de rater. J’ai raté, et ce n’est pas si terrible que ça.

24i : Dans Les Combattants, tu interprètes encore une fois un personnage féminin fort. On se souvient de Floriane dans Naissance des pieuvres, d’Amelie dans Après le sud... Tu as même qualifié Agnès Le Roux que tu interprètes dans le film de Téchiné de « guerrier solitaire ». Qu’est-ce qui t’intéresse chez ces personnages ?
AH :
Les personnages « faibles » forment comme une sorte de famille, c’est à dire que l’on retrouve les mêmes stéréotypes chez beaucoup de personnages : celle d’une fille qui attend, par exemple. Il est plus facile de faire des liens entre des personnages faibles, faciles à relier dans leurs stéréotypes, alors que les personnages forts, eux, forment une famille assez libre. Quand on regarde Floriane ou Agnès Le Roux, ce sont des personnages qui n’ont rien à voir et sur lesquels on peut inventer des choses. L’autre chose, c’est qu’en général derrière des personnages forts, y’a une idée derrière un scénario et un regard particulier. C’est la variable cachée : ce sont des films souvent plus intéressants.

24i : Est-ce que tu refuserais le rôle d’une femme plus « faible » ou davantage « victime » par exemple ?
AH :
Ca, c’est des grandes phrases, donc c’est difficile de répondre à ça. Faut regarder dans le détail. Ce qui est important est comment on regarde les choses, c’est pas « de quoi on parle ? » mais « comment on en parle ? » et « comment un personnage est traité? ». Cela peut être bien être une femme à la maison. L’important est comment elle est regardée. Après, c’est clair, je refuse un film qui ne questionne pas ses clichés ou qui ne questionne pas son machisme, ça ne m’intéresse pas, ça me gave.

24i : Donc cette dimension féministe qui est dans tes rôles, elle est importante pour toi ? Surtout que tu t’engages dans la vraie vie : en mai, tu as signé un texte qui dénonçait la faible représentation des femmes en compétition du Festival de Cannes… Plus tôt dans ton discours à la Cérémonie des Césars (ndlr : elle y a fait son coming out), tu t’es aussi engagée …
AH :
Ouais… J’aime pas trop signer des pétitions, je me dis toujours : « mais putain qu’est-ce que j’en sais ? » Donc oui… c’est vrai, c’est clairement un monde qui est macho ! Du coup, si même moi je l’accepte, et que je fais semblant « non non c’est pas vrai »… Mais si, c’est un monde de macho. Après, chacun ses mots, chacun son combat, et souvent les pétitions ça prend pas vraiment en compte ce truc là.. mais faut l’accepter. On est un parmi la masse, c’est le principe de la pétition.

24i : Est-ce que tes rôles te permettent d’exprimer cet engagement-là ?
AH :
Pour moi, l’ambition politique est adossée à une ambition artistique. Un film qui ne se questionne pas sur sa dimension politique est souvent un film qui n’a pas une vision artistique libre. On ne comprend pas l’univers, on ne comprend pas avec quels éléments on va former le film, on ne sent pas d’élan. Le politique et l’artistique sont mêlés. On ne comprend pas un film si l’on ne comprend pas les lignes de force qui le traversent. Mais je ne comprends pas tout ! Quand j’en comprends un peu, je suis contente.

24i : Dans Les Combattants, cet aspect politique est très fort. Le survivalisme devient la métaphore de la survie difficile des jeunes au sein d’une société française qui connaît la crise. Cela t’a-t-il interpellée en tant que jeune citoyenne française ?
AH :
J’adore quand on peut lire un film de manière très simple, et qu’à la fois il forme une boule, multidimensionnelle. Le travail du spectateur est alors super agréable puisqu’il peut appréhender l’objet de différentes façons. Il y a des films complètement linéaires où l’on n’arrive pas à décoller. Dans Les Combattants, oui, il y a cette idée comme tu dis d’une métaphore sur la crise. C’est en fait la crise d’un système économique, mais aussi d’un système de rêves je dirais, qui a fonctionné, dans un cadre libéral offert par le capitalisme, avec l’essor économique, la possibilité d’accéder à la propriété, l’enrichissement… Ce rêve là est bouché parce que l’âge d’or est passé mais il a laissé sa croûte. Nous on est là avec ce rêve qui ne fonctionne plus, qui est rationnalisé à outrance. Il y a une saturation de l’imaginaire, on se dit qu’on ne pourra rien inventer, que tout a été fait, et il y a aussi une ridiculisation de la foi : « attend, ça sert à rien de croire à des choses, ce qu’il faut, c’est additionner ! ». On est dans le monde de l’addition. Dans le film, on parle de ça, on éclate ça : ok on est peut-être en train de faire n’importe quoi, peut-être que ça n’a pas de sens et qu’il n’y a pas de futur mais tu sais quoi ? Tant mieux ! Moi je préfère que la forêt elle brûle, qu’on crame tout, et qu’après on voit ce qui se passe car là c’est totalement angoissant toute cette rationalité. Dans le film, il y a cette idée de vouloir se réapproprier sa vie, en commençant par sa folie. Il y a aussi l’idée d’une violence sourde, faite par le groupe, où ce n’est pas une seule personne responsable mais le groupe. C’est l’idée de la norme.

24i : Justement, le film questionne aussi la norme quand il questionne le genre. Madeleine est musclée, elle ne correspond pas du tout à l’idée réductive d’une fragilité féminine. Arnaud, c’est le contraire, il se montre sensible, beaucoup plus doux que la jeune femme. Etais-tu intéressée à exploiter cette idée d’un masculin/féminin en chacun de nous qui serait en mouvance, impossible à étiqueter ou à mettre en boîte ?
AH :
Oui, c’est quasiment un pied de nez au début ! Ça nous dit : « vous avez compris, le film ne va pas être la comédie romantique où la petite fille a besoin qu’on vienne la sauver et tout ça ! » Ce n’est pas un film comme Bridget Jones, bien que ce soit un film très drôle, enfin personnellement ça me fait rire, mais bref : ce n’est pas ça ! Il y a en effet cette invention dans la rencontre, une invention qui ne veut pas dire « je fais ce que je veux », mais « en te rencontrant, je deviens ce que je veux ». Oui, il y a quelque chose en mouvance, on veut sortir d’un truc étiqueté …

24i : … dans une France où on assiste à une montée de l’extrême droite, aux manifs pour tous… Ca résonne encore plus, non ?
AH :
Je ne me rends pas trop compte de la dimension polémique du film… Moi, personnellement, je le dis clairement : ça m’écoeure ! En même temps on ne connaît pas le chemin de ces gens qui les amène à défendre cette norme. Je pense que c’est parce qu’ils croient quand même à des choses, mais bon, moi je m’oppose à ça, c’est complètement rance ! Même si l’on a peur, si l’on se dit « mais qu’est-ce qui se passe ? », que l’on se croit dans une forme d’anomie et que l’on a besoin d’un truc structurant, parce que c’est ça … on se rabat sur la tradition pour avoir une structure, pour ne pas se perdre dans la télévision de masse, l’absence d’éveil … Je comprend cette quête. Bien sûr qu’il faut qu’on structure, que l’on s’élève, mais que l’on s’élève en revenant à la tradition où l’on prend le pire de tout, non, je m’y oppose ! Empêcher les gens de vivre, s’empêcher de vivre, c’est … la pire des choses.

24i : Madeleine est un personnage très fermé au départ. Puis, au fur et à mesure qu’elle s’ouvre à Arnaud, elle devient plus forte. Est-ce que ce serait ça la solution aux maux français pour toi: se montrer plus solidaire, plus ouvert à l’autre ?
AH:
Oui, je pense que oui. Il y a cette idée d’un système clos, cela peut être une personne, une nation, un groupe social. Ce système produit sa propre défense, donc sa propre peur, et donc le rejet. A partir du moment où l’on admet sa peur, on peut se demander : pourquoi j’ai peur ? Et là, on se met à déconstruire sa peur. Dans une histoire d’amour, c’est l’ouverture sur une personne. Dans l’histoire d’une nation, c’est l’ouverture à des millions de personnes. Dans le milieu artistique, on a la chance de vivre le mélange des âges, des milieux sociaux, c’est la cure au racisme et à son propre racisme. On est tous élevés dans ce truc là, certains le glorifient chez eux ou y trouvent un sens à leur vie. On a tous peur, on le sait, on a peur des autres, et pas forcément des autres d’une autre couleur, mais peur d’un autre groupe social ou des gens issus d’un autre quartier. C’est là-dessus qu’il faut travailler, chez soi. Ce que je trouve le plus beau en moi, par exemple, ce sont les souvenirs des autres, c’est ce qu’ils m’ont dit, ce sont les histoires qu’ils m’ont racontées, parfois même plus belles que ce que, moi, j’ai pu vivre. Ces échos-là sont comme une averse qui enrichit tellement… On rencontre quelqu’un, on peut passer 10 minutes, 2 semaines, 2 ans, et d’un coup on le sent quand y’a une vraie rencontre.

24i : Est-ce que tu penses que Les Combattants peut aller chercher ce public, par le rire, par son naturel, sa spontanéité ?
AH
: Je sais pas. Oui, cela pourrait le faire par ce biais là. La question est de savoir comment les films sont perçus. Quand tu vois qui regarde les films, il y a un problème pour moi de la place du cinéma dans la cité. On ne s’adresse qu’à une catégorie sociale. On ne le fait pas volontairement: le cinéma a pris cette place-là. Ca, c’est vraiment dommage. On a quand même une responsabilité, on doit faire le travail d’ouvrir le cinéma et se demander de quoi on parle ensemble. Et ensemble, ça ne veut pas dire que les bourgeois, de Paris ou de province, pas que les hommes, pas que les femmes, etc. Ensemble ! Ca, c’est un enjeu pour l’avenir du cinéma. Le cinéma reste un truc d’élite, fracturé en deux entre les gens qui vont voir les grosses comédies et les blockbusters américains, et ceux qui vont voir les films d’auteurs. C’est dommage ! Je pense simplement qu’une grande majorité ne s’autorise pas à regarder les films, ils ont de l’auto-mépris pour eux-mêmes. On se dit : je suis pas à la hauteur de voir cela ou ah ! C’est des trucs d’intello ! Mais, en fait, tout le monde a cette ambition verticale quand même ! Y’a pas des gens qui se disent : moi je m’en fous que ma vie soit une flaque… Il faut que les gens se sentent autorisés à voir les films. Je dis pas ça par populisme, c’est pas se dire : on va servir aux pauvres et aux incultes. Mais un film peut être populaire et … exigeant ! Les gens ont tous une intelligence qui se cultive…elle s’endort ou elle se cultive. Il faut s’étendre et non pas s’abaisser !

 

Propos recueillis par Céline Gobert dans le cadre du festival Cinémania, le 10 novembre 2014

 


13 novembre 2014