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Entrevues

Entrevue avec André-Line Beauparlant

par Céline Gobert

Dans Pinocchio, comme dans Trois princesses pour Roland et Le petit Jésus, deux de ses précédents documentaires, André-Line Beauparlant a puisé dans sa famille, et les mensonges de son frère plus particulièrement cette fois, une matière forte pour interroger le réel et réfléchir le monde. Elle nous raconte les aléas de son tournage et la nouvelle structure narrative, plus émotive, qui en a découlé.

24 Images : Au début, Pinocchio s’annonce comme un portrait de votre frère, du moins une tentative de comprendre qui il est, puis rapidement ça se transforme en une sorte d’enquête policière pour le retrouver… J’imagine que ce n’était pas prévu…

André-Line Beauparlant : Ce n’était pas prévu mais je n’étais pas vraiment étonnée parce que je le connais mon frère Éric, c’est un peu son mode d’être là, puis de ne plus être là, de disparaître et de réapparaître. Je n’étais pas si surprise.

24I : Quel était votre désir initial avec ce 4ème documentaire et comment le tournage a-t-il évolué en fonction de ce désir-là ?

A.-L. B : J’étais dans une situation avec mon frère… où il était très présent dans ma vie, il était tout le temps là et je ne comprenais pas ce qui se passait, je ne comprenais pas du tout. Je me suis dit : « ok je vais essayer de comprendre ». Je vais essayer d’entamer une conversation, et de le rejoindre là où il est. Il me dit qu’il fait le tour du monde, qu’il est heureux comme jamais. J’avais un doute un peu… et en même temps j’étais excitée ! Le rejoindre ! Le comprendre ! Car c’est quand même quelqu’un qui fuit… C’était cela un peu le but. Mais je me suis faite avoir, ça s’est emballé et cela ne s’est pas passé comme prévu. C’est parfait : le documentaire sert à cela aussi. C’est aussi une longue période d’attente…

24I : Combien de temps ?

A.-L. B : Sept ans. Il y a des périodes où l’on tourne, des périodes où l’on ne tourne pas, des périodes où l’on médite, des périodes où l’on fait du montage, des périodes où l’on veut mettre le film à la poubelle. En sept ans, je ne tourne évidemment pas tous les jours.

24I : Mais le désir de faire ce film a-t-il évolué ? Est-ce que vous avez pensé arrêter ?

A.-L. B : Oui ! Car mon frère n’était plus là: il est déporté, puis il repart, puis on le ramène, finalement on ne sait pas où il est… Le film s’est bâti comme ça, avec le temps, tranquillement. Puis, oui, je me suis dit, y’a pas de film !  Mais je n’étais pas dans l’urgence, à un moment donné il faut laisser les affaires respirer : tu ne peux pas tirer sur une fleur pour qu’elle pousse. Il faut laisser le film arriver, éclore. Et ça aurait aussi pu se transformer en autre chose et ça serait devenu un autre projet. En documentaire, il faut être prêt à cela, sinon c’est trop rigide, on peut pas connaître toutes les réponses. On fait des propositions, des souhaits, des idées.

24I : La construction du film, avec les images d’archives, les allers retours temporels, les superpositions de voix, semble aussi capter ces tâtonnements… Je pense à une scène où l’on vous voit avec votre frère sur la plage, et en fond on entend la voix de l’homme au téléphone…

A.-L. B : Oui, puis, surtout, à ma grande surprise, quelqu’un est apparu pour me demander 10 000 $ au téléphone ! Et ce n’était pas très visuel. Il y avait ma face, mais à un moment donné, j’étais lasse de cela donc on a construit avec cette voix là. C’était quand même une surprise, quelqu’un qui apparaît et que tu connais pas, qui te demande de l’argent, qui dit qu’il a le pouvoir de garder ton frère en prison au Brésil. Je me doutais bien qu’il y allait avoir une partie d’enquête à chercher mon frère, et des surprises, car il y en a toujours avec lui, mais je ne m’attendais pas à celle-là.

24I : Finalement, la forme du film s’adapte à la personnalité de votre frère…

A.-L. B : À sa personnalité, oui, mais aussi à mon questionnement, mon état émotif de ne jamais savoir, d’être tout le temps confuse, de ne pas jamais savoir si c’est la vérité. La construction du film est émotive, elle n’est pas linéaire. On passe notre temps à revenir dans le temps… comme moi je me sentais, et probablement comme lui il s’organisait pour que je sois un peu confuse dans tout cela.

24I : Est-ce qu’avant le tournage vous aviez une structure quand même dans votre tête ?

A.-L. B : Oui. J’en avais une, et ce n’était pas celle-là. Je pensais qu’on allait faire plusieurs voyages, c’était le but avec Éric, d’aller le retrouver un peu partout dans le monde. Ce n’est pas ça qui est arrivé. On l’a ramené au pays avant. (rires) J’ai été obligée de repenser toute la structure, de devenir un personnage du film et d’essayer de structurer cela de façon à ce que ça se réponde émotivement et pas chronologique. Ça aurait été plate. C’était ainsi plus proche d’Éric, de toute son invention, qui trouble… J’ai voulu représenter cela, comme si j’avais dessiné les émotions qui se passaient pour moi, et pour lui.

24I : Pourquoi avoir refait appel à Robert Morin pour filmer et qu’est-ce qu’il apportait de plus à votre film et à votre regard de soeur et de cinéaste ?

A.-L. B : D’abord, je partage ma vie avec Robert depuis plus de 20 ans donc ça rend les choses plus faciles. On collabore ensemble depuis tout le temps, je travaille sur ses longs métrages, il travaille sur les miens. Robert connaissait très bien mon frère donc à un moment donné c’est comme si la caméra n’existait plus, on est entre nous, dans une relation très intime. Les belles parties de caméra c’est Robert qui les a faites et tout ce qui est très mauvais c’est moi qui le fait. C’est une caméra d’urgence…Éric est déporté en pleine nuit, je pars avec la caméra à l’aéroport, ou bien je suis dans mon bureau puis je pèse sur play.

24I : Ce n’est pas la première fois que vous filmez votre famille. Vous avez commencé dès Trois princesses pour Roland, votre premier documentaire. Qu’est-ce qui vous fascine dans le fait de filmer l’intimité mais aussi les enjeux relationnels avec vos proches ?

A.-L. B : Je m’en sers comme passage pour réfléchir.  Je me suis pas dit : « je vais faire des films de famille ». Au départ de Trois princesses…, par exemple, je me posais beaucoup de questions sur la pauvreté, sur la violence faite aux femmes, la filiation. Il y avait tout ça juste à côté de moi ! Ensuite, pour Le Petit Jésus, j’ai eu un questionnement sur la religion, la famille, les liens familiaux, c’était là encore. Puis il y a eu Panache avec la chasse, la mort, le rapport au langage. Ici il y avait le mensonge, le voyage, la quête, l’invention, et encore la famille : qu’est-ce qui nous retient ? Jusqu’où on va moralement ? Jusqu’où on accepte l’autre parce qu’il est de notre famille ? Tout cela était à portée, j’ai l’impression que je réfléchis à travers la famille, ma famille. Ça pourrait être n’importe laquelle, au fond ça n’a pas d’importance. Mais avec des gens qu’on connaît depuis toujours, on peut aller rapidement à l’essentiel. Je ne suis pas obligée d’apprivoiser mon frère pour lui faire dire qu’il est menteur. Il sait bien qu’il ne peut pas me dire qu’il ne l’est pas.

24I : Vous voulez dire que prendre des gens de votre famille vous permet d’être plus  frontale dans votre approche ? Davantage qu’avec des inconnus ?

A.-L. B : Oui ! Frontale, on peut dire ça. Mais au départ, c’est simplement plus facile. On prend la famille, c’est juste à côté. Après, quand on se ramasse en montage, c’est plus difficile. On peut réfléchir plus fort sur les liens.

24I : Mais tous ces questionnements, ils sont quand même liés à quelque chose de très intime, à vous. Comment vous gérez ça comme cinéaste ? De la partager avec le public, ça vous apporte quoi humainement ?

A.-L. B : Oui, je ne sais pas. C’est intime mais j’ai l’impression que c’est très pudique. Je pense qu’on devient une meilleure personne si on va plus loin dans l’intime et qu’on parle des vraies affaires. J’ai cette soif là, ce besoin là de rapidement arriver à ça, de parler. Je m’ennuie dans une soirée avec plein de monde où l’on fait du « petit parlage ». Vite, j’ai besoin d’y aller fort, de parler de ce qui se passe. J’ai pas envie de dire « vrai », ce serait prétentieux, mais pourtant… Parfois j’ai aussi l’impression que la place où l’on parle le moins des affaires fortes, franches ou vraies, c’est dans une famille.

24I : Paradoxalement, si vous cherchez à tirer une certaine vérité de l’autre, de vos proches. Vous-même, pourtant devant la caméra, vous ne vous livrez pas tant que ça…

A.-L. B : Non, parce qu’à un moment donné il faut que je sois cinéaste. En même temps je ne me livre pas mais je suis là. J’ai accepté d’être là, ce n’était pas ça l’idée de départ – moi qui cherche mon frère au téléphone. Finalement, il a tellement disparu que c’est lui-même qui a tourné la caméra vers moi. J’ai été obligée de tourner la caméra, j’ai moi-même été prise dans cette sorte d’arnaque là. Je ne l’ai pas refusé car un moment donné tu ne peux pas demander aux gens d’aller si loin et de ne pas être capable d’y aller. L’important là-dedans ce n’est pas mon opinion, ce n’est pas de juger. À partir du moment où l’on est dans le jugement, on ne peut plus cerner ou s’approcher de quelqu’un. Il ne peut pas y avoir de conversation. Il y a plein de moments où j’étais dans la colère, dans la peine, dans la compassion. J’avais l’impression parfois qu’il souffrait, et à d’autres je me disais : c’est qu’un trou du cul qui vole le pauvre monde ! Je ne voulais pas que cela soit un film de jugement donc je n’avais pas d’intérêt à aller dire ce que je pense.

24I : Moins que le jugement que vous pouvez porter, je pensais plutôt à la façon dont son comportement à lui affecte votre propre vie…

A.-L. B : Oui, ça affecte ma vie. C’est clair. Mais c’est confrontant aussi. Est-ce que c’est grave qu’il n’ait pas payé l’hôtel tous ces jours là ? C’est confrontant car il n’a pas les mêmes codes moraux que moi. J’ai voulu m’en approcher et pas seulement les juger. C’est pas noir et blanc. Éric c’est un survivor, un bum, c’est son rêve et moi je l’écoute dans son rêve de cow-boy, d’être quelqu’un d’autre, un vagabond. J’ai essayé de comprendre c’était quoi d’être un misfit, de travailler sur des bateaux, que ce soit vrai ou non, de se retrouver en prison, de voler, de survivre.

24I : Il y a quand même ces scènes où vous le confrontez sur son comportement envers son propre fils …

A.-L. B : Ouais (rires). Là la cinéaste perd un peu et c’est la soeur qui entre ! (rires)

24I : Avez-vous l’impression de l’avoir plus compris après ce film ? De vous être approchée de la vérité de qui il est ?

A.-L. B : D’une façon oui, mais il m’a échappé encore. J’étais en colère quand j’ai commencé le film. Par moments, je me disais : cela n’a pas de sens. Puis, j’ai fini en me disant : « pourquoi pas ? » Peut-être qu’il est vraiment heureux comme ça et que c’est mon jugement qui me fait penser qu’il est en souffrance et qu’il faut le sauver ou l’aider ? C’est très moral…

24I : Est-ce qu’il a vu le film ?

A.-L. B : Non, ça ne l’intéresse pas. J’aurais aimé que cela l’intéresse, c’est un peu naïf de ma part. J’aurais aimé ça qu’il vienne présenter le film avec moi, qu’il soit là, qu’il réponde aux questions avec moi. Il ne veut pas en entendre parler. Il me dit de faire mes affaires avec mon film. « Laisse moi tranquille », il dit. Ma mère a vu le film. Elle l’a trouvé beau, drôle, elle a été touchée. Ça l’a rassurée aussi qu’il soit pas pire que ça, elle avait peur d’apprendre des affaires graves sur Éric.

24I : Faire ce film, c’était une façon d’essayer de vous rapprocher de lui ?

A.-L. B : En tout cas, d’avoir une conversation qui n’est autrement peut-être pas possible, et aussi de ne pas être dans le jugement. C’est un film, c’est une oeuvre, c’est pas la soeur qui fait un film sur son frère. Oui y’a de ça mais c’est travaillé cette affaire-là, c’est une sculpture, c’est pas un film de famille, pas moi toute seule qui fait un film sur mon frère.

24I : Ce titre, Pinocchio, d’où vient-il ?

A.-L. B : C’est l’histoire à Éric, c’était son personnage préféré quand il était petit. Il écoutait sans arrêt cette histoire là. C’est pas moi qui met cette étiquette de Pinocchio, c’est lui qui a choisi ce personnage, cette marionnette là qui s’invente et fait plein d’expériences dans la vie.

24I : Comment vous pensez le regard du public quand vous faites ça ?

A.-L. B : Ah, j’en ai aucune idée. Je ne pense pas au public, je pense à l’histoire. J’essaie de faire une histoire à comprendre, qui va intriguer et parler à d’autres. Le public reste une affaire abstraite.

24I : À un moment, un personnage explique garder en mémoire une personne comme elle était avant de commettre un geste grave, comme un meurtre. Il garde le souvenir de la personne quand elle allait bien…  Est-ce que les images d’archives de vous avec votre frère enfants sont aussi une façon d’amener ce questionnement ?

A.-L. B : Oui, c’est Félix, l’ami de mon frère qui dit ça. Il n’est pas dans le jugement, il a connu Éric avant et a passé du super bon temps avec lui. Il pardonne. Je pense que ce qui nous rattache au membre de notre famille, c’est l’enfance et les souvenirs de l’enfance. Avec mon frère, quand je repense à lui, j’étais proche de lui enfant. J’essaie de ressentir ce combat là : peu importe ce que la personne a fait, il y a toute cette enfance là derrière qui nous retient à nos parents, frères, soeurs, etc. Même si on n’est plus d’accord moralement avec eux, il y a toujours ça derrière, qui nous lie et explique pourquoi on leur pardonne même si ils vont trop loin.

24I : Quel est votre prochain projet ?

A.-L. B : Je suis en tournage déjà depuis quatre ans sur un autre long métrage documentaire avec un petit garçon, le quatrième garçon de Nathalie, l’une des filles de Trois Princesses… Il a de gros problèmes de violence depuis l’âge de 6 ans. Il s’appelle Thomas. Ça s’appelle Le petit Tom. Tant qu’à parler de la violence et plutôt que d’aller faire le tour des travailleurs sociaux, je rentre direct dedans. Je vais être proche. J’essaie de rentrer dans sa violence, dans sa souffrance. Comme je fais à chaque fois.

Propos recueillis par Céline Gobert le 3 décembre 2015 à Montréal.

 

La bande-annonce de Pinocchio


10 décembre 2015