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Entrevues

Entrevue avec Deniz Gamze Ergüven

par Helen Faradji

CINQ FOIS UNE FEMME

C’est ce qui s’appelle un destin. Depuis sa présentation à la dernière Quinzaine des Réalisateurs à Cannes, Mustang balaie tout sur son passage. Nominations aux Golden Globes et aux Oscar, reconnaissance critique immédiate, succès public : le premier film de la réalisatrice française d’origine turque Deniz Gamze Ergüven fait partie de ces révélations que le merveilleux monde du cinéma nous offre trop peu souvent. Comment cinq sœurs turques séquestrées dans la maison familiale par leur oncle ont pu changer la donne d’un jeune cinéma français plus compassé et passéiste ? Nous en avons parlé avec sa réalisatrice.

24 Images : Selon vos notes de presse, Mustang est né parce que vous n’arriviez pas à finaliser votre projet de film sur les émeutes de Los Angeles, Kings ?
Deniz Gamze Ergüven :
Oui, à l’origine, j’avais un projet de long-métrage qui était très cher et très lourd pour un premier essai. C’était une fiction et je me suis entêtée longtemps ! Mais est venu un moment où il fallait que je change mon fusil d’épaule parce que j’avais vraiment tout essayé. J’avais déjà écrit le traitement de Mustang, je l’avais mis de côté et Alice Winocour a eu cette idée machiavélique de faire Mustang pour pouvoir faire Kings ensuite ! Moi, j’étais partie pour tout arrêter et ne plus jamais écrire de scénario (rires) !

24I : Et l’étincelle qui a fait naître l’idée de Mustang est venue d’où alors ?
D. G. E. :
En fait, depuis plusieurs années, même avant l’écriture, ma curiosité se portait vers les problématiques de « qu’est-ce que ça représente que d’être une femme en Turquie ou dans des pays avec des cultures similaires concernant la place des femmes? ». Mes lectures, les questions que je posais, tout commençait à tourner autour de ça.

24I : Ce titre, hautement symbolique, a-t-il été déclencheur ou est-il venu a posteriori ?
D. G. E. :
Il n’est pas venu tout de suite, mais il n’est pas venu très tard, je dois dire. Il est venu peut-être deux ou trois mois après la première version de scénario. Je tournais autour de périphrases qui essayaient d’expliquer le tempérament de ce que Mustang raconte en un seul mot. Et tout s’est mis à converger vers ce titre. La première ligne du scénario, c’était « Lale a quelque chose d’un animal sauvage ». Elles avaient ces chevelures, elles cavalaient à travers le village comme une petite troupe de chevaux. Il se trouve aussi que j’ai une cousine dont le prénom signifie « petit cheval sauvage » et qui m’a beaucoup inspirée pour ce film. En un seul mot, il y avait donc quelque chose qui générait toutes sortes d’images et qui marquait un mouvement à tambour battant qui correspond à l’énergie du film.

24I : L’événement qui va mener à l’enfermement de ces cinq sœurs est très anodin. Elles jouent sur la plage, comme des enfants. Y’avait-il dans vos désirs l’envie d’évoquer cette belle idée de cinéma qu’est l’enfance impossible ?
D. G. E. :
C’était une idée de chute, de perte d’Eden. C’est quelque chose que j’ai vécu à l’âge des protagonistes, ou peut-être un peu plus jeune, mais c’est vrai qu’il y a quelque chose de l’ordre d’un filtre en Turquie ou dans ces pays qui sont touchés par ce conservatisme-là, comme si on regardait les femmes à travers un prisme toujours sexuel. C’est surprenant parce que ça commence très tôt, à un âge même où les pensées sont beaucoup plus innocentes que ce qu’on prête aux corps.

24I : Comme s’il y avait une présomption de culpabilité…
D. G. E. :
Oui, c’est ça. Et c’est aussi marqué par un paradoxe qui est le propre de ces conservatismes qui ont une façon de voir quelque chose de sexuel un peu partout. L’exemple que je cite souvent est celui de ces directeurs d’école qui décident que les filles et les garçons doivent emprunter des escaliers séparés pour monter en classe, ce qui est une façon de dire qu’à 8h du matin, aller en maths est forcément sexuel. Alors que non ! J’avais envie de parler de ce filtre là et aussi de normaliser un peu l’existence des femmes. De dire « oui, effectivement, la sexualité existe mais elle ne concerne pas toutes les facettes de l’existence à chaque instant »

24I : Comment expliquez-vous que cette situation prévale en Turquie, pourtant le premier pays qui a accordé le droit de vote aux femmes ?
D. G. E. :
C’est un pays qui a des pics de modernité comme celui que vous évoquez et qui en même temps est un pays très conservateur et très patriarcal. Et ensuite, il y a des choses qui sont distillées à l’intérieur de la société à plus ou moins grande mesure et notamment le code de l’honneur qui, dans les cas les plus fous, peut mener à des crimes mais qui autrement structure beaucoup les relations entre les hommes et les femmes.

24I : Mustang est un très beau film. La voix-off, la douceur de la photographie, le symbolisme de la mise en scène qui persiste malgré le réalisme apportent une dimension qui relèvent du conte, de la fable. Pourquoi était-ce important pour vous de l’ajouter ?
D. G. E. :
De façon très terre-à-terre, les situations qui nourrissent le film sont réelles, certaines choses sont beaucoup trop proches de la réalité pour moi et j’avais besoin de m’en distancer. J’avais besoin d’éloigner le plus possible le film. Et au-delà de ça, je crois que le naturalisme ne m’intéresse pas beaucoup en termes de cinéma. Déjà à l’écriture, quand je tirais les fils de l’histoire, la dramaturgie s’éloignait beaucoup de toute forme de naturalisme et il fallait donc que le reste s’y prête aussi. Ensuite, dès lors qu’on a commencé à se dire qu’il y avait des figures mythologiques, de l’ordre du conte dans le film, on a commencé à en voir partout ! Par exemple, le match de foot peut tout à fait être vu comme le bal où les filles rêveraient d’aller, leurs longues chevelures donnent un côté Petit Poucet, on a aussi l’hydre à cinq têtes, le minotaure et son dédale, les biscuits qui sont mangés et qui deviennent ensuite les symboles des gâteaux empoisonnés… dès qu’on a mis une pincée de cet ingrédient-là, ça s’est mis à résonner partout !

24I : La dimension plus prosaïque de thriller, de suspense qui émerge du film vient-elle aussi de ce refus du naturalisme ?
D. G. E.
: En fait, ça c’est venu après coup. Après la dernière version du scénario, j’ai réalisé qu’en termes de structure, le film auquel il ressemblait le plus était L’évasion d’Alcatraz ! En termes de dramaturgie, le squelette y ressemble vraiment ! C’est vrai que pour moi, c’est, même plus qu’un suspense, un film d’évasion de prison. Et puis ensuite, c’est une forme de narration qui passe beaucoup par l’action, le mouvement et le conflit avec les familles est très dramatisé par le décor : on s’appuie sur quelque chose de plus théâtral, de basé sur les dialogues. On est dans un cas très domestique, très quotidien mais dans un registre d’action, au sens propre du terme. Ce sont les mouvements qui racontent l’histoire.

24I : Ce qui est très marquant aussi, c’est comment la mise en scène, via la création de ce huis-clos, révèle constamment la sensualité de ces filles. Quels étaient vos parti-pris de mise en scène ?
D. G. E. :
Il y avait cette idée très forte de corps à cinq têtes et de conceptualiser les filles comme un seul personnage. Ensuite, il s’agissait de filmer de cette manière là. Une fois qu’on s’est dit ça et que ça a imprégné la direction d’acteurs, ça résonne dans tous les aspects du film, comme dans l’histoire où lorsqu’une d’elle prend un chemin différent, on a l’impression qu’elles ont perdu un bras, une jambe. Et je pense que le sentiment doux-amer à la fin du film vient de là. C’est une fin heureuse, oui, mais marquée du poids de tout ce qu’on a perdu sur la route. Ensuite, il y avait une résonnance entre ce que l’histoire allait raconter et la forme. Je voulais que ces filles soient associées à une idée de gloire, que le courage paye et donc ça a résonné sur la lumière qui devait révéler ce côté solaire qu’on voulait prêter aux filles. Il y avait quelque chose de très cohérent dans tous les choix qui ont été faits, de la direction d’acteurs jusqu’au son, et qui répondaient aux exigences posées par l’histoire elle-même.

24I : Dans plusieurs entrevues, vous vous défendez de tout militantisme. Mais parce que la mise en scène est l’espace qui donne à ces filles une liberté, une sensualité, on peut se demander si votre militantisme n’est pas purement cinématographique avec cette conception, peut-être idéaliste, du cinéma comme dernier lieu possible de liberté ?
D. G. E. :
Je ne pense pas que le cinéma soit le dernier camp retranché de la liberté, mais pour moi, je trouve qu’il y a une telle force dans le langage du cinéma qui a mes yeux a toujours été un méta-langage, que son impact et son retentissement sont forcément énormes. C’est aussi pour ça que je me garderai bien de tout commentaire ou explication de texte de ce qui est exprimé à travers le film. Et ce qui est bien aussi avec le cinéma, c’est que ça travaille le spectateur presque à son insu. Donc, ce n’est pas la peine, je crois, de commenter derrière. Des gens qui peuvent se sentir contestés par le propos du film peuvent aussi, je pense, ressentir de l’empathie à l’égard des personnages, donc le cinéma peut retourner les gens, en bien, je pense.

24I : C’est une grande foi que vous avez dans le cinéma
D. G. E. :
Oui ! C’est une grande foi et en même temps quelque chose de très humble. C’est Bukowski qui disait qu’il voulait réussir à dire des choses très complexes au ras-des-pâquerettes. Je pense que c’est exactement au même niveau. J’ai envie de raconter des choses avec des moyens très simples, très terre-à-terre et au détour d’une histoire qui va dire beaucoup.

24I : Dès la présentation de Mustang à la Quinzaine des Réalisateurs, il a suscité des comparaisons avec Virgin Suicides. Êtes-vous à l’aise avec cette comparaison ?
D. G. E. :
Elle est tellement systématique que j’ai fini par voir pourquoi ! Oui, ce plan où elles sont alanguies dans leur chambre, après le premier coup de massue, avec leurs cheveux longs et raides et leur allure romantique, c’est vrai, il y a quelque chose. Et du roman, et du film, c’est vrai que je ressentais quelque chose qui pouvait correspondre à ce que je ressentais face à ma famille, avec cette nébuleuse de filles où on ne sait plus très bien laquelle est laquelle. Une anecdote m’a beaucoup marquée. Un été, des cousines étaient venues et nous étions beaucoup de filles. Un garçon avait demandé à un copain le numéro de téléphone de la maison qui lui avait demandé « mais c’est pour laquelle ? », et le garçon avait répondu « n’importe laquelle » ! Il ne voyait pas qui était qui et c’est pareil dans Virgin Suicides, comme c’était pareil par exemple avec mes actrices quand on se retrouve ensemble. C’est vrai, je pense, qu’une telle concentration de filles génère ça. On m’a parlé de la musique aussi, alors que chez Coppola, c’était de l’électro ce qui était impossible dans Mustang, ne serait-ce qu’en termes de textures. Visuellement, ça ne collait pas. Pour moi, il y avait des rimes évidentes entre la grande maison en bois et les instruments de musique de Warren Ellis, ce sont les mêmes matières… Après, personne ne m’a dit que ça pouvait faire penser aux Trois sœurs de Tchekhov, alors qu’il y a des correspondances auxquelles j’ai pensé dès l’écriture : la sœur qui rêve de Moscou et celle qui rêve d’Istanbul, par exemple. Alors, non, je crois que je ne suis pas très à l’aise avec cette comparaison !

24I : Puisque vous évoquez la musique, comment s’est passé votre collaboration avec Warren Ellis ?
D. G. E. :
À l’origine, j’avais pensé à des compositeurs turcs mais au moment de la maquette, ces musiques plus traditionnelles me semblaient grimer le film. Ça a commencé avec la scène où les filles paradent sur la place du village dans leurs robes couleur de merde. Ça relevait tellement du western, avec cette torpeur écrasante, cette lumière rase, les gens qui regardaient derrière leurs rideaux ! Il ne manquait plus que les boules de paille en arrière plan ! En tournant la scène, ça m’a sauté aux yeux. Et donc j’ai mis dessus une musique de Warren et de Nick Cave, composée pour Jesse James et ça marchait très bien. Et puis, ça s’est enchaîné. J’ai posé sa musique partout et ça devenait évident. En plus, cette idée de pont entre l’Australie et les côtes de la Mer Noire en Turquie me plaisait parce qu’elle donnait au film sa propre géographie, sa propre culture, celle d’un espace imaginaire et universel.

 

Propos recueillis par Helen Faradji, septembre 2015, dans le cadre du Festival International de Toronto.

Voire notre critique de Mustang.

 


28 janvier 2016