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Entrevues

Entrevue avec Wim Wenders

par Céline Gobert

Même si son dernier film Everything will be fine ne renoue pas avec la poésie mélancolique du Berlin en noir et blanc des Ailes du désir ou du désert texan de sa Palme d’or Paris, Texas, Wim Wenders n’a perdu ni sa classe ni sa volonté de capter l’intime. Nous l’avons rencontré lors de son passage au dernier Festival du Nouveau Cinéma. L’occasion de discuter avec lui de son utilisation de la 3D et de son amour pour le Québec.

24images : 2015 est une grosse année pour vous. Le MoMA et l’IFC Center ont organisé une rétrospective de vos films. Vous avez gagné un Prix au Festival de Berlin qui récompense votre oeuvre dans son ensemble. Vous recevez un Doctorat à l’UQAM demain … Qu’est-ce que tout cela vous inspire et quel regard portez-vous sur votre carrière ?

Wim Wenders : Je constate que j’ai 70 ans, que je bosse plus que jamais, et que j’ai plus de plaisir que jamais. J’avoue que je suis un workaholic. Tous ces prix, tout ça … je suppose que c’est pour les films et pas pour moi, c’est pour ça que je supporte tout ça (rires).

24I : Vous n’aimez pas les récompenses ?

W. W. : Non, je suis timide. Je trouve toujours que c’est mille fois plus facile de donner un compliment que de le recevoir, alors … je ne sais jamais quoi dire. Mais il se trouve que depuis deux ans, on a investi beaucoup de temps pour restaurer une douzaine de mes films en qualité 4K donc ils sont super beaux, comme neufs. Je me suis bien penché sur mes anciens films. Évidemment j’ai choisi les douze dont je suis le plus content.

24I : Vous êtes ici au FNC pour présenter votre dernier film Everything will be fine qui explore des thèmes qui traversent votre cinéma : le passage du temps, la relation avec les autres, et aussi l’idée que l’on est entouré de fantômes, d’anges. Dans le film, l’enfant mort semble toujours là, présent, hors champ…

W. W. : C’est une jolie idée. Même Thomas à qui cet événement traumatique arrive, il ne s’en rend compte seulement que beaucoup plus tard. C’est vrai que l’on a tous un certain cadre de préoccupations, en tant que metteurs en scène, ou romanciers. Certains metteurs en scène ne font des variations que d’un seul sujet pendant toute leur vie. Moi je crois que j’en ai au moins deux ou trois ! (rires)

24I : Et qu’est-ce qui vous fascine dans le passage du temps ?

W. W. : (rires) Surtout que cela arrive à nous tous ! Everything will be fine, c’est aussi une histoire de famille. Cela parle aussi d’être un père, et du pardon, du fait qu’il faut apprendre à se pardonner soi-même avant de pouvoir pardonner aux autres. Cela parle de mille choses qui sont quotidiennes, je ne trouve pas que cela soit un film qui sort du quotidien. Pour un film dramatique, il ne se passe qu’une seule chose de dramatique, tout au début.

24I : Est-ce que la 3D vous permettait d’explorer ces thèmes d’une façon différente qu’en 2D ?

W. W. : Oui ! Pour une fois, la majorité de cette histoire se passe à l’intérieur des personnes. La culpabilité et le remords sont des choses qui se passent à l’intérieur, c’est difficile de l’extérioriser. À mon avis, la 3D est tout à fait capable de regarder dans l’âme des personnes et de représenter la réalité et le quotidien. Les caméras 3D sont comme des rayons X, elles voient beaucoup plus que les caméras ont vu avant. Les gens croient qu’elles sont faites pour l’action et le divertissement, c’est dommage. La plupart des films utilisent la 3D comme une attraction, pas comme un vrai médium, un vrai langage. Ce n’est pas vraiment la meilleure utilisation de la 3D. Je suis catastrophé que ce nouveau langage puisse même disparaître bientôt justement parce qu’il n’a pas été bien utilisé. Pour cette histoire intime, je trouvais que la 3D était idéale, avec ces grands paysages… le Canada…ce petit village… ces quelques personnes qui ne sont pas capables de montrer ce qu’elles ressentent.

24I : Est-ce que la caméra 3D va chercher leur émotion ?

W. W. : L’émotion est là, la caméra la voit plus clairement. Les caméras 3D voient aussi plus clairement les défauts, la moindre petite réaction dans le visage d’une personne, la moindre exagération de la part de l’acteur. C’est un nouveau instrument que l’on ne connaît pas encore bien dans le cinéma.

24I : Est-ce que vous avez essayé des effets sur le tournage avec ces caméras ? Je me souviens d’une scène où la caméra s’approche très près du personnage, et l’arrière plan semble s’éloigner si l’on peut dire…

W. W. : Ça c’est un effet très ancien, utilisé la première fois par Alfred Hitchcock dans le film Vertigo. Depuis, le mot pour cet effet est « l’effet Vertigo ». C’est un mouvement de la caméra, que l’on induit nous-mêmes, ou en avant ou en arrière, et qui est accompagné par un mouvement en revers du zoom. L’impression comme spectateurs est que l’espace même se rétrécit ou s’élargit. Cela nous arrive aussi dans la vie, cette sensation qu’avec l’émotion, la peur ou la joie l’espace s’ouvre ou se ferme. C’est peut-être la première fois qu’on l’utilise en 3D, c’est peut-être même plus efficace.

24I : Pour revenir aux paysages que vous évoquiez plus tôt.. vous avez tourné au Québec. Qu’est-ce qui vous intéressait ici ? Est-ce que vous retrouviez quelque chose de cette Amérique qui vous fascine ?

W. W. : Je n’ai pas essayé de trouver l’Amérique, c’est vrai que c’était une passion mais c’est terminé. Quand j’ai reçu pour la première fois la première version de cette histoire écrite par un norvégien (NDLR : Bjørn Olaf Johannessen), elle ne se passait nulle part, il savait qu’il ne pourrait pas la tourner dans son pays la Norvège. En lisant le scénario, j’ai tout de suite pensé à Montréal et au Québec. Je connais les deux depuis 40 ans, cela fait si longtemps que je viens régulièrement à Montréal… À l’époque, le FNC s’appelait encore le Jeune cinéma … jusqu’à ce que je dise à Claude (NDLR : Claude Chamberlan, le directeur du festival) que je ne pourrais plus venir s’il continuait à l’appeler le Jeune cinéma… (rires). J’avais déjà 50 ans… ! Je connais bien les paysages du Québec… je savais que c’était l’endroit parfait pour tourner ce film. J’ai passé beaucoup de temps ici pour bien connaître les lieux du film dans toutes les saisons. Je voulais m’assurer que le film appartienne à ici, et à nulle part ailleurs, et certainement pas aux États-Unis.

24I : Le personnage dans le film est un écrivain, comme vous. Dans quels aspects du personnage vous retrouvez-vous ?

W. W. : Dans le cinéma aussi, cela nous arrive d’utiliser la vie des autres. Ça n’arrive pas seulement dans les documentaires, mais aussi dans les histoires et les fictions. On fait référence à quelque chose qu’on n’a pas seulement vécu tout seul mais avec d’autres. Ou même on utilise les expériences des autres pour un film. Il y a une grande responsabilité dans cet acte de sublimation. Quand on transporte un événement vrai dans une fiction, cela entraîne une responsabilité envers les gens qui ont vraiment vécu cette histoire. J’ai toujours des doutes quand je vois un film qui indique au début « D’après une histoire vraie. » Est-ce que c’est vrai ? Et si jamais c’est vrai, je me demande ce que pensent les vraies personnes en voyant le film, s’ils le savent. Notre héros écrit une histoire basée sur quelque chose qu’il a vécu lui-même, mais il inclut aussi le vécu d’un petit garçon et de sa mère. Il n’a pas le courage de les affronter eux mais il utilise plutôt ces événements dans un acte de sublimation. Quand finalement le jeune homme qu’est maintenant devenu le petit garçon entre dans sa vie, ça le dérange. Il doit apprendre qu’il a une responsabilité envers lui. C’est bien car il arrive ainsi finalement à… (long silence) partager ce qu’il a vécu. Jusque là il avait garder tout cela pour lui et n’avait pas partagé son passé avec sa nouvelle famille, sa fille et sa femme. C’est le mieux qu’il puisse arriver à quelqu’un : apprendre à partager.

24I : Est-ce que vous pensez que l’acte de création, écrire ou non, puise sa force dans une certaine douleur, une noirceur? Le personnage devient un meilleur écrivain après le drame vécu…

W. W. : Je crois que cela n’arrive pas nécessairement mais très souvent, oui. L’acte de création est approfondi par la douleur ou la peine. Je crois aussi que les gens, malheureusement, n’apprennent pas tellement de la joie et du plaisir. Ce ne sont pas des grands maîtres…  paraît-il.

24I : Vous avez fait appel à Benoît Debie, qui est le directeur photo de Gaspar Noé. Qu’est-ce qui vous intéressait dans son travail ?

W. W. : Justement, je le connaissais en raison de son travail avec Gaspar et je savais qu’il était un bon aventurier et qu’il n’avait peur de rien. Il s’est jeté dans cette expérience avec moi alors qu’il n’avait pas d’expérience avec la 3D, moi j’avais fait quelques films en 3D. Mais c’était nouveau pour nous deux de raconter une histoire intime dans ce nouveau langage. Il ne m’a pas déçu le brave Benoît, il a fait un travail pionnier.

24I : Vous avez aussi fait appel à Alexandre Desplat pour la bande son. Comment désiriez-vous utiliser la musique ?

W. W. : Très souvent la musique de mes films est de la musique trouvée, rock’n’roll ou blues. Dans ce film, il n’y a presque pas de musiques additionnelles, il n’y a qu’un orchestre. Je savais dès le scénario que ces images et cette histoire avaient surtout besoin d’une musique classique. J’entendais des cordes, du violon. Puis, en pensant à qui serait capable d’écrire cette musique pour ces grands paysages, je suis tombé sur Alexandre. Il a écrit pour moi le plus beau « score » de ces dernières années. Je l’ai attendu et ça a valu la peine.

24I : Ma dernière question… car le temps nous manque : jusqu’ici, vous avez beaucoup utilisé le genre du road movie. Le film, via ses ellipses, suit le cours de la vie. Est-ce que ce qui vous intéressait dans ce film était aussi de traiter la Vie, comme un grand voyage, une grande route qu’il faut traverser ?

W. W. : C’est une belle question, parce que je dois seulement dire oui. (rires) C’est vrai, c’est un peu comme un road movie finalement, tout le temps que j’ai pu passer au Québec… cette petite ville… près de la rivière … Nous avons tourné en territoire indien à Oka. Dans ma tête, c’était d’une certaine manière un road movie, mais surtout, un voyage intérieur.

Propos recueillis par Céline Gobert le 16 octobre 2015 dans le cadre du FNC.

 

La bande-annonce d’Everything Will Be Fine


10 décembre 2015