Entrevue avec Sara Forestier
par Helen Faradji
LA FLEUR SAUVAGE
Elle a commencé au théâtre à 13 ans, mais c’est en 2003 qu’elle explose littéralement, sa fraîcheur, sa fougue et sa spontanéité révélées avec évidence par L’esquive d’Abdellatif Kechiche. Si elle a ensuite joué pour Lelouch, Michel Deville, Alain Resnais ou Michel Leclerc, c’est sous la caméra digne et franche de Katell Quillévéré qu’elle est devenue Suzanne, femme fragile et forte, héroïne bouleversante. Un de ses rôles les plus intenses, les plus intègres. Rencontre avec une jeune actrice sur le point d’elle aussi passer bientôt à la réalisation, pour un premier long dont elle a donné le rôle principal à sa sœur chez Quillévéré, Adèle Haenel.
24 Images : Suzanne est un rôle exigeant, intense. Qu’est-ce qui vous a donné envie de l’interpréter ?
Sara Forestier : Oui, c’était un challenge. Mais il y avait une telle densité dramatique qu’elle donnait forcément envie de s’y confronter. Elle a une destinée tellement dense, cette jeune fille et le film épouse cette densité, avec un romanesque magnifique, autant dans la lumière, dans la puissance de son amour que dans la noirceur des conséquences de ses choix, la brutalité de sa confrontation avec la réalité ou la douleur causée par la séparation qu’elle provoque.
24I : Suzanne est une jeune femme âpre, pas forcément aimable non plus…
S. F. : Mais ça me ferait peur d’interpréter un personnage sympathique ! C’est la pire caractéristique qu’on peut donner (rires). Moi, ce que je recherche chez les gens et les personnages, ce sont des qualités plus surprenantes et qui n’ont rien à voir avec l’antipathie. Parce que Suzanne est un personnage très aimant. Elle aime à sa manière, elle est loin d’être parfaite et c’est ce qui la rend intéressante à défendre. Mais elle n’est pas guidée par de l’égoïsme, mais par des envies d’absolu, quitte à se brûler les ailes. C’est elle qui souffre le plus de ses choix, elle est dans le sacrifice, mais si le fait qu’elle échappe constamment fait aussi souffrir ceux qui l’entourent. Elle est toujours en fuite, en manque, Suzanne. L’harmonie n’est pas évidente, mais elle la cherche dans une quête d’amour absolu. Et elle en souffre parce qu’il y a un trou immense au cœur de ce personnage. C’est ce qui la rend noble, je crois, et c’est pour ça aussi qu’elle me plaît. Elle cherche à apaiser une souffrance.
24I : Comment l’avez-vous construite ?
S. F. : J’essaie toujours d’avoir une approche physique de mes personnages. Comment l’éviter, de toutes façons ? En tant qu’acteur, c’est notre routine. Mais pour Suzanne, c’était un peu différent. J’avais envie d’être tellement chargée émotionnellement que ça transforme mon visage et en même temps d’avoir une vraie forme de retenue. En fait, j’avais envie que ce soit comme une cocotte-minute, que la soupape pète et que mon visage soit transformé de l’intérieur, sans jamais être dans la démonstration parce que Suzanne n’est pas un personnage démonstratif. Elle est assez peu dans le mouvement finalement. C’était difficile. C’est le film que j’ai fait où j’ai été la plus concentrée, je crois, et j’en suis vraiment heureuse parce que j’ai réussi à faire ce que je voulais depuis longtemps. Mais Katell m’a beaucoup aidé. Elle m’a fait confiance, elle m’a laissé les rênes comme aucun autre réalisateur ne me les avait laissées et j’ai pu prendre le personnage à bras-le-corps, avec toute la concentration que ça implique. Mais ce degré de concentration coûte. J’avais besoin d’être constamment dans des douleurs très sourdes, profondes, souterraines. Il fallait que je les convoque, qu’elles soient là intensément pour pouvoir la faire exister, avec toute la retenue nécessaire. Je me connectais à des émotions, pas forcément précises ou personnelles, mais que je connaissais ou que j’inventais. Et ces douleurs, il fallait qu’elles soient là constamment. Durant deux mois, c’est dur. Mais le plaisir est là aussi, dans l’idée de vivre quelque chose d’aussi intense. En fait, j’ai vécu ce que vivait le personnage durant le tournage et ça m’a teinté, ça m’a parfumé tout au long.
24I : Et au-delà de ce travail sur les émotions, avez-vous eu d’autres références plus extérieures ?
S. F. : En fait, c’est vraiment un film d’émotions, pas de faits. Et j’ai l’impression que ça aurait coupé mon imaginaire si j’étais allée lire des livres sur des femmes de détenus, par exemple. Dans le film, on n’explique pas tout, on fait ressentir et chaque spectateur a la liberté de comprendre ce qu’il veut. De la même manière où Katell n’a pas précisé les choses pour ne pas castrer l’imaginaire du spectateur, moi j’avais besoin de ne pas trop préciser non plus pour ne pas castrer le mien. Il n’y a pas une raison aux agissements de Suzanne, mais mille. J’avais besoin de cette liberté là aussi.
24I : Et justement, qu’est-ce qui vous plaisait dans l’univers de Katell Quillévéré?
S. F. : J’ai adoré son sens du romanesque. Elle est très audacieuse comme metteur en scène et le goût pour l’absolu de Suzanne me semble venir d’elle, en partie. Vouloir raconter en un film d’une heure et demi 25 années de vie avec des parti-pris forts, c’est une forme d’absolu. Elle est à la fois d’une grande subtilité et capable de traiter de grandes choses en creux avec finesse, comme l’absence de Suzanne, la cavale, mais aussi dans quelque chose de très frontal dans cette manière de prendre à bras-le-corps une destinée et d’assumer totalement le romanesque et le romantisme. En fait, ce n’est pas du tout un film cynique et j’aime beaucoup ça parce qu’elle ne recherche pas la modernité par la facilité du cynisme. Elle est dans un esprit beaucoup plus indépendant artistiquement, avec son goût pour le classicisme et sa façon de ne jamais chercher à montrer qu’elle est jeune ou moderne mais aussi son audace constante qui témoigne, elle, de sa jeunesse et de son énergie. Je me reconnais un peu dans ça. J’ai aussi sur certaines choses des goûts à l’ancienne et j’aime cette idée de s’éloigner du cynisme.
24I : Quel était le défi pour vous d’interpréter un personnage sur 25 ans ?
S. F. : Ce qui m’excitait vraiment au départ, c’était l’idée d’avoir une constante, de ne pas tomber dans le biopic avec différentes déclinaisons d’âges. Evidemment, ça reste intéressant de montrer les différentes féminités de Suzanne, à l’adolescence, puis plus tard. Ce sont des variations qui nourrissent l’acteur. Mais je ne voulais pas tomber dans ce piège des déclinaisons. Je préférais penser au fait que la mélancolie du personnage n’était pas liée aux épreuves qu’elle traversait, mais que l’intensité de sa gravité est là dès son enfance et que d’une certaine façon, c’est elle, parce qu’elle porte ça en elle, qui va provoquer la gravité de sa destinée. Ce ne sont pas les événements qui vont la noircir. Cette constante là, de gravité et de noirceur liées à un manque d’amour, à une hypersensibilité aussi, me plaisait beaucoup. Ça donne un sentiment de prédestination à tout ce qu’elle va vivre. Le film ne se joue pas sur des causes à effets et j’aime l’idée qu’il y a quelque chose de plus mystérieux, lié à cette gravité inhérente à Suzanne.
Je trouve aussi que le film a une grande sensibilité féminine. Par l’idée de traiter les choses en creux, par le fait que beaucoup de choses, comme les époques, passent par des détails, par le fait de ne pas être dans le suspense ou la testostérone, par aussi la vision du romantisme qui n’est pas vu comme un spectacle, mais qui est l’âme du film, qui le porte. Suzanne est un personnage profondément romantique, elle est sacrificielle, mais la structure du film n’est pas dans un romantisme bien huilé, on épouse le chaos de sa vie, on n’est pas dans un romantisme glorieux. En ça, je trouve que c’est un romantisme très féminin, car il n’est pas dans la forme mais profondément dans le fond.
24I : Comme chez Kechiche pour qui vous avez joué, l’ancrage naturaliste chez Quillévéré est très fort. Pour vous, est-ce une contrainte ou une libération de jouer dans cette approche de mise en scène ?
S. F. : Je trouve en fait que ce sont des cinéastes qui arrivent tous les deux à transcender le réalisme. Abdel Kechiche le fait avec du mysticisme, il essaie de filmer l’âme des comédiennes. Katell, elle, transcende le réalisme par le romanesque. Et ça me plaisait beaucoup. En fait, je déteste le naturalisme. Les natures mortes, ça ne m’intéresse pas. Pour moi, un film naturaliste, c’est un film qui n’aurait que comme unique but de s’approcher d’une forme de naturel et je trouve que c’est un objectif assez pauvre. C’est pour ça qu’à mes yeux, les films de Kechiche ou de Katell ne sont pas naturalistes, contrairement à la grande moyenne des films français qui créent un cinéma qui ne m’excite pas énormément. Je vais vous dire franchement, je suis plus Kechiche que Pialat. Ce n’est pas came. Je sais qu’on les a souvent comparés tous les deux, mais je ne vois pas cette forme de transcendance du réel chez Pialat. Kechiche n’est pas du tout dans ce réalisme du quotidien, il veut plus s’approcher de quelque chose qui serait la quintessence de ce qu’est la vie.
Propos recueillis par Helen Faradji lors d’une table ronde durant les Rendez-Vous du Cinéma Français organisé par Unifrance, janvier 2014, Paris.
29 mai 2014