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Entrevues

Entrevue avec Benoît Jacquot

par Helen Faradji

LE CINÉASTE QUI AIMAIT LES FEMMES…

Après des films aussi historiques que préoccupés par la condition féminine (Les adieux à la reine, Au fond des bois), Benoît Jacquot plonge en plein mélo, revampé par quelques éclats de thriller, en suivant les déboires amoureux d’un contrôleur fiscal attiré par une femme mais qui finira par épouser sa sœur. Autour de Benoît Poelvoorde, rarement vu aussi sensible et vulnérable, Catherine Deneuve, Chiara Mastroianni et Charlotte Gainsbourg se laissent désirer par la caméra d’un cinéaste sous le charme. Nous l’avons rencontré.

 

24 Images : Quand on voit 3 Cœurs, on pense évidemment à An Affair to Remember, à cause de ce rendez-vous manqué entre Poelvoorde et Gainsbourg ou Back Street, pour la fin. Quelle est votre relation à ces deux classiques du mélodrame hollywoodien ?
Benoît Jacquot :
C’est une relation de cinéphile, même si Back Street c’est d’abord un livre de Fannie Hurst, un peu méconnu aujourd’hui mais que j’aime énormément. Mais j’admire beaucoup les deux films de McCarey. Ayant l’idée d’une situation amoureuse mélodramatique pour Trois Coeurs, je ne pouvais pas ne pas avoir des réminiscences de ces films-là mais qui dépassent ces films particuliers, je crois. Il n’y a pas de mélodrame, ou même de tragédie au sens grec du mot, sans malentendu, rendez-vous manqué, destin mal accordé. C’est le principe même de tout mélodrame, de toute tragédie, en dehors même de McCarey ou de John Stahl.

24I : La fragilité de Benoît Poelvoorde à l’écran est étonnante dans votre film ? Est-ce purement du jeu ? Et comment avez-vous pensé à l’unir à Chiara Mastroianni, Charlotte Gainsbourg et Catherine Deneuve ?
B. J. :
C’est un excellent acteur mais qui ne peut jouer que si, sans même y penser, il est engagé physiquement, psychiquement et totalement dans ce qu’il est en train de le faire au moment où il le fait. Et du coup, c’est vrai qu’il risque beaucoup. C’est un acteur très dangereux, pour lui-même et pour les autres. Pour parler brièvement, quand il joue, il est comme un fou, un dément qui se livre à son délire. Et donc à charge pour le metteur en scène d’être son psychiatre ! Ensuite, c’était, je pense, un grand bonheur pour lui de se retrouver avec des acteurs de cette envergure. Le fait, par ailleurs, de mettre ces acteurs très connus ensemble créait immédiatement un sentiment de connivence, de complicité, d’intimité qui joue dans le film. Que par exemple Catherine Deneuve qui est la maman du cinéma français aujourd’hui incarne la mère à domicile marche très bien et fait fonctionner l’ensemble des choses.

24I : Lors du dernier festival de Berlin, vous confiez que Charlotte Gainsbourg et Catherine Deneuve avaient eu leur mot à dire sur qui allait jouer la troisième ?
B. J. :
Ça n’est pas tant que Charlotte Gainsbourg a choisi, mais je pensais à une autre actrice pour jouer sa sœur, avec qui je suis très liée et qui était d’accord pour le faire, mais qui, pour des raisons étrangères au projet, m’a demandé de ne pas le faire peu de temps avant le projet. Il fallait donc que je la remplace et au départ, dans mon imagination, les deux sœurs avaient une grande différence d’âge, Charlotte était l’aînée d’au moins 10 ans. J’ai pensé à 2 ou 3 actrices, très bonnes, à qui j’ai proposé le rôle, mais Charlotte, je le sentais, n’était pas à l’aise avec les noms que je lui citais. Et j’étais très embêté parce que j’avais besoin pour créer ce lien de sœur à sœur qu’elle voit immédiatement une vraisemblance dans la partenaire. En fait, c’est Catherine Deneuve alors que nous étions très proche du tournage, qui m’a soufflé très maternellement et très gentiment que Chiara pourrait peut-être le faire. Ça m’a intéressé parce que ça venait de Catherine mais ça me gênait dans la mesure où elles ont le même âge et ça changeait le rapport qu’elles avaient entre elles. Mais quand j’ai dit ceci à Charlotte, pour elle, c’était immédiatement évident. Donc, c’est à ça que je me suis résolu : faire des deux sœurs deux sœurs presque jumelles.

24I : Il y a aussi une dimension symbolique qui s’exprime : ces trois actrices sont un peu la royauté du cinéma français et Poelvoorde qui dans l’histoire de 3 Cœurs est vraiment un outsider, un sans-noblesse, qui va tenter de percer ce noyau très dur. Était-ce une de vos idées directrices pour le casting aussi ?
B. J. :
Oui, oui, bien sûr. C’est aussi un noyau féminin, un gynécée et lui est un homme qui a besoin de raisons fonctionnelles, fonctionnaires même, pour pouvoir y pénétrer. Ça correspond peut-être aussi à une idée du monde qui est la mienne : pour moi, si on classe le monde entre nobles et non-nobles, c’est du côté des femmes qu’est la noblesse.

24I : Est-ce pour cette raison que les femmes, dans le film, travaillent dans le domaine de l’art et l’homme, du côté de l’argent ?
B. J. :
Peut-être. Maintenant que vous le dites, oui, peut-être (rires). Même si ça reste ambigu, puisqu’elles sont tout de même commerçantes.

24I : Comment s’est passé le choix de faire intervenir une voix-off, près de 45 minutes après le début du film ?
B. J. :
J’ai pensé le film avec cette voix-off et quand il a été tourné, je l’ai monté sans cette voix-off. Mais pour moi, quelque chose manquait. C’est un peu comme la musique d’ailleurs : il y a quelque chose dans cette voix qui indique le temps qui passe et qui donne à l’ensemble du film, qui est fait de façon très elliptique, une dimension romanesque, de longue durée, de temps qui passe. Et en plus il se trouve que cette voix, c’est la mienne. Je l’ai fait comme une maquette avec l’idée de demander ensuite à un acteur ou une actrice de la dire. Mais ça m’a semblé légitime que celui qui a fait ce film, qui a inventé cette histoire, qui a demandé à ces personnages d’exister, dise le temps du film, comme l’espèce de fatalité qui le gouverne.

24I : En quoi ce film vous semblait différent de vos précédents ?
B. J. :
Très pratiquement, et simplement, ce qui m’intéressait, c’était de faire un film qui ne soit pas d’époque, qui se passait ici et maintenant, grosso modo non pas à la lumière des bougies, mais électrique, non pas avec des messages portés par cheval mais par téléphones portables, où les malentendus prenaient des formes contemporaines. L’autre chose, c’était d’essayer de faire un film dont le personnage central serait un personnage masculin.

24I : Avez-vous le sentiment que vous filmez différemment lorsque c’est un personnage masculin ou féminin ? Votre approche de la mise en scène est-elle modifiée ?
B. J. :
Oui. Je ne peux pas m’approcher d’un acteur masculin comme je le ferais d’une actrice. Il n’y a pas le même vœu de séduction, le même type de charme mis en jeu. Il y a a nécessairement quelque chose d’amoureux dans la mise en scène d’une femme, qu’on soit réellement amoureux ou pas. En fait, pour un type comme moi, on l’est réellement ! Pour un acteur, c’est quelque chose d’affectueux, d’amical, de complice au départ. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Et ça m’intéresse moins, jusqu’à un certain point ! En même temps, en disant ça, je réalise que ce n’est pas tout à fait vrai. Parce que les acteurs, au bout du compte, sont des actrices. Ça ne marche que comme ça, au charme. Un acteur, ou une actrice, s’il n’est pas sous le charme ou si ça se rompt, ça ne marche plus. Il faut cette sensation qu’on a l’un l’autre d’un lien unique qui n’obéit plus aux raisons ordinaires d’une relation. Donc, c’est amoureux. Cela dit, et c’est dommage, mais mon érotisme personnel est tel que ça ne me met pas dans le même état de filmer une actrice ou un acteur !

24I : Mais en explorant la condition humaine dans un contexte passé et maintenant dans un contexte contemporain, avez-vous l’impression que les problématiques restent les mêmes ?
B. J. :
C’est comme une conjugaison. Le verbe reste le même, mais les temps changent… C’est toujours « être », mais conjugué différemment selon les films, les époques. Mais ça m’intéresse beaucoup, par contre, cette idée contemporaine que, dans le domaine des communications, en général, toute la technique est censée nous rapprocher mais que, dans les faits, c’est l’inverse qui arrive. Ça, ça me passionne. Qu’on soit d’autant plus exposé aux malentendus, aux évitements, aux drames, à la tragédie ou à la comédie, alors que les moyens techniques de communication sont supposés éviter tout contretemps, tout ce qui empire !

24I : Pourriez-vous parler de votre choix de musique qui semble faire dériver le film et son drame sentimental vers le thriller ?
B. J. : J
e me suis rendu compte assez vite en faisant le film que j’étais en train de le fabriquer comme un suspense. Donc, j’ai très vite parlé au compositeur d’une musique de thriller qui, dès le départ, indiquerait une situation d’angoisse. Et je pense que cette angoisse tient à quelque chose que je voulais faire apparaître, à savoir la charge d’anxiété qui est partie prenante, d’après moi, même si peu exposée, de la relation amoureuse. Je pense que même le bonheur amoureux est infecté d’anxiété et d’angoisse. Il suffit de penser à la moindre déclaration d’amour qu’on a toujours envie de représenter comme un délice ou un paradis alors que c’est un des moments les plus anxiogènes de la vie de quelqu’un : comment dire à quelqu’un d’autre qu’on l’aime ? C’est quelque chose d’épouvantable, au point d’en bloquer plusieurs.

Propos recueillis par Helen Faradji lors d’une table ronde organisée durant les Rendez-Vous du Cinéma français d’Unifrance, à Paris, janvier 2015.

 

La bande-annonce de Trois Cœurs


12 février 2015