Entrevue avec Gaspar Noé
par Helen Faradji
L’enfant terrible du cinéma, le provocateur, l’homme par qui le scandale arrive. Et pourtant… Derrière ses fanfaronnades exhibitionnistes, derrière la 3D un rien gadget, derrière les scènes de sexe non simulées, Love est surtout une magnifique histoire d’amour, mélancolique et sincère dans laquelle Gaspar Noé montre son cœur. Nous l’avons rencontré lors de son passage au dernier Festival du Nouveau Cinéma.
24 Images : Love est un projet de longue haleine, vous y travailliez depuis plus de 10 ans, non ?
Gaspar Noé : Je l’avais écrit six mois avant de tourner Irréversible, comme un projet de secours que je voulais peut-être lancer en attendant qu’Enter the Void puisse se faire. J’avais proposé à Vincent Cassel et Monica Bellucci qui avaient dit oui sur le principe, puis non après avoir lu le texte, mais ça a permis de trouver l’argent pour faire un film avec eux qui a donc été Irréversible. Une fois Irréversible sorti, j’ai mis très longtemps à trouver le financement, tourner et post-produire Enter the Void qui était mon obsession principale de l’époque, mais je gardais Love comme un projet de secours auquel j’avais quand même fini par m’attacher et que je voulais aussi faire. La vérité, c’est donc que les trois films ont plus ou moins été conçus à la même époque, même s’ils se sont étalés dans le temps.
24I : Et quelles correspondances voyez-vous alors entre ces trois films concomitants ?
G. N. : Oh oui, il y en a. La question de la maternité par exemple. Par plusieurs traits, le personnage de Vincent Cassel ressemble aussi à celui de Karl Glusman dans Love et à celui joué par Nathaniel Brown dans Enter the Void : trois mecs avec des cheveux courts, qui portent un blouson à la Taxi Driver…
24I : Trois versions de vous-même ?
G. N. : Oui, absolument. En plus grands et plus beaux quand même (rires)
24I : Quand il se passe tant de temps entre la naissance du projet et sa réalisation, est-ce qu’on est déçu du résultat final ?
G. N. : Non, ce qui se passe, c’est que la réalité qui t’entoure change et change la nature du film. Aujourd’hui, je ne peux plus, par exemple, dissocier Love d’Aomi (Muyock) ou de Karl. Pour moi, ils font partie intégrante du film surtout qu’on les voit en gros plans, sous tous leurs plis. De même qu’Irréversible, je ne peux plus l’imaginer sans Monica et Vincent, ce serait un autre film. Là, je suis content. J’ai la chance d’être un peu maniaco-obsessionnel ce qui posait problème à des techniciens qui le sont moins que moi, – mais le perfectionnisme, c’est une qualité – mais ce qui fait aussi que je ne lâche pas le film tant que je ne suis pas sûr de chaque raccord et de chaque effet.
24I : C’est étonnant quand même que vous ayiez pensé à Bellucci et Cassel pour Love…
G. N. : Ce n’était pas l’idée originale de leur proposer, je pensais plutôt le faire avec un couple de comédiens inconnus, mais le hasard a fait que lui s’est intéressé au projet et que du coup, sur leurs noms, l’argent est tombé. Mais heureusement qu’ils se sont retirés parce que ça nous a permis de faire Irréversible et que je ne sais pas à quoi ressemblerait ma vie si j’avais commencé par faire Love avec eux deux. Il aurait certainement été un petit moins sexuel. D’ailleurs, à l’époque, le film s’appelait Danger. Et comme ma vie était aussi différente à l’époque, il aurait aussi été peut-être un peu moins mélancolique.
24I : Vu la célébrité du couple, les époques, on aurait peut-être aussi voulu le comparer à Eyes Wide Shut…
G. N. : Ah oui, c’est vrai. Mais Eyes Wide Shut, c’est un univers fantasmatique, pas un film qui parle de passion amoureuse. Dans les films qui en parlent vraiment, je pense à Bad Timing de Nicolas Roeg qui raconte comment ça monte à la tête, comment on devient aveugle quand on est accro à quelqu’un. Récemment, il y a aussi eu La vie d’Adèle qui parlait du même sujet, même si c’était entre deux filles.
24I : La représentation de la sexualité a toujours été problématique…
G. N. :… non, elle ne l’est pas pour les cinéastes ou les producteurs. Elle l’est au niveau social, commercial de la distribution. Et au niveau de la réception, je ne sais pas pourquoi, mais l’érotisme a un peu disparu de notre paysage visuel depuis les années 80, 90. La société était beaucoup plus sexy et sexuelle à cette époque là qu’elle ne l’est aujourd’hui. Aujourd’hui, ce qui prime, ce sont les magasines de mode, une imagerie propre sur soi, un peu sexy putassière ou sur-musclée. Mais il y a eu un asséchement de l’érotisme dans la culture occidental. Moi, j’aimais bien, quand j’avais 15 ans, voir les photos et les affiches des films érotiques. Aujourd’hui, il n’y en a plus
24I : Un nouveau puritanisme, peut-être ?
G. N. : Oui, mais qui n’est pas décidé par l’État. C’est plutôt comme si ça s’était décidé de façon inconsciente à grande échelle. On rentre dans une société de plus en plus consumériste mais où même le désir sexuel est dissocié de l’affectif. N’importe quel gamin peut trouver des images X sur son iPhone, mais des images charnelles, tactiles, qui représentent la passion amoureuse, avec tous les dangers de dépendance que celle-ci implique, on ne les voit plus. C’est bizarre que ce sujet là soit devenu tabou non pas par obligation mais de manière inconsciente
24I : Tabou qui gagne aussi la sphère artistique, selon vous ?
G. N. : Aujourd’hui, j’ai l’impression que les seules images où l’on voit des amants, la passion, on les trouve dans les musées. Certains photographes, comme Nan Goldin, photographient des couples en train de faire l’amour et quand on voit ça, on se dit que c’est génial parce que c’est vraiment normal. L’amour, c’est essentiel, c’est une pulsion de vie. Le reste, c’est fabriqué. On vit dans une société d’hyperconsommation où le sexe devient un argument de vente à condition qu’il soit totalement poli, édulcoré et dépourvu d’animalité. Or, ce n’est pas noir ni blanc. L’homme, la femme, sont rouges. À l’intérieur, c’est que du sang et des muscles et des os. Et on dirait qu’on essaie de rendre l’espèce humaine spirituelle et de la culpabiliser de son côté animal. Mais il n’y a rien de plus normal ni joyeux que de faire l’amour avec quelqu’un dont on est follement amoureux.
24I : En vous écoutant, je pensais au travail de Larry Clark qui justement déshumanise presque la sexualité…
G. N. : Je pense que Clark une vision de la sexualité plus proche de celle de Pasolini qui est aussi souvent liée à la prostitution ou au désir désespéré d’intégration sociale, à l’amour monnayé d’une façon ou d’une autre. Mais il ne décrit pas la passion amoureuse. Il existe effectivement un sexe de consommation, même dans la vie courante. J’ai plein d’amis sex-addicts mais je ne voulais pas en faire mon sujet, je voulais parler d’un garçon et d’une fille qui justement ne veulent pas ça et veulent une histoire d’amour passionnelle dans un monde comme celui qu’on connaît et qui se font des promesses qu’ils n’arrivent pas à tenir.
24I : Diriez-vous que c’est votre film le plus sincère ?
G. N. : En tout cas, c’est celui qui ressemble le plus à la vie telle que je l’ai traversée ou que je la traverse. Je ne suis pas en train de raconter un meurtre ou un viol que je n’ai pas vu, je ne suis pas en train de parler d’un au-delà que je ne connais pas et auquel je ne crois pas. Ce sont des choses plus communes.
24I : Murphy et Electra sont jeunes. Pourquoi était-ce important pour vous ?
G. N. : Parce que je me suis dit que c’est vers 20 ans qu’on peut vraiment fonder une vraie première histoire d’amour. Quand on est au lycée, on découvre la sexualité, mais pas forcément l’amour. La première personne qu’on baise, ce n’est pas forcément celle avec qui on a une longue histoire. Il y a d’abord une découverte de son corps, et après une découverte de l’état sentimental, romantique
24I : Évidemment, qui dit film d’amour dit mélo. Quel est votre rapport à ce genre ?
G. N. : J’aime bien pleurer au cinéma. J’aime bien faire pleurer et j’aime bien qu’on me fasse pleurer. Le film est mélo parce que dès le début on sait que l’histoire d’amour qu’on va voir est périmée, caduque et qu’on sent que dans la tête du personnage principal, elle comptait beaucoup plus que celle qu’il est en train de traverser. Comme s’il était descendu de deux étages émotionnels. Tout le monde peut s’identifier d’une manière ou d’une autre. Qui n’a pas été brisé suite à des malentendus, ou parce que quelqu’un est venu raconter des bobards ? Le problème, essentiellement, c’est la jalousie et tous les mécanismes qu’elle entraîne. Même les gens les moins jaloux, à un moment, ils ne peuvent pas s’empêcher de l’être. Mais oui, des mélos, j’en ai vu beaucoup. Tu vois, pour moi, même Amour d’Haneke, c’est un mélo. Et puis j’aime ça, tous les Douglas Sirk, La fièvre dans le sang d’Élia Kazan, Le temps de l’innocence de Scorsese… J’aime ce genre de films avec des histoires d’amour impossible. Je crois que plus les histoires sont proches de nos vies, plus elles sont touchantes.
24I : Pour certains, vouloir faire pleurer son spectateur est plus manipulateur, indécent même, que de montrer le sexe
G. N. : Je ne vois aucune indécence ni dans l’un ni dans l’autre. Quand on est amoureux, on bande, on s’excite, on jouit et on pleure quand on perd ou qu’on a peur de perdre l’objet de son désir. Moi, j’aime bien que toutes ces sensations là soient dans le film.
24I : Love est un film d’une profonde mélancolie et j’ai le sentiment que c’est par la mise en scène, le scope, la musique, la voix-off, qu’elle est principalement installée?
G. N. : Je crois qu’elle arrive de par la personnalité des gens que j’ai filmés, de par la structure narrative et l’immobilité de la caméra. Mais beaucoup aussi grâce à la musique. Sans la musique, je pense que le film serait plus normal, moins classique. Elle rajoute un sentiment de familiarité parce qu’elle fait que ça ressemble à un film de cinéma, de grand spectacle en scope 3D comme les Américains font, mais les mélodies sont tristounettes et créent un état de tristesse chez le spectateur plus facilement que la scène ne l’aurait fait toute seule. Et pour le scope, tous mes films, je les ai fait comme ça parce que je trouve que ça ressemble un peu plus au format de la perception rétinienne d’une personne qui a deux yeux. Si on ferme un œil, ça ressemble plus à du 1 :33 mais avec une vision stéréoscopique, quand on additionne les deux 1 :33, ça ressemble plus au scope
24I : Est-ce que ce serait faux de dire que vous avez un rapport assez fétichiste au cinéma ?
G. N. : J’ai un rapport passionnel au cinéma, oui ! C’est mon obsession et ça prend même un côté chamanique, c’est presque comme une drogue. Mais c’est une drogue à laquelle j’ai été accro avant de commencer à avoir des histoires d’amour avec des filles ! Ça remplit beaucoup ma vie, depuis que j’ai 10 ans. Mais c’est vrai qu’après 17 ans, et mon entrée à la fac de cinéma, ça s’est plus partagé entre des histoires d’amour et des histoires de cinéma. Chacun sa religion ! Moi, je suis athée, l’esthétique religieuse ne me parle pas mais les écrits sur le cinéma ou les films eux-mêmes me parlent beaucoup plus.
24I : Comment avez vous trouvé et choisi vos acteurs ?
G. N. : Lui, c’était une amie portière de boîte de nuit qui me l’avait recommandé. Il habite à Los Angeles où il est comédien, donc on s’est skypé, on a sympathisé et je lui ai payé un billet d’avion pour pouvoir le rencontrer à Paris. Aomi, je l’avais repérée dans une fête, je la trouvais super charismatique, alors je l’ai contactée et elle m’a d’abord dit que non, a priori, elle ne ferait pas le film, puis elle a changé d’avis à la dernière seconde aussi parce qu’elle avait rencontré les autres garçons qui étaient des potentiels Murphy et qu’elle ne le sentait pas, mais avait trouvé Karl très différent des autres. Et Clara (Christine), je l’ai vue danser dans une boîte de nuit, je trouvais qu’elle dansait tellement bien que j’ai pris son numéro et je l’ai rappelé le lendemain. J’ai fait des tests et contrairement à toutes attentes, pour une fille qui n’avait jamais été filmée, elle était super à l’aise et bonne en impro. C’était au départ un personnage plus timide, mais je l’ai changé pour une version plus dominante pour que ça lui corresponde plus.
24I : Une dernière question : pour vous, le plus beau film d’amour, c’est…?
G. N. : Oh, il y en a plein. Mamma Roma est un joli film d’amour. Il y a un dessin animé japonais aussi, Le tombeau des lucioles, l’histoire entre le frère et la sœur est très belle.
Propos recueillis par Helen Faradji dans le cadre du Festival du Nouveau Cinéma, le 9 octobre 2015
La bande-annonce de Love
26 novembre 2015