Entrevues

Entrevue avec Monica Haim

par Gérard Grugreau

Le cinéma roumain est né dans les années 1910. Malgré la mise en place de structures de production embryonnaires dans les années 1930 et une première reconnaissance internationale au festival de Venise en 1938 (le documentaire Gens des Carpathes de Paul Călinescu), il reste toutefois longtemps des plus fragiles faute de cohérence dans son organisation. Il faudra attendre la venue au pouvoir du régime communiste pour que soient créés les studios de Buftea (fiction, documentaire et animation) et qu’une production un tant soit peu planifiée voit le jour. Des films comme La reconstitution de Lucian Pintilie en 1967 (son auteur devra s’exiler) marqueront la décennie suivante. Les années 1970 et 1980 seront plus prolifiques et de nouveaux réalisateurs talentueux, dont Dan Piţa et Mircea Daneliuc, s’imposeront. Suite à la chute du régime de Ceaușescu en 1989, le paysage se transforme et voit bientôt l’arrivée de ce qu’on a appelé « une nouvelle vague » à la roumaine, libérée des contraintes de la censure, mais toujours tributaire de conditions de production particulièrement précaires. Dès la fin des années 1990 et ce jusqu’à aujourd’hui, plusieurs cinéastes (notamment Cristi Puiu, Corneliu Porumboiu, Cristian Mungiu, Călin Peter Netzer, Radu Jude) se taillent néanmoins un nom et sont primés dans les grands festivals internationaux. En 2009, les États généraux du documentaire de Lussas proposent une rétrospective du documentaire roumain. En février 2015, Eurochannel programme une sélection de films roumains et une thèse universitaire (Ana Carolina Bento Ribeiro, Paris Sorbonne) est même consacrée à ce renouveau. Autant de signes qui semblent confirmer l’intérêt que suscite la Roumanie dans le paysage mondial. Alors… effet de mode (« la plus belle apparition cinématographique de ces dernières années », selon Olivier Père, directeur du cinéma sur Arte) ou enracinement plus profond d’un désir d’images provenant d’une cinématographie qui entend bien témoigner, coûte que coûte, de sa vitalité et des réalités sociales d’un pays en devenir ?

Un cycle organisé par Monica Haim avec le concours de la Cinémathèque québécoise du 24 septembre au 4 octobre 2015 permettra de se faire une idée de la diversité des films roumains et de leur apport artistique. Cette initiative des plus opportunes mettra en valeur le travail de certains auteurs et sera l’occasion de prendre le pouls d’une société en pleine mutation, à l’heure d’un capitalisme sauvage mondialisé qui impose un peu partout la loi du plus fort. Nous avons rencontré la programmatrice invitée.

24 Images: Pourquoi cet intérêt de votre part pour le cinéma roumain ?

Monica Haim: La courte histoire du XXe siècle se joue entre 1917 et 1989. Le succès de la Révolution d’octobre, en 1917, et sa défaite, en 1989, sont les événements les plus déterminants du siècle passé. Cet avis est partagé par nombre d’historiens. La défaite des régimes communistes a ouvert la voie à un nouveau déferlement du capitalisme et, par le fait même, elle a sonné le glas de l’État providence, ce qui, mutatis mutandis, nous ramène au temps de Dickens. Étant donné que pour la gauche, l’échec de ces régimes et les transformations qui s’en sont suivies demeurent très problématiques, il était naturel pour moi de m’y intéresser. La raison pour laquelle je me suis penchée sur la Roumanie et non sur un autre pays tient tout simplement au fait que je maîtrise la langue roumaine (je suis née en Roumanie). La langue est un monde et une connaissance intime de la langue est absolument essentielle pour se mettre vraiment à l’écoute et à l’étude d’une société. Cristi Puiu, par exemple, soutient que les sous-titres compriment ce monde qu’est la langue aux dimensions d’une anecdote. Il est vrai que chez lui la langue revêt une importance capitale. Mais, au cinéma, il n’y a pas que la langue; il y a la mise en scène, l’image, le montage. Le cinéma japonais des grands auteurs classiques est admiré dans le monde entier. Combien de ses admirateurs savent-ils le japonais ?

24I: Malgré le riche éventail de ses réalisateurs, le cinéma roumain était – et est encore – souvent associé à certains noms prestigieux comme celui de Lucian Pintilie qui frappe un grand coup avec Le chêne en 1992, à son retour d’exil. Le matos et la thune de Cristi Puiu présenté à la Quinzaine des réalisateurs en 2001, marque le début d’une nouvelle ère pour le cinéma roumain qui verra la consécration de plusieurs cinéastes. On pense ici toujours à Cristi Puiu (Prix Un Certain Regard à Cannes en 2005 pour La mort de Dante Lazarescu), à Corneliu Porumboiu (Caméra d’or en 2006, avec 12h08 à l’Est de Bucarest), à Cristian Mungiu (Palme d’Or en 2007, avec 4 mois, 3 semaines et 2 jours), ou à Calin Peter Netzer, primé à Berlin (Ours d’Or) en 2013, grâce à La position de l’enfant, ou encore à Radu Jude récompensé à ce même festival, en 2015, pour Aferim (Ours d’Argent). Comment expliquez-vous cette soudaine éclosion de talents ? Diriez-vous qu’il s’agit là d’une génération spontanée ou d’un phénomène plus complexe ? Y a-t-il vraiment une nouvelle vague roumaine ou est-ce là plutôt un phénomème de festival passager fabriqué par des sélectionneurs en mal de coup d’éclat ?

M. H.: Il n’y a pas plus de génération spontanée dans les arts que dans la nature. Tout pays qui a une production notable peut se vanter d’avoir trois ou quatre cinéastes de talent. Comme la Roumanie du temps du communisme avait une production annuelle de quelque 200 films destinés strictement au marché local d’un pays de 22 millions d’habitants, il y avait aussi quelques cinéastes qui empruntaient un chemin qui s’écartait du cinéma courant et sur lesquels les réalisateurs d’après 1989 ont pu bâtir. Outre Lucian Pintilie et Mircea Daneliuc, il y avait Alexandru Tatos, Stere Gulea, Iosif Demian et Liviu Ciulei qui, en 1964, a eu du succès à Cannes, avec La forêt des pendus. Le talent est donc une question de probabilité statistique.

Aujourd’hui, la production annuelle n’est même pas le dixième de la production « d’avant la chute » et il y a toujours six cinéastes qui se distinguent sur la scène internationale. En effet, la moyenne d’excellence a grimpé. Pourquoi? Parce que les films les plus réussis, comme Lazarescu, ou À l’Est de Bucarest ou Loverboy de Catalin Mitulescu, Mardi après Noël de Radu Muntean ou Papa vient dimanche de Radu Jude, ont un ton aussi « cru » (pour reprendre la terminologie de Lévi-Strauss) que leur facture, à la fois frustre et épurée. Ce « néo-brutalisme » conjugue l’observation attentive et l’écoute fine. Et l’air d’authenticité qui se dégage des meilleurs films est le résultat de cette conjugaison. Vu qu’il y a une grande part d’originalité dans cette savante « cuisine », il faut avoir un talent considérable pour la réussir.
Toute activité productive doit renouveler le produit de son travail. Le marché – le marchand et le consommateur – a besoin de nouveauté. Et l’activité culturelle qui est, en grande partie, une activité commerciale comme une autre (investissement financier, production, distribution, récupération de l’investissement), a besoin d’objets nouveaux pour que le consommateur-spectateur ait envie de se séparer de son argent.

Si j’évoque ce très simple principe économique, ce n’est pas pour faire l’apologie du commerce. C’est tout simplement pour dire que toute œuvre, aussi peu commerciale soit-elle, fait l’objet d’un échange de nature commerciale. Et même lorsque le capital en jeu n’est que symbolique, il s’agit toujours d’un échange. Exemple : Le Nouveau cinéma allemand – Fassbinder, Kluge, Reitz, Schamoni, Schlöndorff,  Schröter, Syberberg – était entièrement subventionné par l’État via la télévision. À la mi- août 1961 on érige le mur de Berlin. Six mois plus tard, en février 1962, 26 jeunes cinéastes signent le manifeste d’Oberhausen au festival du même nom. Est-ce parce que les autorités compétentes ont été émues par l’appel à un cinéma qui emploie un langage nouveau et incite le spectateur à réfléchir sur des questions graves, ou est-ce parce que l’Allemagne avait besoin de se refaire une virginité après l’orgie des horreurs nazies tout en montrant aux camarades de la République démocratique allemande que la République fédérale allemande avait une politique de financement de la culture semblable à la sienne tout en étant une société libre et prospère? Le succès critique de ce cinéma qui, dans l’ensemble, a eu un succès commercial très modeste, a fini par apporter à l’Allemagne de l’Ouest un capital symbolique considérable. Ce capital était le retour sur l’investissement de l’État.

Par son ton, par sa facture et par ses récits, le cinéma roumain s’est révélé une nouveauté et il a su intéresser le public. À ce mérite intrinsèque s’ajoute l’intérêt pour la Roumanie en tant que pays. Il y a des spectateurs qui sont curieux de voir quelles histoires nous parviennent de ce « nouveau pays » et à quoi ce pays ressemble. Ce prisme « documentaire » est lié à la politique dans le sens où on a tendance à s’intéresser à la cinématographie d’un pays en raison des évènements politiques qui s’y sont déroulés, curieux qu’on est d’apprendre davantage sur ce pays (cf. la révolution islamiste et le cinéma iranien, la faillite de l’Argentine et le nouveau cinéma argentin, la Chine, l’Asie du Sud Est, etc.). Malheureusement, l’efficacité « publicitaire » de la politique diminue avec le temps. On passe inévitablement à autre chose, et c’est cela la rançon du succès des cinémas nationaux. Comme de nos jours ces cinémas ont, de surcroît, plus de succès à l’étranger que dans les pays qui les ont produits, ils sont doublement condamnés à susciter un intérêt qui ne peut être que passager. Mais à l’instar d’Abbas Kiarostami pour l’Iran ou Nuri Bilge Ceylan pour la Turquie, au moins un cinéaste se dégage toujours du lot qui, par son regard pénétrant et la qualité exceptionnelle de son écoute, s’installe dans l’histoire comme le peintre de telle ou telle nation.

24I: Face à un vivier aussi important de cinéastes qui façonnent depuis plusieurs années le nouveau visage du cinéma roumain, sur quelles bases avez-vous établi votre programmation ?

M. H.: La sélection que je propose est le fruit d’une longue errance… sur le Web. Je me suis mise à m’intéresser à la Roumanie tout à fait par hasard. Une amie m’a parlé un jour d’une émission d’entretiens de la télé roumaine. Grâce à l’Internet, j’ai pu la regarder et j’ai vite été fascinée par le monde à la fois familier et étrange que je découvrais. D’entretien en entretien, de connaissance en connaissance, j’ai commencé à suivre d’autres émissions, à lire les journaux… et à regarder des films. Je pense avoir vu la quasi-totalité de la production depuis 2000, plusieurs films des années 1990 et un nombre considérable de films d’avant 1989. Il va sans dire que les films que je voyais étaient diversement réussis, mais, peu à peu, des thématiques, des terrains communs, des préoccupations communes, ont commencé à se dégager. Donc, il s’agissait de choisir les films les plus réussis qui traitaient de tel et tel thème, sans revenir sur les films désormais célèbres et que tout le monde connait (La mort de Dante Lazarescu, 4 mois, 3 semaines, 2 jours, 12 : 08 à l’Est de Bucarest). Autrement dit, le choix des films s’est fait en fonction de leurs qualités esthétiques et de la qualité de leur « écoute » des réalités roumaines; en fonction, aussi, d’une volonté de faire connaître des films peu ou pas connus ici.

24I: Vous évoquez des thèmes qui ont présidé à vos choix de sélection. Quelles sont, selon vous, les principales préoccupations qui traversent le cinéma roumain? Que révèlent les films de la société roumaine actuelle? Quel état des lieux dressent-ils?

M. H.: Les thèmes sont le rapport entre le présent et le passé, entre les femmes et les hommes, entre parents et enfants ainsi que les escroqueries et trafics auxquels on a recours pour survivre. De manière plus générale, je dirais que des treize films que je présente et qui s’échelonnent sur vingt ans, avec une interruption notable (1993 à 2002), neuf ont pour substrat « l’acclimatation » à une nouvelle vie, alors que les autres lèvent le voile pour révéler des dynamiques familiales transpercées par des survivances du passé, qu’on n’admet plus aujourd’hui. Mais quelle que soit la préoccupation particulière de chaque récit, leur dénominateur commun c’est le conflit. Vu qu’il s’agit d’une société qui est appelée à se transformer du tout au tout, ce n’est pas surprenant.

24I: Vous évoquiez tout à l’heure le « néo-brutalisme » du cinéma roumain, son ton cru et sa facture fruste et épurée. Pourquoi utiliser ce terme que l’on associe généralement à l’architecture de béton « brut de décoffrage » des années 1950 avec ses constructions d’apparence massive et sans apprêt ? Diriez-vous que le cinéma roumain est prisonnier d’un naturalisme où la connaissance de l’homme est indissociable de la connaissance quasi scientifique du milieu dans lequel celui-ci évolue ? Ou que d’autres explorations esthétiques sont possibles ?  

M. H.: J’utilise cette désignation de la même manière qu’on emploie le qualificatif baroque qui est aussi un style architectural. D’ailleurs, pour faire image, on peut dire que le néo-brutalisme est le style architectural à « l’extrême gauche » du baroque.

Ce que le néo-brutalisme défend, c’est une architecture qui a de la présence, qui a une personnalité, par le fait même d’un matériau intégral employé à son état brut  (le brut de décoffrage) et sans recours à l’ornementation. Donc, dans cette analogie, l’observation filmique est le brut de décoffrage et l’absence de mouvements d’appareil, de musique illustrative et le peu de découpage constituent l’équivalent de l’absence d’ornement. Mais l’analogie s’arrête ici parce qu’en architecture c’est une approche qui peut donner des résultats assez revêches, alors qu’au cinéma c’est souvent fascinant.

Quant à d’autres explorations esthétiques, elles sont déjà en cours. Les tout nouveaux films présentés cette année et à Cannes et, tout dernièrement au Festival de Toronto, montrent déjà autre chose : un film fantastique – un père qui veut offrir du merveilleux à son fils – Le trésor de Corneliu Porumboiu; un film dramatique – un homme qui lutte avec sa conscience – Un étage en dessous de Radu Muntean – et, en 2016 sortira une comédie – un repas rituel en famille pour commémorer la mort du père – Sieranevada de Cristi Puiu. Des trois, seul Sieranevada est un film descriptif, une œuvre qui se met à l’écoute. Et ça donne un film hilarant et exaltant.

24I: Un sens de l’humour absurde parcourt plusieurs des films que vous présentez. Comme dans la séquence finale de Policier, Adjectif de Corneliu Porumboiu où le jeune policier se heurte à l’autoritarisme sournois de sa hiérarchie et se retrouve pris dans un débat sémantique qui serait hilarant en soi s’il ne posait pas toute la question morale de la conscience individuelle. Quand on sait que la Roumanie a engendré des auteurs comme Cioran, qui dénonçait les idéologies tout en renvoyant l’homme à son statut de « ci-devant Rien », et Ionesco qui cultivait un comique de l’absurde empreint d’un profond désespoir, diriez-vous que les films roumains sont en général porteurs d’une forme de dérision désespérée, d’autant plus exacerbée aujourd’hui que les mutations sociétales en cours sont source de nombreuses violences et humiliations ?

M. H.: Quant à la dénonciation des idéologies par Cioran, je voudrais préciser que, dans les années 1930, il a sympathisé avec la Garde de fer, le mouvement fasciste roumain. Il s’en est excusé mettant cela sur le compte des erreurs de jeunesse, mais c’est quand même gênant. Les Roumains ont un sens de la dérision très développé et un don de l’ironie qui confine au sarcasme. Souvent on a l’impression qu’ils parlent au second degré. Le grand auteur national roumain, Ion Luca Caragiale (1852-1912), dont Ionescu a suivi la trace, est un auteur désopilant. Les critiques de la société roumaine de son temps sont hilarantes. Ici, je voudrais préciser qu’Ionesco non plus n’était pas tout à fait hostile au fascisme. Pendant la Seconde Guerre mondiale il a été attaché de presse à l’ambassade de Roumanie à Paris alors que la Roumanie était alliée des Allemands et que la France était sous le régime de Vichy. Puis, il a été un pilier de l’église roumaine à Paris, qui était un vivier d’anciens fascistes. Et je voudrais ajouter aussi que peu après les évènements de décembre 1989, plusieurs partisans de la Garde du fer ont été réhabilités au point que des boulevards portent désormais leurs noms.

Je pense que le ton moqueur que l’on trouve dans les films n’est pas une conséquence du désespoir autant que de l’impuissance. Je ne sais pas comment « l’éveil » aux nouvelles réalités de la vie s’est passé ailleurs dans l’ancien bloc soviétique, mais, en Roumanie, les gens sont toujours hébétés. On peut dire que cet engourdissement engendre une pensée nihiliste, mais ce n’est pas un nihilisme métaphysique qui, comme chez Cioran ou Ionescu, mène à des engagements pernicieux, c’est un « désinvestissement » causé par une totale incertitude face à l’avenir.

Propos recueillis par Gérard Grugeau.

 

Tous les détails sur la rétrospective La Roumanie vue par ses films ici

Du 24 septembre au 4 octobre 2015, Cinémathèque québécoise.


21 septembre 2015