Entrevue avec Jacques Audiard
par Helen Faradji
Une palme plus loin
De rouille et d’os, mais surtout Un prophète, ne lui auront pas fait gagner. Et c’est finalement avec Dheepan, évoquant l’arrivée dans une banlieue française d’un ancien soldat sri-lankais, que Jacques Audiard l’aura décrochée. Bizarre, vous avez dit bizarre ?… Nous avons rencontré le cinéaste encore ému lors de son passage au dernier Festival de Toronto.
24 Images : En mai 2015, en montant sur scène pour aller chercher votre Palme d’or, vous aviez l’air extrêmement surpris. Pris de court, même.
Jacques Audiard : Oui, comment aurait-il pu en être autrement ?
24I : Vous ne pensiez pas que ce film la méritait ?
J. A. : Oh non, ce qui était en jeu, ce n’était pas du tout ma confiance dans le film, mais plutôt ce pour quoi on vient à Cannes. J’y suis allé plusieurs fois et avec le temps, j’ai constaté que je n’attendais rien des palmarès. Pour moi, le simple fait d’être sélectionné à Cannes veut dire que le travail est fait. C’est peut-être une mauvaise façon de penser mais ça a toujours été la mienne. Donc, oui, j’étais très très surpris !
24I : Nous sommes plusieurs mois plus tard. Avec ce recul, qu’est-ce que ça change, une Palme d’or ?
J. A. : Ah… Et bien, parfois, je me lève le matin en me disant « tiens, j’ai une Palme d’or » (rires). Mais sinon, d’un point de vue personnel, je dois dire que sur le moment, ça rassure de façon très ponctuelle, sur le film. D’un point de vue professionnel, par contre, ça ne change rien. C’est très agréable, ceci dit. C’est curieux, parce qu’il y a un effet retard aussi. Ce n’est pas le soir ou le lendemain que ça frappe, mais peut-être une semaine après où je me suis dit « ah oui, c’est quand même vachement bien » !
24I : Selon vos propos, l’idée de Dheepan a émergé pendant que vous faisiez Un prophète et elle était intimement liée au départ à Straw Dogs de Peckinpah. Qu’est-ce qui vous attirait dans ce film ?
J. A. : Ne l’interprétez pas mal, surtout, mais je me demande bien (rires) ! À vrai dire, à l’époque, je finissais le tournage d’Un prophète, je revenais le soir de ce décor et un ami m’avait parlé de Straw Dogs et je me suis dit « tiens, pourquoi ne pas en faire un remake ? », avec cette idée d’étrangers qui arrivent dans une cité. Il s’avère que j’ai la plus grande admiration pour au moins deux films de Peckinpah, mais je dois avouer que j’ai revu Straw Dogs et j’ai été déçu. Je trouve que c’est un film qui a un peu vieilli. Il est gigantesque quand il fait The Getaway ou The Wild Bunch, mais là, c’est un peu fabriqué. Et c’est vrai qu’en le revoyant, j’ai eu un doute. Mais ce qu’il y a de bizarre et d’ironique, c’est que je me suis aperçu, et vraiment sans le savoir en le faisant, qu’il y des images dans Dheepan, comme ces types sur le toit, qui viennent directement de Peckinpah !
24I : L’autre inspiration que vous évoquez dans vos notes de presse, ce sont Les lettres persanes de Montesquieu. Le lien paraît moins évident !
J. A. : Oui, mais ça, c’est plus comme du pitch ! L’idée d’abandonner ma langue, de me mettre à la place de quelqu’un d’autre et de questionner comment on peut être français et qu’est-ce qui se passe quand on est de l’autre côté de la vitre. Mais ça s’arrête un peu là !
24I : Puisque vous en parlez, qu’est-ce que ça change dans une mise en scène lorsque l’on dirige des acteurs qui ne parlent pas notre langue ?
J. A. : Ce qui est clair pour moi, c’est cet élément était au cœur du projet. Il a commencé à devenir très intéressant pour moi lorsque j’ai envisagé cette dimension, qui m’a poussé à me questionner sur ce que veut dire abandonner la compréhension très frontale d’une langue avec laquelle on est très à l’aise, sur comment va s’établir la communication et de quoi va-t-on juger ? Lorsque ceci arrive, l’objet du jugement change et porte sur l’expressivité, les regards, les gestes. Parce qu’il faut se dire et se rappeler que la langue n’est qu’une partie de l’expression. Et c’est passionnant.
24I : Est-ce que c’est cette même envie de changement, de redéfinir certains paramètres de votre métier qui vous a fait changer de directeur photo, de musicien, etc… ?
J. A. : Je n’essayais pas de me réinventer mais de trouver des champs d’intérêts qui allaient me captiver. Après, j’avais fait trois films avec une équipe formidable. Mais à un moment donné, on se connaît trop. Et les gens parfois devancent même votre désir avant qu’il ne soit formulé. Or, pour que vous puissiez commencer à douter de votre désir et avancer, il faut que vous puissiez le formuler ! Mais là, on était trop dans des plis, on savait trop ce qu’on attendait les uns des autres. Alors oui, peut-être au fond que c’est la même expérience : ce que je changeais d’un côté, pour rester cohérent, il fallait le changer aussi avec les comédiens ? Mais l’idée principale, c’était qu’on soit à peu près tous au même niveau, sans un trop gros décalage, que ce soit une première fois pour tout le monde, qu’on soit tous en attente d’une chose nouvelle. Et j’ai vraiment été payé en retour. Trouver chaque matin Antonythasan (Jesuthasan )et Kalieaswari (Srinivasan) était un plaisir renouvelé parce que je ne savais pas du tout ce qui allait se passer. C’était merveilleux.
24I : Comment les avez-vous trouvés, d’ailleurs ?
J. A. : La communauté tamoule en France est vraiment toute petite. J’ai trouvé Antonythasan assez vite. Il est écrivain, réfugié politique, mais pas comédien. De toute façon, pour moi, la nature même du projet rendait impossible le travail avec un acteur professionnel. Par contre, je n’ai pas trouvé de femme me convenant, alors nous sommes allés en Inde, à Chenai, où nous avons trouvé Kali qui est comédienne de théâtre. Et la petite fille, c’est une jeune Française qui est un peu surdouée, il faut le dire !
Après, je n’ai jamais eu le sentiment de les regarder comme des objets exotiques. C’est de l’humanité en barre, mais c’est vrai que tout a été constamment différent et j’ai trouvé ça passionnant. Par exemple, Kali avait ce truc tellement changeant dans son visage, elle pouvait passer d’une ingratitude physique à une espèce de grande aura sexuelle qui était très étonnant. Et après, on est toujours surpris par comment nos indications vont apparaître, comment ils vont les restituer. Quand je tourne, je ne fais pas beaucoup de prises, parce que je suis plutôt impatient, mais là, j’en faisais beaucoup parce que eux me proposaient des choses différentes et la scène déviait dans des proportions incroyables. Il faut être très modeste, ce sont eux qui ont pris tout ça en main et moi j’ai essayé de suivre du mieux que je pouvais. Je sortais d’un film qui était très écrit, De rouille et d’os, avec beaucoup d’étages, de résolutions, de coups de théâtre et j’avais le désir de faire un film avec un scénario beaucoup plus ouvert, beaucoup plus poreux, avec des choses qui n’étaient presque pas terminées dedans, comme les rapports entre elle et lui qui restaient à développer sur le tournage.
24I : Et d’où vient cet intérêt pour la culture tamoule ?
J. A. : Mais je n’ai pas d’intérêt pour elle ! Avant de travailler avec eux, je ne savais rien de ce coin du monde, de cette population. Ce que je voulais, moi, c’était des personnages qui avaient connu un enfer. Le Sri Lanka l’avait été. Après, dès que j’ai commencé le casting, c’était terminé, c’était avec eux que je voulais le faire. Bon, je ne la connais pas mieux maintenant, cette culture. Ma démarche n’était pas anthropologique. Je me tenais sur une marche beaucoup plus basse. Je trouve que les films créent des formes d’intimité avec les acteurs qui sont très particulières, très érotiques. On les regarde avec passion, on les met dans la lumière, etc. C’est pourquoi je parlerais plus de photogénie, de cette passion que j’ai eu à les filmer, que de leur culture.
24I : Comme dans Un prophète, on retrouve la dimension film de genre dans Dheepan. Et comme dans De rouille et d’os, celle plus sentimentale. De façon générale, est-ce que vous êtes d’accord avec cette idée qu’un film n’est jamais que le brouillon du suivant.
J. A. : Oui, vous avez raison. Je suis moins d’accord avec l’idée d’un film en chasse un autre parce que pour moi, un film, va créer un désir inassouvi que va peut-être assouvir l’autre. Donc, oui, c’est ça. Comme un brouillon de désir !
24I : À vous écouter aujourd’hui, à voir vos films, j’ai l’impression que vous avez un rapport très sensuel au cinéma ?
J. A. : Ah oui, ça sert à ça ! Le cinéma est érotique ou n’est pas ! Il ne faut pas se voiler la face, tout ça est très fétichiste. Je vois bien que le rapport que j’entretiens avec les comédiens, dès le casting, même si je ne me le formulais pas précisément avant, relève de ça. Pour entrer dans l’anecdote, Antonythasan, je l’ai vu au tout début du casting. Et je me suis dit : « non, il n’est pas possible que je l’ai déjà trouvé. Statistiquement, je dois être dans l’erreur. » Ca m’était déjà arrivé avec Tahar Rahim. Et en Inde, en trouvant Kali, j’ai aussi trouvé un acteur qui était formidable, je l’ai fait venir à Paris, on les a fait jouer ensemble et ça n’allait pas érotiquement entre les deux. Physiquement, il y avait quelque chose qui ne fonctionnait pas. La sensualité de cet acteur n’était pas incarnée. J’ai donc rappelé Antonythasan. Et là, ça a fonctionné.
24I : C’est drôle que vous disiez ça, parce que vos personnages masculins ont quelque chose de particulier : il est très facile d’en tomber amoureuse.
J. A. : Ah oui ? C’est marrant parce que mon ex-épouse, Marion, me disait que je filmais les hommes comme des femmes. Et c’est vrai ! Je sais que par exemple les hommes que j’ai choisis ont une grosse part féminine, une séduction. Niels Arestrup, par exemple, ou Jean-Louis Trintignant, ce sont des séducteurs infernaux !
24I : Pour revenir à Dheepan, pourriez-vous parler de vos parti-pris de mise en scène ? Pourquoi le scope, par exemple ?
J. A. : Parce que ce sont des petites gens dont je voulais faire des héros. Donc, il fallait que le format soit en avance sur l’histoire. Cette grande image attendait la réalisation en héros des personnages. Comme si l’image était dans l’attente d’une chose à venir. Si on filme un sujet comme ça, la tentation d’un réalisme documentaire pouvait être là. Mais mon projet était d’aller immédiatement au plus grand. En posant le scope dès le début, ça correspondait. Et puis, filmer une cité en « petit », ça ne marchait pas, je voulais aussi qu’elle soit belle.
24I : Donc le cinéma est là pour révéler et l’érotisme et l’héroïsme ?
J. A. : Dans mon cinéma simpliste, oui ! Ça peut se limiter à ça et c’est un beau programme. Les westerns étaient simples comme ça, après tout. Je n’ai pas de réponse mais je me pose la question : est-ce qu’un jour, il me faudra abandonner le genre ? Je vais trop connaître, à un moment. Ce n’est pas demain la veille, d’accord, mais je vais m’y confronter un jour.
24I : La question de l’intégration que pose votre film est au cœur de l’actualité, mais aussi de votre cinéma depuis le début
J. A. : Oui, absolument. Comment on s’intègre, qu’est-ce qu’il faut apprendre, est-ce que ça s’apprend, qu’est-ce que ça coûte, qu’est-ce qu’on gagne ? J’ai toujours trouvé que cette pédagogie assez simple était un ressort dramaturgique extraordinaire. Ça met le spectateur toujours au niveau de l’histoire.
24I : Est-ce qu’on comprend mal votre film en ayant le sentiment qu’il nous dit qu’elle n’est pas nécessairement possible en France ?
J. A. : Ce serait un résumé trop brutal. Je ne pense pas. Je pense par contre que j’aurais dû faire un autre épilogue !
24I : Vous le regrettez ?
J. A. : Non. Je le voulais, mais je vois à quel point il est mal interprété. Imaginez. Il y a une version où ils allaient à Düsseldorf. Heureusement que je ne l’ai pas faite ! Vous vous rendez compte. On m’aurait dit : « mais quel opportuniste incroyable, etc… » Mais pour moi, c’était très simple : il y a un attachement très fort et naturel des Tamouls à la culture anglaise. Elle rêve d’y aller, elle n’arrête pas de le dire et lui va simplement entrer dans son désir. C’est une Angleterre chromo, et tout : on est dans le rêve. En plus, je l’ai tournée en Inde, cette Angleterre ! Vous savez, moi, je m’en faisais tellement pour mes personnages que je voulais qu’ils aient une fin heureuse à l’excès et un bonheur très simple de calendrier des postes. Après, les spectateurs font ce qu’ils veulent avec ce qu’ils voient et ils ont raison ! Peut-être que je reverrai un jour le film en me disant « j’aurais peut-être dû faire autrement ». Mais là, c’était vraiment la seule fin que je voyais. En plus, on n’avait pas fini quand on est arrivés à Cannes et je pensais de toute façon retourner au montage ensuite. Mais je dois dire qu’après la Palme, j’ai été saisi d’une fatigue énorme et je me suis dit « un jury a vu ça, les Coen ont vu ça et ont trouvé ça bien… ce serait à la limite du désobligeant de remettre les mains sous le capot ! »
Propos recueillis par Helen Faradji en septembre 2015 lors du Festival International du Film de Toronto.
Crédits photo : Eponine Momenceau
18 février 2016