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Entrevues

Entrevue avec Samuel Theis

par Céline Gobert

Avec son magnifique Party Girl, filmé et situé dans l’est de la France, Samuel Theis et ses deux co-réalisatrices Marie Amachoukeli et Claire Burger ont remporté la Caméra d’Or, prestigieuse récompense cannoise qui honore la première oeuvre d’un cinéaste. Ce film, rock et rempli d’amour, raconte un moment charnière dans la vie d’une entraineuse de cabaret soixantenaire sur le point de se marier et de sacrifier sa sacro-sainte liberté. Angélique, personnage principal du film mais aussi mère du réalisateur dans la vraie vie, vient interroger la façon dont fiction et réel se nourrissent l’un l’autre au cinéma. De passage à Montréal dans le cadre du Festival Cinemania, Samuel Theis s’est confié à 24 images autour de ce film à six mains, mi-autobiographique, mi-fictionnel, qui conjugue – à  la manière de Cassavetes ou du néo-réalisme français et italien des années 60-70 – l’intime et le politique.

24 images : Dans votre court-métrage Forbach, primé à Cannes et à Clermont-Ferrand, que vous avez également co-réalisé avec Marie Amachoukeli et Claire Burger, vous vous mettiez déjà en scène accompagné de votre mère et de votre frère, et ce sur la base d’éléments autobiographiques … Pourquoi avoir eu envie de réitérer l’expérience dans un format long ?
Samuel Theis :
Je pense que l’on n’était pas allé au bout des possibilités que l’on avait, et sur la méthode et sur la matière vivante qu’est ma famille (rires). On est parti d’un élément qui avait vraiment eu lieu dans la vie d’Angélique : ce mariage. Quand j’y ai assisté, cela m’avait fait me poser des questions. La situation était tellement forte, et tellement intéressante, cinématographiquement parlant, qu’il y avait certainement moyen de creuser et de travailler sur quelque chose qui serait un format de long métrage. Après, c’est vraiment Angélique qui nous a inspirés sur ce projet. Dans Forbach, elle avait un rôle un peu secondaire et les gens nous ont beaucoup parlé d’elle, on sentait qu’elle véhiculait un hors-champ fort, qu’elle créait du mystère et que les gens avaient envie d’en avoir un peu plus. Puis, il y a certainement des raisons inconscientes, des désirs et des motivations personnelles que j’avais à aborder ces choses-là et qui me dépassent peut-être un peu. Mais, en premier lieu, c’était un vrai désir artistique de continuer à raconter ces gens.

24i : Concrètement, de l’idée au montage final, quelle valeur ajoutée cela apporte au film que de le faire à trois ?
ST :
Faire un film, c’est éprouvant, ça vous transforme. On ne sort pas complètement indemne d’une expérience comme celle d’un long-métrage. Le fait qu’on l’ait fait dans des conditions aussi particulières, et qu’on ait pris autant de risques – car c’était quand même très périlleux comme exercice d’avoir embarqué autant ma famille de sang que mes amis – ça nous a fait dépasser le cadre de faire un film. C’est devenu une aventure humaine sur plusieurs années qui nous a changés, ça c’est sûr.

24i : Justement, le défi c’est que vous partez du réel, d’un geste documentaire mais vous en faites quelque chose d’éminemment cinématographique, dès le départ, dès le générique d’emblée très beau, très stylé… Comment on arrive à ce résultat ?
ST :
On a beaucoup cherché ça au montage en fait. Le montage est une phase essentielle pour ce genre de films. On avait un scénario très écrit, précis, clair à la fois sur les intentions et le propos qu’on avait envie de tenir. Au moment du tournage, on a beaucoup travaillé de façon chaotique en cherchant constamment l’accident, en récoltant beaucoup de matière, et les choix se sont imposés ensuite au montage. Il y a eu une réécriture assez longue, qui a duré sept mois. Une fois qu’on a taillé et qu’on a sacrifié des séquences, on s’est retrouvé avec un film réécrit mais assez proche de nos intentions de départ. Cela nous oblige à partir de zéro, à chaque étape du film. On n’a jamais rien sécurisé, à aucun endroit. On n’est pas partis dans une logique plus classique de cinéma où l’on balise les choses et où l’on est dans la vérification de ce qu’on a pensé. On s’est constamment fait peur et on s’est surpris à chaque fois, on a accueilli les accidents et les propositions, et ils nous ont toujours emmené un peu plus loin.

24i : J’imagine qu’il y a une grande part d’improvisation chez les acteurs lors du tournage. Est-ce que cela vous a servi à renforcer le réalisme du film ? Et est-ce qu’intégrer ces improvisations au récit faisait-il partie du travail de réécriture dont vous parlez ?
ST :
On savait que l’on allait travailler comme cela. Ce ne sont pas des acteurs professionnels et il ne s’agissait pas de leur donner du texte à apprendre et de les faire réciter. Cela n’aurait pas été très probant. Pour autant, on avait écrit des scènes dialoguées, on avait des lignes de texte. On s’était un peu entraînés à jongler avec les idées essentielles à entendre dans les scènes. On les nourrissait de ça sur le tournage. Quand ils arrivaient sur le plateau, ils ne savaient pas ce qu’ils allaient tourner. On leur donnait les situations, on leur lisait parfois les lignes de textes que l’on avait écrites et on leur disait qu’ils pouvaient s’inspirer de ça. Pour nous, c’était primordial qu’ils se réapproprient tout cela avec leur propre langage, pas seulement par souci de réalisme, mais aussi pour obtenir quelque chose d’authentique et pour les laisser très libres.

24i : Une authenticité que vous n’auriez pu obtenir avec des acteurs professionnels ?
ST :
Si l’on avait travaillé avec des acteurs professionnels, on aurait certainement cherché à les perdre autant, on aurait créé le chaos.

24i : Comme le fait Kechiche par exemple …
ST :
Exactement. On aurait peut-être travaillé sur l’épuisement. Quand on travaille avec des acteurs professionnels, ils arrivent préparés, ils ont appris leur texte, ils ont déjà des projections de ce que doit être la scène. Dans les prises, on s’obstine alors à ce que ça devienne vivant, que ça marche, que ça soit organique. Du coup, on n’est pas complètement dans l’observation de s’il s’agit d’une scène viable, de si elle fonctionne. Quand on travaille avec des acteurs non professionnels, ça, on le voit tout de suite. On les met en place, et si la situation ne marche pas, c’est qu’elle n’est pas bonne. Cela nous demande à nous de changer. Le problème ne vient pas des acteurs, c’est la situation qui n’est pas bonne, il n’y a pas de matière suffisamment riche pour qu’ils aient des échanges intéressants qui les mettent en jeu, qui les activent quelque part dans le jeu. Cet ajustement a tout le temps été notre travail : le rendre vivant, le rendre organique.

24i : Est-ce que filmer votre famille est venu interroger votre propre regard, de fils, de frère, sur eux ?
ST :
Oui, dès l’origine, l’intention du projet est de poser un regard, donc c’est déjà de transformer la réalité. A l’écriture, on s’est posé beaucoup de questions sur ce qu’on faisait d’eux en tant que personnages, comment est-ce qu’on les stylisait, qu’est-ce qu’on avait envie de raconter de chacun d’eux. Ce qui est formidable c’est que ce qu’ils sont vient nourrir l’écriture à plein d’endroits : de petits détails, de petites choses inattendues, de situations vécues qui sont beaucoup plus intéressantes que ce qu’on aurait pu imaginer ou inventer. En même temps, cela nous oblige à tenir compte de qui ils sont, et comme ils jouent leur propre rôle, on doit leur rendre justice. On ne peut pas les trahir, on ne peut pas les emmener dans des choses qui ne leur ressemblent pas. Le fait qu’ils mettent à disposition leur vécu et leur personnalité, ça nous donne une grande responsabilité.

24i : Et ça vous pose des limites ?
ST :
Oui, oui, cela nous pose des limites mais ce sont des limites que je trouve productives.

24i : Quelle est la frontière entre la mère et l’actrice quand vous filmez ?
ST :
Pour moi, sur le plateau, elle était une actrice et elle jouait un rôle. Je parlais d’Angélique comme d’un rôle. Quand on en parlait avec elle, elle-même avait cette distance, de se dire que peut-être qu’elle, personnellement, ferait autrement, mais que là elle allait le jouer comme ça, car c’est ce que l’on a envie d’éclairer du personnage. Elle n’était pas ma mère sur le plateau. Et parfois, il y a des moments, où la mère réapparaissait ! (rires). Mais parce que la situation était étrange… Il y avait des séquences difficiles à tourner, des séquences d’intimité, par exemple, où la gêne d’avoir à regarder ça et d’avoir à le raconter était peut-être celle du réalisateur, et peut-être aussi celle du fils.

24i : Tout ce hors-champ réel vient constamment nourrir la fiction que l’on voit à l’écran, vous en aviez conscience sur le tournage ?
ST :
On en avait conscience mais en même temps on ne pouvait pas se reposer là-dessus. Il fallait quand même qu’à l’écriture on soit toujours conscient de rendre visible certaines choses. Parfois, on pouvait se dire : ça, ça existe entre eux donc du coup, ça passera à l’image de toute façon… Et bien, pas forcément ! Il y a des moments où il fallait renforcer, appuyer des choses sur le rapport, sur des regards, sur des réactions, pour rendre le tout intelligible.

24i : Est-ce que le choix de tourner en scope faisait partie de cette démarche ?
ST :
Oui, cela leur donnait une stature de héros de fiction. Le format scope est un format inhabituel pour ce genre de gens. Ces visages là, on les voit sur du 4:3, à la télévision, dans des reportages. Leur offrir ce format scope, c’était les propulser dans du cinéma purement de fiction qui leur donnait une envergure de héros.

24i : Ce qui est intéressant puisque vous filmez la classe populaire, absolument délaissée par le cinéma français. Aviez-vous conscience dès le départ de l’aspect politique qu’il puisse y avoir à faire cela ?
ST :
C’est marrant que vous en parliez comme ça puisque effectivement c’est exactement la démarche dans laquelle on s’inscrit. On avait envie de raconter cette classe populaire mais en filmant les gens qui la composent vraiment. Il n’a jamais été question pour nous de faire appel à des acteurs professionnels, notamment pour le rôle d’Angélique, malgré qu’on nous ait soufflé des noms de grandes actrices françaises que l’on aime beaucoup. C’était tellement pas le projet ! Les désirs que l’on a eu à faire ce film sont nés des frustrations que l’on avait en tant que cinéastes ou spectateurs quand on voit les films français. Effectivement, le cinéma anglais, ou italien, par exemple a plus l’habitude de filmer cette classe sociale mais en France, il y a une disparition de cela. Même du régionalisme… On est souvent dans des territoires un peu flous, un peu sans frontière…

24i : Oui, là, c’est l’Est de la France…
ST :
Nous, on a voulu appuyer ce régionalisme dans la langue, dans l’accent, dans les décors qu’on filme. C ‘était très important pour nous. On croit très fort au fait qu’en se montrant très singulier, très précis, très particulier sur une histoire, on peut toucher à l’universel.

24i : Pourtant à l’écran, aucun contexte politique ou référence sociale n’apparaît à l’écran. Les personnages évoluent uniquement dans une dynamique de groupe, de tribu, de famille…
ST :
Tout à fait. On avait envie de raconter cette classe sociale mais pas dans des problématiques sociales. Ce sont des gens qui n’ont pas de problème avec leur classe. Ils ne cherchent pas à changer de condition, ils ont pas de problèmes financiers, ce n’est pas ça qui est intéressant ou qui nous intéressait, nous, dans l’histoire. On avait envie d’aborder avec eux des problématiques existentielles, de rendre compte de la complexité, de la noblesse de leurs sentiments, de leur vision du monde, de leur rapport au monde, c’était des choses qui nous tenaient à cœur.

24i : C’est assez différent comme démarche de ce que fait Bruno Dumont par exemple qui filme lui aussi les gens du Nord…
ST :
Oui. J’aime beaucoup le cinéma de Bruno Dumont, mais c’est un cinéma qui est plus inspiré, plus mystique, plus dur aussi. Nous,  on avait envie d’une vraie tendresse, qu’on soit bien avec ces gens, qu’on soit avec eux, au milieu d’eux, qu’on s’identifie à eux. On voulait que même s’il s’agit d’une région que la plupart des Français ne connaissent pas, même si les personnages parlent une langue qui peut paraître étrange (rires), même s’ils sont dans une identité et une biculture un peu floues et même si le milieu des cabarets est étranger à la plupart des gens, que les spectateurs s’identifient aux personnages. Que malgré tous ces obstacles, ils se disent : « moi je ressemble à Mario, moi je ressemble à Angélique, ce rapport mère-fils je le connais, je l’ai éprouvé, ce sentiment d’être marginal je le connais, ce besoin de liberté je l’éprouve, cette difficulté à s’engager moi aussi je la ressens des fois… » C’était le pari ! … Bon, je crois qu’on l’a réussi…

24i : Il y a plusieurs influences à l’écran. J’ai pensé à Cassavetes, évidemment, avec le personnage principal féminin. A Pialat, pour le réalisme… A Pasolini… C’était voulu ?
ST :
« Voulu », peut-être pas. Comme vous le dites, ce sont des inspirations, ce sont des influences. On a pensé au moment de l’écriture à des films de Cassavetes ou de Pasolini dans leur construction. Mamma Roma de Pasolini nous a bien inspiré à l’écriture, mais pas seulement.

24i : Il y a le mariage …
ST :
Il y a le mariage, oui, mais aussi le fait que l’histoire de cette prostituée soit aussi l’histoire de l’Italie, de Rome dans les années 70, ou le fait qu’on la voit marcher tout le temps. C’est une chose qui nous est resté puisque l’on a fait marcher Angélique tout le temps comme Anna Magnani dans le film… C’est le vrai sens du mot « péripatétique » pour le coup. Le vrai terme indique ces gens qui marchaient, et qui philosophaient en marchant, et que l’on a fini par attribuer aux prostituées qui marchaient tout le temps. Aussi, oui, on a pensé à Cassavetes, c’est sûr. Ce qui beau chez Cassavetes, c’est l’anticonformisme de ses films, c’est la liberté qu’il prend de rendre le très intime universel.

24i : La Caméra d’or, à Cannes, c’est … grand !
ST :
Oui, oui, la caméra d’or c’est … (Pause). C’est une très belle récompense, c’est quand même l’un des plus beaux prix, je pense, que l’on peut recevoir comme cinéaste puisque cela récompense une première œuvre et que, du coup, on ne peut l’avoir qu’une seule fois. Ce qui est beau ici, c’est que cela nous consacre tous les trois, et que c’est une chose que l’on peut partager, qui ne nous met pas en compétition. En tant qu’aventure humaine, c’est important pour nous. C’est aussi une récompense qui suit une prise de risque. Je peux vous dire que sur le papier, le projet pouvait faire peur… D’ailleurs, on a eu du mal à soulever des financements et de l’argent pour le film, et à gagner la confiance des gens pour le projet. On devait partir à un moment en co-production avec le Luxembourg, on était déjà en prépa depuis un mois là-bas, ça devait être une formalité, mais la Commission a dit non en pensant qu’Angélique, comme elle n’était pas une actrice, n’avait pas l’envergure de porter un long-métrage. Je pense qu’aujourd’hui… ils s’en mordent bien les doigts ! (Rires).

Propos recueillis par Céline Gobert, dans le cadre du festival Cinémania, novembre 2014

 

La bande annonce de Party Girl


20 novembre 2014