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Entrevues

Entrevue avec François Ozon

par Helen Faradji

« FILMER LES PREMIÈRES FOIS »

    Les amants criminels, Gouttes d’eau sur pierres brûlantes… l’adolescence, et ses frémissements plus ou moins malsains, ont souvent nourri l’œuvre de François Ozon à ses débuts. Le voici à nouveau aux prises avec cet étrange moment, alors qu’il observe sur quatre saisons une jeune fille de 17 ans, bien née et ravissante, s’essayer comme par jeu à la prostitution. Érotisme, perversité et ambivalence morale bouillonnent sous la mise en scène d’une maîtrise diabolique de ce Jeune et Jolie, découvert au festival de Cannes en 2013. Rencontre avec un cinéaste en pleine possession de ses moyens.

24 Images : Qu’est-ce qui vous attirait dans ce sujet ?
François Ozon :
J’ai choisi ce sujet parce que je voulais, depuis longtemps, faire le portrait d’une jeune fille d’aujourd’hui et de sa découverte de la sexualité. Ça m’intéressait de montrer une jeune fille qui est un peu anesthésiée, qui a du mal à ressentir ses émotions et qui se lance dans une relation de prostitution pour malmener sa beauté, son corps et pour ressentir des choses. Ça me semblait intéressant dans le contexte actuel, et par rapport à l’adolescence. Alors, il se trouve que c’est la prostitution, mais ça aurait pu être l’anorexie, une tentative de suicide ou la drogue, mais la prostitution me semblait un sujet intéressant aujourd’hui parce que c’est très facile, notamment avec les nouveaux réseaux sociaux. Il suffit de 2, 3 clics et on vend son corps très facilement. Et comme tout est facile, on pousse les choses à leur extrême. C’est un sujet difficile, l’adolescence, mais en tant que cinéaste, ce qui m’intéresse, ce sont les défis. Je ne veux pas avoir l’impression de faire des choses qui sont faciles à faire. S’il n’y a pas des enjeux de mise en scène forts, je m’ennuie. Et comme je tourne environ un film par an, j’ai envie d’avoir des difficultés à surmonter à chaque fois. Là, c’était particulièrement sur le fil : comment montrer ce personnage, essayer de comprendre cette jeune fille, de percer son mystère. Et ce qui me plaisait aussi dans cette histoire, c’était d’arriver à montrer ce que ça représente pour un parent de découvrir que son enfant a une sexualité. C’est toujours un choc, même si ça se passe bien ! La sexualité des enfants fait peur à tous les parents, c’est très perturbant, et c’est un sujet rarement abordé. Je ne suis pas parent, mais j’ai bien vu la tronche de mes parents quand ils ont compris (rires) !

24I : Vous déclinez le temps du film sur quatre saisons, chacune représentée par une chanson. Pourquoi ce choix ?
F. O. :
La temporalité était importante pour le film parce qu’il me semble qu’au moment de l’adolescence, une année, c’est une éternité. Moi, je me souviens en tout cas que ça me paraissait interminable. Autant aujourd’hui, les années vont trop vite et je voudrais ralentir le temps, autant adolescent, j’avais envie que le temps s’accélère. Ça m’intéressait de montrer aussi quatre moments différents, et comme le film est assez impressionniste, je voulais utiliser ces quatre moments comme illustrant chacun quatre étapes dans la vie de cette jeune fille. Tout en montrant qu’en une année, il peut se passer beaucoup de choses. Entre son dépucelage et son acceptation d’elle-même, ou en tout cas sa découverte d’elle-même, il y a tout un cheminement. Et puis, j’aime beaucoup Françoise Hardy, ses chansons et ça me semblait intéressant de les utiliser parce qu’elles ont une mélancolie. Elle est la quintessence de la chanteuse qui a le mieux parlé des amours adolescents, des illusions qu’on ressent quand on découvre ce qu’est l’amour, des malheurs aussi. Parfois, j’ai utilisé ces chansons de manière très ironique, comme la première, L’amour d’un garçon alors qu’Isabelle est dépucelée par un garçon qui n’est pas très doué, parfois un peu moins, mais je crois qu’elles sont toutes utilisées tout de même en contre-point, ce que je trouve toujours intéressant.

24I : L’adolescence semble être un des grands thèmes de votre œuvre. Qu’est-ce que vous y voyez de si cinématographique ?
F. O. :
Ce qui est beau avec l’adolescence, c’est que ça permet de filmer les premières fois. La découverte de la sexualité, des premières émotions, la désillusion aussi de se rendre compte que le monde des adultes n’est pas ce qu’on nous avait promis, qu’il y a beaucoup de mensonges et d’hypocrisie. Ça m’intéresse beaucoup. Il y avait ça aussi dans Dans la maison avec ce jeune garçon qui découvre le monde des adultes, avec une espèce d’innocence et qui va réaliser que les adultes, les parents ne sont pas des héros, que la réalité n’est pas ce qu’on nous a inculqué enfant. Et puis, j’aime aussi le travail avec les jeunes acteurs parce que c’est toujours émouvant de voir quelqu’un éclore devant une caméra. Particulièrement avec Marine Vacth qui est une actrice qui donne beaucoup, qui n’est pas encore dans le contrôle mais dans une forme d’abandon et qui m’a offert sa première fois. Un dépucelage aussi, d’une certaine manière !

24I : Comment avez-vous préparé le rôle avec elle ?
F. O. :
On a beaucoup parlé. D’abord parce que je voulais qu’elle soit en confiance sur le tournage. Je savais que ça allait être un rôle difficile, je l’ai prévenue. Et puis, je lui ai parlé de deux actrices avec qui j’avais travaillé avant : Charlotte Rampling, avec Portier de Nuit, et Catherine Deneuve avec Belle de jour, parce que ce sont deux films qui ont marqués leurs carrières quand elles étaient jeunes et qui ont été durs à porter après. Je lui ai dit que si elle faisait le film, tout le monde allait ensuite lui en re-parler, que parfois, les gens allaient la confondre avec le personnage. Marine a été très mature, très adulte, très consciente. Je pense que son passé de modèle l’a aidé à mettre une distance avec tout ça.

24I : Et Charlotte Rampling, pourquoi avoir à nouveau fait appel à elle ?
F. O. :
Je voulais en fait confronter le personnage d’Isabelle à une femme plus âgée. Et je connais bien Charlotte, on a fait plusieurs films ensemble. Même si elle n’aimerait pas que je dise ça, c’est ma muse. De plus, je trouve qu’elles se ressemblent toutes les deux, c’est le même genre d’actrice, avec le même mystère, le même côté sauvage, la même beauté. Et je trouvais beau qu’il y ait une transmission. J’ai beaucoup parlé avec des psychanalystes des raisons qui auraient pu pousser Isabelle à se prostituer. Un des clichés les plus récurrents est de dire : « c’est à cause de l’absence du père », mais les psy m’ont tous dit que la relation la plus névrotique, c’est toujours entre la mère et la fille. Et donc, il me semblait évident que si quelque chose devait se résoudre, ou s’apaiser à la fin, ça devait être avec une femme. Le dialogue ne pouvait pas se faire entre la mère et la fille, c’était trop violent, avec trop d’affects, dont il fallait que ça soit avec une autre femme, qu’il y ait une forme de transfert. Ça me semblait du coup évident que ce soit Charlotte. Même si je dois avouer que j’ai pensé pendant un temps à Catherine Deneuve. Mais je me suis dit que ça ferait trop clin d’œil, trop comique !

24I : La première scène pose d’emblée la question du voyeurisme, autant de la part du petit frère que du spectateur. Comment avez-vous réfléchi la question de la distance nécessaire pour regarder Isabelle ?
F. O. :
Il me semblait important de commencer le film par le dispositif que je mettais en place. Je suis un peu comme ce jeune garçon, j’ai des jumelles et j’essaie de m’approcher de cette jeune fille pour percer son mystère en lui tournant autour tout au long du film. Chaque partie commence un peu par le point de vue d’un personnage extérieur, parce que je ne voulais pas arriver avec d’idées préconçues sur elle, de prêt-à-penser pour expliquer son comportement. Après, je crois qu’on est tous des voyeurs. Quand on s’installe dans le noir, au cinéma, pour regarder des gens faire l’amour ou s’entretuer, il y a quelque chose de l’ordre du voyeurisme. Ce n’est d’ailleurs pas péjoratif pour moi, je l’assume parfaitement.

24I : Vous avez également tourné certaines scènes dans votre lycée, avec de « vrais » élèves…
F. O. :
Ça m’intéressait, oui, qu’il y ait aussi un côté presque documentaire pendant le film, avec cette scène dans le lycée Henri IV où j’ai étudié. C’est un des plus beaux et plus anciens lycées de Paris. Il permettait de renseigner sur le milieu social, aisé, sans problème, a priori équilibré, d’Isabelle. Mais j’ai aussi demandé à ces élèves d’apprendre le poème classique de Rimbaud, que plusieurs connaissaient déjà, et je voulais ensuite les filmer pour savoir ce qu’ils en pensaient. Avant de tourner, je pensais que personne n’allait répondre. Mais ils avaient tous plein de choses à dire ! Et j’ai décidé de garder ce passage au montage parce que je trouvais intéressant d’avoir l’avis de jeunes sur ce poème intemporel mais qui parle encore aujourd’hui.

24I : Parler de prostitution, était-ce aussi une façon pour vous d’évoquer une certaine hypocrisie sociale ? Voyez-vous une dimension politique à votre film ?
F. O. :
Oh là là, je ne me suis pas posé toutes ces questions ! Mais je me suis rendu compte que les gens se les posaient après l’avoir vu, c’est vrai. Notamment en France, après le débat sur la pénalisation des femmes ou des clients. Mais pour ma part, je n’ai pas de jugement a priori. Chacun est libre et s’il n’y a pas d’entraves, chacun peut faire ce qu’il veut de son corps.

Propos recueillis par Helen Faradji lors d’une table ronde durant les Rendez-Vous du Cinéma organisés par Unifrance, Paris, janvier 2014.

Jeune et Jolie prendra l’affiche le 6 juin au Québec.

La bande-annonce de Jeune et Jolie


29 mai 2014