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Entrevues

Entrevue avec Michel Hazanavicius

par Helen Faradji

Remake ambitieux et recontextualisé en pleine seconde guerre de Tchétchénie, en 1999 de The Search, réalisé par Fred Zinnemann en 1948, The Search évoque les destins parallèles d’une chargée de mission pour l’Union Européenne, d’un petit garçon orphelin à la dérive, de sa grande sœur qui le cherche et d’un jeune Russe de 20 ans enrôlé dans l’armée. Ayant subi les foudres du public cannois lors de sa présentation en mai 2014, accusé de sensationnalisme et de raccourcis douteux, le film a été remonté depuis par un Michel Hazanavicius (The Artist) toujours en proie aux doutes. Nous l’avons rencontré.

24 Images : Quel était votre rapport au film The Search de Fred Zinnemann dont votre film offre une nouvelle lecture ?
Michel Hazanavicius :
En fait, c’est un ami réalisateur, Nicolas Saada, qui me l’a montré en me disant « tu devrais voir ça ». J’étais à l’époque intéressé par la Tchétchénie, je sentais qu’il y avait un film à faire, mais je ne savais absolument pas comment aborder le sujet. D’autant que je viens plutôt du divertissement et de la comédie, surtout à cette époque où on était avant même The Artist. Je ne savais donc pas trop, je me posais des questions de légitimité pour m’attaquer à un tel sujet : « est-ce que je suis capable ? Est-ce que je ne vais pas ruiner le sujet ? Est-ce que les gens vont me suivre ». Il faut de la confiance pour prendre la parole en changeant de registre. J’ai donc découvert ce film dans ce contexte et d’un coup, j’ai trouvé que l’approche de Zinnemann, sa volonté de faire un film populaire, accessible sur un sujet difficile, avec aussi un aspect plus documentaire, de vouloir raconter un endroit précis à un moment donné, étaient très nobles. J’ai aimé sa façon de parler des camps de concentration et ça a débloqué quelque chose en moi et je me suis senti à l’aise de rentrer dans ses pas.

24I : Et pourquoi avoir voulu faire du personnage joué par Montgomery Clift une femme ?
M. H. :
En voyant le film, c’était peut-être le petit truc que je ne sentais pas tout à fait. C’est-à-dire que Montgomery Clift est tellement beau et jeune que son trajet semblait moins sûr : le rôle veut qu’il essaye d’adopter un enfant, mais échoue à la fin puisque l’enfant retrouve sa mère. Mais en le voyant comme ça, on se dit forcément, il va rentrer et faire un enfant, ce type n’aura jamais aucun problème pour faire des enfants. Je trouvais qu’avec un femme de 35, 37 ans, il pouvait y avoir quelque chose de plus touchant, parce qu’une femme de cet âge, aujourd’hui, qui n’a pas d’enfant est à un moment où le choix s’impose pour elle. Dans le film, j’en ai donc fait une femme installée dans sa vie, avec un engagement général très politique, et qui d’un coup, en même temps qu’elle va perdre quelques illusions sur cet engagement, va découvrir un engagement plus affectif et personnel. Je trouvais que c’était plus touchant de voir cette démarche là. Mais aussi, ça correspond à une réalité des conflits modernes, notamment en Tchétchénie : le nombre de femmes qui s’engagent dans ce type de conflits, dans des associations, des organismes, en tant que journaliste…, est très élevé ! J’ai fait des projections pour des reporters de guerre et des journalistes qui ont couvert la Tchétchénie et c’était une grande majorité de femmes.

24I : Et était-ce une évidence pour vous que Bérénice Béjo joue ce personnage ?
M. H. :
Oui, c’était naturel. C’était aussi un des effets positifs de The Artist : je n’ai pas eu à me battre du point de vue du financement, je n’ai pas eu à imposer, les choses se sont faites très naturellement. Les Tchétchènes que j’ai rencontrés ou ceux que j’ai rencontrés qui m’ont donné envie de parler de la Tchétchénie, Bérénice les a rencontrés en même temps que moi et elle était, de toute façon, la personne la plus sensibilisée à ce type d’histoires, elle a suivi toute l’écriture, donc, c’était évident. Et puis, c’est une très bonne actrice !

24I : En termes de mise en scène, lorsqu’on veut aborder la guerre, quelles sont les questions éthiques que l’on se pose ?
M. H. :
On s’en pose énormément ! Basiquement, d’abord, c’est : « comment on représente la mort, la cruauté ? », mais aussi « comment est-ce qu’on raconte une histoire qui n’est pas la sienne ? Qu’est-ce qu’on veut respecter ? Jusqu’où on fait du spectacle, jusqu’où on utilise des artifices de cinéma et lesquels ? »… Tout ça se décline ensuite. Mon idée était de faire un film à échelle humaine et donc, de façon générale, de créer de l’empathie pour ces gens auxquels on a accès normalement en tant que citoyens que via les bulletins d’information qui, justement, eux, nous empêchent toute empathie. On ne peut pas être en empathie continuellement, comme les informations voudraient qu’on le soit, donc on s’est créé une petite carapace et l’idée du film, au contraire, c’était de créer cette empathie avec donc des personnages très réels et un filmage qui par moments va chercher du côté du documentaire, comme ces deux scènes de témoignage pleine face, avec une caméra plus proche d’une caméra de reportage, des focales un peu plus longues pour aller chercher des gens qui sont un peu plus loin de nous. Il y a aussi le fait que chacun y parle son langage, que tout le monde ne parle pas anglais ou français comme c’est souvent fait. Tout ça a été mis en place pour créer non pas du réalisme mais de l’authenticité. Je vous réponds en vrac, parce qu’il faudrait 5 heures pour faire le tour, mais par exemple sur la mort, c’est très confrontant. Quand on est dans le divertissement, le spectacle, filmer la mort de quelqu’un relève du cliché. C’est comme filmer un baiser : on l’a vu tellement de fois qu’on peut jouer avec la forme. Mais quand on veut créer de l’empathie et sur une tonalité plus âpre, sans héroïsme, sans spectaculaire, la question se pose différemment : en l’occurrence, je ne voulais pas de personnes qui fassent semblant de mourir. Il y en a deux qui le font, au tout début, mais je l’ai mis sous forme d’un témoignage vidéo dans un document amateur. Comme c’est au début, ça crée un choc, ça met en place l’idée de la mort mais dans une représentation où le spectateur ne sait pas bien si cela est vrai ou non. Après ce passage, un personnage meurt, mais très rapidement et dans un plan plus long pour ne pas le sur-dramatiser, mais sinon il n’y a pas de mort. Il y a des cadavres, des gens qui racontent des meurtres, mais pas d’action de mourir. La souffrance, l’absence de musique, tout ça a été questionné aussi, sans cesse.

24I : Le film a été remonté après sa présentation au festival de Cannes 2014… comment avez-vous abordé cette seconde version ?
M. H. :
Le nouveau montage n’est pas une trahison du premier. Mais j’ai entendu ce qui se disait à Cannes. Le personnage joué par Bérénice et d’autres avaient tendance à être indignés, en colère, frustrés par rapport à la situation à laquelle ils étaient confrontés et parce qu’ils se battaient contre la communauté européenne, cette frustration était exprimée. Mais en étant exprimée, elle enlevait au spectateur la possibilité de ressentir ces sentiments. Ça mettait le spectateur un pas en arrière. Et j’ai beaucoup allégé cette ligne ce qui fait de la place pour le spectateur qui peut-être éprouve plus d’empathie. Ceci dit, je suis arrivé à Cannes avec l’impression d’être prêt. Je savais que le film était un peu long, que je recouperai probablement derrière, puisque la sortie était prévue en France en novembre. Après, si on m’avait donné la palme, peut-être que je me serais dit « je n’y touche pas » ! Mais j’avais cette idée de retoucher. Après, il y a eu des critiques très violentes ce qui a été un mal pour un bien puisque ça m’a forcé à réfléchir de manière un peu plus sévère. Je pense aussi que, même si c’est un film avec des bons sentiments, étrangement, il n’est pas si consensuel. Je pensais qu’il le serait plus. Mais il raconte des choses sur notre engagement, sur notre apathie devant ce type d’événements qui ne se passent pas très loin…

24I : Mais justement, pourquoi vouloir raconter cette histoire là aujourd’hui, 10-15 ans après les faits ?
M. H. :
Je pense que c’est une guerre résolument moderne. Je n’ai pas vu énormément de films de guerre, mais encore moins, je crois, sur ce type de conflits. C’est une histoire européenne qui parle de notre place et de notre positionnement en tant qu’Européens. Ça parle aussi de la manière dont fonctionne la politique étrangère russe avec les pays qui l’entourent. Et aussi, surtout, parce que cette guerre, personne n’en a parlé. Les Tchétchènes sont morts deux fois : une première sur leur sol et une deuxième dans l’écriture de l’histoire. Ils ont été mis dans un pli de l’Histoire, une faille, d’où personne n’a l’intention de les sortir. Ceux qui connaissent bien la Tchétchénie et ont vu le film l’ont beaucoup aimé, parce qu’ils l’ont trouvé extrêmement juste et qu’il reflète bien ce qui s’est passé. Les critiques de cinéma, qui n’ont pas cette connaissance de la situation, le voient sous un autre angle, purement cinématographique. Je vais être honnête, je ne m’attendais pas à ce que ça divise autant. J’ai eu des critiques très violentes et je ne m’y attendais pas !

24I : Le cinéma français touche peu à la guerre en général…
M. H. :
C’est vrai. Mais c’est un genre qui demande beaucoup de moyens et ça peut rendre ça compliqué. En France, il n’y a effectivement pas cette tradition là et malheureusement, je ne pense pas que mon film sera celui qui va ouvrir la porte ! Mea culpa, je pense même l’avoir fermée pour un petit moment ! Mais c’est vrai que c’est une approche différente : la société américaine, par exemple, raconte son histoire de manière immédiate et naturelle, pas seulement par le cinéma, mais aussi dans la pratique même de sa démocratie. En France, ce n’est pas du tout comme ça. Il y a quelques années, à peine, on reconnaissait ce qui s’était passé pendant Vichy. Mais le travail n’a pas encore été fait pour la guerre d’Algérie, encore moins pour le Rwanda… Il y a bien quelques films, quelques réalisateurs, mais ce n’est pas un genre développé… Ceci dit, si mon film est utile, au jour d’aujourd’hui, je crois que c’est aux Tchétchènes. C’était une de mes volontés aussi : je crois que pour un processus de résilience utile, au point de vue personnel ou d’un peuple, il est extrêmement important de pouvoir raconter son histoire. Le film ne va pas changer les choses, mais peut-être changer la perception que eux-mêmes peuvent avoir de leur propre histoire. Ce serait déjà énorme. Après, sur le pari que le cinéma pourrait être plus fort que le sujet, ou le rejet du sujet, je pense qu’il a été perdu. En tout cas en France.

 

Propos recueillis lors d’une table ronde durant les Rendez-Vous du Cinéma Français organisés par Unifrance, Paris, janvier 2015.

 

La bande-annonce de The Search


11 mars 2015