Entrevue avec Guillaume Nicloux
par Helen Faradji
L’HOMME À TÊTE DE CHOU
Film singulier que cet Enlèvement de Michel Houellebecq. Célébration enthousiasmante du pouvoir romanesque de la littérature, portrait en creux d’un homme insaisissable, fiction déguisée en docu ou le contraire, d’une drôlerie rare (voire notre critique)… Guillaume Nicloux y invente un cinéma hors-normes et décloisonné, prenant comme point de départ la « disparition » de l’auteur français en septembre 2011 pour inventer son kidnapping et propulser son œuvre vers des rives encore plus surprenantes. Ressemblant étrangement à son « héros », empruntant le même rythme, les mêmes intonations, le même débit, les mêmes silences, Guillaume Nicloux nous a parlé de cet immanquable ovni, en attendant le suivant.
24 Images: Êtes-vous ou étiez-vous un lecteur de Michel Houellebecq ?
Guillaume Nicloux: Je l’ai été oui. Mais, et ce n’est pas forcément lié à Michel, j’ai du mal à m’intéresser à la littérature romancée depuis quelques temps. Donc, je ne lis plus beaucoup de romans.
24I: Pour quelle raison ?
G.N.: C’est un état de concentration, je crois, qui fait que j’ai plus de mal à m’intéresser à des fictions en termes de littérature. Mais peut-être que c’est un cycle et que c’est provisoire, que l’envie reviendra…
24I: Qu’est-ce qui vous intéressait dans la figure publique de Michel Houellebecq ?
G.N.: En fait, c’est plutôt que la figure publique de Michel Houellebecq ne m’intéressait pas et que c’est Michel Thomas qui m’intéresse. Si j’ai fait ce film, c’est parce que la personnalité de Michel m’intéresse. C’est l’homme qui a déclenché l’envie de faire ce film. Ce n’est pas l’écrivain. Donc, mon souci, c’était d’inventer une histoire qui utiliserait l’alibi de la fiction pour me concentrer sur l’humain. Et en partant du principe que tout documentaire est une fiction, il me semblait assez excitant d’envisager ce film pour permettre aux intervenants d’avoir la possibilité de se cacher apparemment derrière des personnages pour pouvoir finalement être encore plus libres à l’intérieur de ces personnages et me permettre de capter des instants de spontanéité, de vérité qui ne seraient peut-être pas visibles et abordables sous l’étiquette d’un documentaire traditionnel.
24I: Vous dites que tout documentaire est une fiction. Parce que le cinéma, quelle que soit sa forme, est forcément affaire de mensonges, de fabrication, de manipulation ?
G.N.: Oui, absolument. À partir du moment où vous isolez dans un cadre une image, qu’elle soit documentaire ou fictionnelle, vous excluez le reste. Donc, c’est un point de vue forcément subjectif sur la réalité.
24I: Mais le hors-champ, ce qui reste en dehors du cadre, parle tout de même. Notamment dans ce film où la figure de Houellebecq, dont on a tous une image préexistante, vient également construire ce hors-champ.
G.N.: Oui, mais ce hors-champ, vous ne le voyez pas. À partir de ce moment-là, c’est une image qui est la vôtre, totalement subjective. Et c’est là que ça entre en contradiction avec la terminologie de documentaire qui se veut être une preuve de vérité.
24I: Dans votre dossier de presse, vous dites pourtant que L’enlèvement « révèle la vérité »…
G.N.: Non. J’ai essayé, à travers une ossature scénaristique qui utilise l’alibi de la fiction, de recréer des instants de vie qui me permettraient de capter des instants de vérité et une spontanéité. C’est à l’intérieur de cette procédure que j’ai essayé de catalyser des moments qui permettraient de capter des émotions que je n’aurais pas pu avoir en utilisant un mode traditionnel de portrait axé sur une personne.
24I: Et qu’est-ce qui vous semblait cinématographique chez Michel Houellebecq alors ?
G.N.: Tout est cinématographique à partir du moment où vous posez votre regard sur un élément ou un lieu. Là, j’avais choisi d’avoir comme pivot central Michel. Il était donc l’élément indispensable à tout ce qui allait se produire. Et il est cinématographique à partir du moment où on le filme. Mais j’ai eu envie de le filmer à cause de sa personne, d’une complicité. Les instants qu’on a ensemble et que j’ai eu envie de proposer au spectateur, c’est-à-dire tout ce que les médias n’ont jamais pu capter puisque le média, lui, est volontairement réducteur et propose une image souvent faussée parce qu’évidemment dégraissée de tout ce qui est la vie, en général. On y accorde peu de place aux silences, à l’incertitude, à des moments parfois désuets, à des moments naturalistes et il me semble que c’est dans ces moments que les personnes se révèlent le mieux.
24I: Donc, vous étiez amis avant ?
G.N.: Oui. Parce que c’est un film qui n’aurait pas pu être ce qu’il est s’il n’y avait pas eu ce rapport de confiance réciproque entre nous. Et c’est la même chose avec les trois autres protagonistes et les propriétaires de cette maison, Ginette et Dédé. En fait, les trois ravisseurs sont ceux qui enlevaient Guillaume Canet et Vanessa Paradis dans un de mes précédents films qui s’appelle La clé et ils étaient enlevés dans cette même maison. J’ai donc utilisé des repères que j’avais déjà fictionnés d’une certaine façon. Pour moi, il est souvent nécessaire d’inscrire ou de créer un relais entre chacun de mes films. C’est une sorte de mise en abîme qui s’opère et de réintroduction de la fiction. C’est quelque chose d’assez personnel que le spectateur n’est pas censé savoir mais que je dis facilement parce que c’est ce qui me permet de gagner du temps, en quelque sorte, en utilisant des repères que j’ai déjà ingurgités et qui me permettent d’éviter une exposition trop redondante. Curieusement, en utilisant des repères déjà digérés, c’est comme si j’essayais d’aller un peu plus loin avec eux aussi et de poursuivre une aventure. J’ai toujours des regrets et une nostalgie de ce que je laisse derrière moi et ça s’applique également à mes personnages et à mes lieux parce que chacune de ces choses a nourri ma vie et mes émotions. Les choses ne meurent jamais, et pourtant tout meurt, mais il reste des pièces de puzzle qui traînent et parfois j’essaie de les recoller.
24I: On dit parfois qu’un film n’est que le brouillon du suivant. Vous y croyez ?
G.N.: Je ne sais pas. Pour ma part, j’ai l’impression de reproduire les mêmes thèmes à chaque fois en tout et que même si ce n’est pas conscient au départ, le thème profond du film surgit à un moment, d’une façon assez inattendue. Dans celui-ci, c’est l’image paternelle et la difficulté d’assumer et le manque de repères paternels qui jaillit lors du troisième repas avec chacun des protagonistes. Et il se trouve que les deux qui en parlent sont les deux qui ont cette problématique qui est aussi la mienne, que je traite dans chacun de mes films.
24I: C’est drôle, l’interprétation que j’ai pu faire de L’enlèvement est très différente : je le voyais comme un film extrêmement démocratique, en ce qu’il met à égalité la parole et le regard de l’écrivain et ceux de ses ravisseurs et qu’il efface cette distinction que l’on peut parfois faire entre culture populaire et culture « noble ».
G.N.: Je vais vous décevoir, mais je n’y avais pas du tout pensé ! Chaque film est en quelque sorte une forme de catharsis et j’essaie de ne parler que du même sujet, finalement. Chaque film est une micro-psychanalyse qui nous questionne, nous fait douter, rebondir, avancer ou qui nous neutralise. Je suis actuellement en montage de mon dernier film et c’est sans doute celui qui m’a le plus secoué. C’est un film qui s’appelle Valley of Love avec Gérard Depardieu et Isabelle Huppert que j’ai tourné dans la Vallée de la mort et qui parle de ce que je n’ai jamais abordé de façon aussi ouvertement exposée et qui rassemble peut-être tous les autres films que j’ai faits avant. Tous les films merdeux que j’ai faits avant….
24I: Vous considérez vos films merdeux ?!
G.N.: Oui. (silence). L’enlèvement, je le met un peu à part parce que c’est un film moins traditionnel. Mais je dis merdeux dans le sens où les précédents sont des films hypocrites, qui ont souvent utilisé l’alibi du film de genre, où je me suis souvent trop protégé, trop menti, ce qui a donné des films trop faciles, qui me dégoûtent un peu avec le recul.
24I: Et dans le prochain, vous êtes plus sincère ?
G.N.: J’ai en tout cas l’impression d’avoir été plus honnête, oui. Et c’est peut-être parce que j’ai été le plus honnête que c’est le film qui me fait le plus souffrir. Il parle de la paternité, oui, et du sentiment amoureux en même temps et de la mort, de ce que ça génère en nous à la fois de très réjouissant et de très désespérant. Et puis, les histoires qui nous attrapent n’arrivent pas par hasard. Elles arrivent à un moment de notre vie où on est en captation avec la possibilité d’exprimer des choses plus évidentes et plus directes, comme c’est le cas pour moi aujourd’hui.
24I: Pour revenir à Houellebecq, puisque vous vouliez instaurer ce jeu entre la fiction et le documentaire, quelle a été votre approche de la mise en scène ?
G.N.: Il fallait très vite que l’aspect filmique soit oublié alors j’ai utilisé 4 caméras en permanence, avec une très petite équipe. Et très vite, de façon assez inattendue, nous avons nourri des rapports d’amitié assez forts avec chacun d’entre nous, de façon à ce qu’il n’y ait ni de barre de censure, ni de problématiques d’ego pour que le rapport humain soit ce qui prédomine et que ce soit cette vie-là qu’on expose. L’alibi fictionnel nous permettait de nous poser, mais c’est à l’intérieur de ce cadre là qu’il a fallu essayer de capter l’inattendu, ce qu’on souhaitait y lire, y ressentir.
24I: Devant votre film, on peut penser au travail de Jean-Charles Hue dans La BM du Seigneur, ou même à JCVD de Mabrouk El Mechri. Le faux-documentaire, ou la fiction-documentaire, est-il un genre que vous fréquentez beaucoup ?
G.N.: Non, je n’ai pas de prédilection particulière pour tout dire. Même si je m’aperçois a posteriori que mon dernier film est finalement une espèce de prolongation du film avec Michel dans la mesure où Gérard Depardieu et Isabelle Huppert jouent leurs propres rôles. Il y a donc un travail introspectif assez récurrent et une prolongation qui m’a permis sans doute d’aborder ce dernier film. Si je n’avais fait ce film avec Michel, celui-ci n’existerait sans doute pas de la même manière. Les films s’opposent, s’annulent ou permettent à l’autre de se concrétiser d’une manière plus franche, en tout cas, c’est ce que j’ai souhaité. Mais comme je ne rationnalise pas vraiment mes envies et mes pulsions, je le découvre en vous parlant. Il n’y a pas de volonté au départ, mais je m’aperçois que la vie intime des protagonistes me nourrit moi également et que je vais avoir sans doute de plus en plus besoin de ça. Je sais que si j’ai la chance de faire encore d’autres films, ils ne seront plus jamais les mêmes après celui que je viens de finir. J’ai même encore beaucoup de mal à en parler, pour tout dire.
24I: Je comprends votre rapport très intime à la création, le mouvement personnel qui peut exister entre vous et vos films, mais nous nous rencontrons aujourd’hui, quelques jours après les attentats à Charlie Hebdo et je ne peux m’empêcher de vous poser la question : est-ce que à vos yeux, l’artiste a une responsabilité, qu’elle soit sociale, politique, esthétique… ?
G.N.: La seule responsabilité qu’il a, c’est envers lui-même. Il est le seul à pouvoir décider ce qu’il écrit et à partir du moment où la chose est actée, il appartient à l’autre de se positionner. Mais je pense que tout peut être dit. Et que tout doit être dit aussi. Mais ce sera sans doute de moins en moins le cas…
Propos recueillis par Helen Faradji lors des Rendez-Vous du Cinéma Français organisés par Unifrance, Paris, janvier 2015.
La bande-annonce de L’enlèvement de Michel Houellebecq
2 avril 2015