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Entrevues

Entrevue avec Ronit et Schlomi Elkabetz

par Helen Faradji

LES JUSTES

Entre français, anglais et hébreu, Ronit et Schlomi Elkabetz ont répondu à nos questions à propos de leur intense et tragi-comique Gett, le procès de Viviane Amsalem (voire notre critique), révélant autant que dénonçant avec force et intelligence formelle l’emprisonnement concret et symbolique auquel la procédure religieuse de divorce en Israël soumet les femmes.

24 Images : Avez-vous conçu Gett comme formant un tout avec vos précédents Prendre Femme et Les sept jours ?
Ronit Elkabetz :
Bien sûr, on n’a pas forcément besoin de voir les deux autres. Mais c’est très intéressant parce qu’on commence avec l’histoire de cette femme à la maison, en face de cet homme, qui habite avec les enfants, la grand-mère et on se penche sur les relations intimes. Dans le second, elle sort de la maison : un de ses frères meurt et pendant sept jours, on se retrouve dans une situation de deuil avec toute la famille. Et dans ce troisième chapitre, c’est elle seule face et contre la loi. On est vraiment partis de cette idée : élargir l’histoire de elle avec elle-même, à elle face à la société et la grande famille et à elle face à l’État et loi. Avec toujours cet espoir profond qu’elle a que quelqu’un puisse l’aider.

24I : L’enfermement est aussi cette fois exprimé par la mise en scène : le choix du huis clos, le découpage…
R. E. :
Il n’existe pas de vie pour ces femmes-là à l’extérieur de ces murs. C’est pour ça qu’on a pris une décision très claire et très radicale, malgré toutes les inquiétudes qu’elle pouvait susciter – est-ce que ça va tenir ? Est-ce que c’est possible, tout un procès comme ça sans sortir ? Mais ça s’est imposé, parce que c’était ce langage cinématographique qui pouvait être vraiment fidèle à ce qu’on voulait dire et permettrait de raconter cette histoire en respectant la tension et la vérité de chacun et chacune. Dès qu’on a compris comment on allait filmer, avec ce choix audacieux, on a été vraiment très heureux. Comme le tribunal n’est pas un lieu objectif, et surtout pas dans le cadre de cette histoire où ce sont les gens qui la vivent qui racontent cette histoire, on a décidé qu’elle ne serait vue et explicitée qu’à travers eux. Par exemple, sauf pour la fin, il n’y a aucun master shot. Sinon, c’est toujours vu à travers les points de vue de tous les protagonistes, ce qui a pris des jours et des jours pour pouvoir tout filmer ! Pour avoir toute la richesse…
Schlomi Elkabetz: dès qu’on a décidé qu’il n’y aurait pas de master shot, on a compris que rien ne serait objectif dans ce récit. Et en outre, ça nous permettait de repenser et de redéfinir l’espace de cette pièce dans chaque scène. Voir tout ce qui se passe par le point de vue de chaque personnage nous permettait à chaque fois d’épouser un regard différent sur le tribunal, de saisir à chaque scène une atmosphère différente. Et ça nous permettait aussi de construire différemment nos personnages. Viviane et Elisha ont par exemple peu de dialogues, donc il nous fallait un moyen de les bâtir encore et encore à chaque scène. En fait, pour dire les choses simplement, on a filmé  deux films : d’abord, celui où les protagonistes parlent, ce par quoi on commençait toujours et qui marque le début de chaque scène, et ensuite un film muet où tout n’est que question de regards : qui regarde qui, quand et comment ça influe sur le moment ? Si vous regardez notre scénario, il ne contient que des dialogues. Mais si vous regardez le film, rien de ce qui est dans le script ne s’y voit ! On a réécrit le film chaque jour au tournage en fonction de ce qu’on tournait, parce que ce qu’on filmait réellement, c’est ce qui se passe dans ce tribunal en fonction de ce que les gens disent, mais pas ce qu’ils disent. Le film parle de ça d’ailleurs : de comment est créé et habité l’espace intérieur de chaque personnage. De plus, on a aussi pensé la caméra comme un autre personnage pour que quand Ronit, par exemple, parle, on ait encore un autre point de vue sur elle. Et ça devient très intéressant comme réflexion dans un film où on questionne la Loi, la façon dont elle bâtit et influence les personnages et les lieux et qu’on peut rendre encore plus complexe en multipliant les points de vue, les agendas. On a d’ailleurs découvert que peu importe la façon dont on déconstruisait une scène, on avait tout de même une vérité : celle qui nous rendait tous d’accord, Viviane mérite sa liberté. Peu importe qui regarde ou décrit !

24I : Comment le film a-t-il été reçu en Israël ?
R. E. :
Depuis sa sortie, il est devenu, presque immédiatement, un événement social et politique. C’est assez incroyable. On n’a pas arrêté de parler du film, du matin au soir, dans tous les journaux, tous les jours. Même encore aujourd’hui, d’ailleurs, plus de trois mois après sa sortie. C’était une surprise très agréable. Bien sûr, on savait qu’il pouvait avoir un impact, mais à cette vitesse ? À ce point ? Le film est montré dans les écoles, il est discuté par des politiciens… Même les grands rabbins, qui ne voulaient pas le voir au début, ont décidé qu’ils allaient le voir lors d’un événement spécial en février, tellement la pression est forte, tellement on en parle partout. C’est devenu un vrai mouvement. Malheureusement – ou heureusement, parce qu’on peut aller partout dans le monde aussi avec ce film – on n’a pas vraiment le temps de tout suivre. Mais on sent que le message passe. Et que ça peut aider en Israël mais aussi partout dans le monde, parce que c’est un problème fondamental et universel qui dépasse le cas typique pour vraiment toucher profondément la question du statut de la femme : comment elle est considérée dans nos sociétés contemporaines, comment elle se voit aussi, à travers les yeux des autres et ceux de la société ? Même si ça a beaucoup changé, il reste encore beaucoup à faire ! Quand même, imaginez qu’une femme, en 2014, doit encore demander sa liberté à un homme… C’est une prison interne, infernale qui cause beaucoup de souffrance. Tous leurs droits sont niés. Un homme peut faire absolument ce qu’il veut. Une femme, tant qu’elle n’est pas divorcée, non : c’est comme un objet, mort qui ne peut ni sortir, ni voir des gens, ni fonder une autre famille… Cette femme qui commence son procès à 30 ans, le finit à 40 ou 45 ans et qu’est-ce qu’elle va faire après ? Rien !

24I : Est-ce pour cette raison que votre trilogie couvre plusieurs décennies ? Une même femme, dans les années 70, 90 et aujourd’hui ?
R. E. :
Oui, absolument. Rien n’a changé ! Le premier se passait en 1979 et on savait déjà qu’on voulait étaler ça sur plusieurs années, parce que ça ne change pas. On espérait que personne d’autre ne prenne notre idée et donc on a gardé ça juste entre nous deux, longtemps! Mais vraiment, c’est étonnant : comment ça se fait que personne n’a jamais abordé ça dans la création ? Il y a 12 ans, on a fait un documentaire sur ce sujet et c’est tout. D’ailleurs, dans Gett, quand on entend les cris dans le couloir, c’est du son qu’on a pris directement de ce documentaire. Il faut savoir que ce tribunal n’est pas public, personne ne peut y rentrer pour voir comment le divorce se passe. Nous, par exemple, pour nos recherches, on a du rester dans les couloirs, on ne pouvait pas rentrer jusqu’à ce qu’un avocat nous autorise à rentrer pour 5 minutes, observer comment un homme autorisait le divorce : on y a vu un couple très vieux, dans les 70 ans et le visage de la femme était usé, elle tremblait, on sentait sa peur et sa fatigue alors que lui était extrêmement sûr de lui, un peu méprisant. Ça a provoqué un choc, je pense, de montrer tout ça. Maintenant, tout le monde veut en parler.
S. E. : depuis le XVe siècle, l’histoire du judaïsme est marquée par des gens qui ont voulu changer ou faire plier les lois. Dans le cas du « gett », c’est compliqué. On ne peut pas forcer le mari à consentir au divorce, sinon ce ne sera pas casher. Plusieurs politiciens, même, dans différents partis, ont essayé de faire changer ça, mais ils n’ont jamais réussi à même emmener le projet en première lecture devant le Parlement. Le fait que les rabbins vont voir Gett et en discuter sera vraiment une première dans l’histoire israélienne. Et on ne parle pas de changement ! Juste de discussions. Je pense que le film a réussi ça : installer dans l’opinion publique l’idée qu’il fallait que ça change et que si les cours religieuses voulaient garder leur pouvoir et continuer à contrôler les mariages et divorces, il fallait qu’elles s’ajustent à la nouvelle réalité de la vie en Israël. Elles ne le feront pas pour changer la situation des femmes, mais bien pour garder leur contrôle !

24I : Ronit, vous interprétez également cette Viviane. Qu’est-ce qui vous inspire chez elle ?
R. E. :
C’est une femme magnifique ! Elle est très progressiste. C’est aussi une femme avec une force intérieure immense qui en plus donne de la force à tellement de femmes dans le monde entier. En Thaïlande, en Suède, en Angleterre, en Italie, dès le premier film, on rencontrait des femmes qui nous disaient « c’est mon histoire ». Quoi qu’il arrive, elle n’est pas une victime. Elle se bat pour sa vie, jusqu’au bout. Elle ne renonce pas, même si elle sait, comme pour obtenir le « gett » que ça va être très dur et long et qu’elle risque de tout perdre. Et à la fin, elle fait son choix, qui intrigue beaucoup de gens, je crois, qui questionne. Mais on était très contents de trouver cette fin parce que ce moment représente vraiment sa puissance : elle n’a pas peur de la vie, de ce qu’on va lui dire, elle comprend qu’il ne lui proposera pas plus que ça alors elle prend ce que la vie lui propose et dit « demain est un autre jour ». Je trouve ça très fort et ça donne beaucoup d’espoir. Elle nous inspire tellement cette femme. On a au moins encore deux histoires avec elle ! Je ne sais pas si on va les faire, il faut se reposer d’elle un peu, mais elle est vraiment inspirante.

24I : Le film n’hésite pas à percer le drame de quelques scènes de comédie…
R. E. :
Pour nous, c’est extrêmement important ! Quand on écrit, on y pense toujours. Dans ce cas-ci, c’est vraiment absurde et on aurait probablement pu aller beaucoup plus loin. Mais il fallait garder une limite, parce que c’est un drame, c’est tragique ce qui lui arrive. J’adore ce film, mais on ne pouvait pas faire comme La vita e bella ! On a donc utilisé cette absurdité.
S. E. : Ce tribunal est comme un cirque. Qui peut dire la vérité ? Qui peut vraiment savoir ce qui se passe entre ce couple, à part eux ? Et leurs versions sont contradictoires. Alors qui peut transmettre la vérité ? On l’a compris immédiatement. Dès l’instant où on voit le premier personnage entrer, on sait qu’il ne va pas nous donner les informations. Ce qui est très drôle. Bien sûr, c’est de l’humour noir, mais c’était important pour nous de créer un véritable cirque à l’intérieur de cette cour.

Propos recueillis lors d’une table ronde organisée durant les Rendez-Vous du cinéma français par Unifrance, Paris, janvier 2015.

 

La bande-annonce de Gett, le procès de Viviane Amsalem.


26 février 2015