François Delisle
par Serge Abiaad
24Images : “L’optimiste est un pessimiste bien informé” est un adage russe qui vient à l’esprit en regardant Le météore. Aurions-nous tort, ou serait-il déplacé de le voir comme un film foncièrement optimiste?
François Delisle : Je ne peux pas gérer la pensée de l’un et de l’autre, mais j’accepte qu’on puisse le voir ainsi. C’est un optimisme morbide, si je puis dire, reste que cet optimisme, s’il n’est pas la finalité, est du moins présent à la fin du film. Mais je ne dirais pas que c’est un film optimiste, j’ai du mal à me positionner par rapport à mon travail, et d’ailleurs je ne fais pas mes films en réaction à quoi que ce soit ou qui que ce soit, par rapport au cinéma québécois ou au cinéma d’ailleurs. Le météore a été fabriqué dans des conditions extérieures à tout, honnêtement. Je suis complètement dépositaire du projet. Plus jeune, j’aurais probablement été plus réactionnaire, mais ce n’est certainement pas le cas aujourd’hui, c’est une démarche purement artistique pour moi, de cinéaste et d’être humain à la fois.
24I : Ne pas faire des films en réaction à quelque chose, mais peut-être en réaction au moins à son film précédent… ?
F.D. : Effectivement, d’un point de vue personnel, et jusqu’à un certain point, je peux dire que dans mes premiers films, je réagissais très violemment à ce que j’avais fait précédemment, et c’était bien. Le recul me permet de dire que finalement, je ne suis pas tant en réaction, parce que je reste dans une zone qui est la mienne. Aujourd’hui j’essaye plutôt de dépasser cette zone-là, d’aller plus loin plutôt que de simplement réagir au dernier film. On veut dépasser le dernier film quand on n’a pas grand chose derrière soi, mais à un moment donné, après 5 longs métrages, je m’interroge sur comment pousser un peu plus le processus, sur la démarche, plutôt que d’essayer de faire un film totalement différent ou à l’opposé du Météore. Je me rappelle que pour Le bonheur est une chanson triste, il y avait toute une mécanique et j’étais un peu frustré de la réception du film, car les gens pensaient qu’Anne-Marie [Cadieux] dont le personnage à l’écran tenait la caméra, était elle même l’auteure du film, ce qui n’était évidemment pas du tout le cas. Puis j’avoue avoir réagi très violemment en faisant Toi, un film très porté sur la mise en scène, avec des personnages qui n’avaient aucune emprise sur le réel. C’était une vision très «signée », et en le revoyant, je me dis que c’était peut-être une erreur de concevoir le film comme une réponse ou une réaction, car au final, les films se répondent d’eux-mêmes sans forcer les oppositions d’un projet à l’autre.
24I : Vous parliez justement lors de la présentation de votre film à l’Ex-centris de la stagnation du cinéma dans ses déploiements narratifs et sa syntaxe grammaticale, et Le météore semble naître d’une volonté ou du moins d’une tentative d’exploration du langage filmique…
F.D. : J’essaye effectivement, avec tous les moyens dont je dispose, d’être dans l’exploration. Je suis un produit de tout ça, j’écris des scénarios pour tomber au final dans un certain moule, même si on essaye coûte que coûte de s’en sortir. Avec Le météore, c’est justement à cause du processus de création que le film s’est affranchi de lui-même de tous ces codes là, et j’avais enfin trouvé le projet qui me permettait de sortir de cette prison, si je peux m’exprimer ainsi. Après avoir écrit un scénario, les personnes en charge le lisent avec des lunettes ultra-standardisées et ensuite nous participons à la chaine en faisant des films dans des modèles aussi standardisés par rapport au temps de tournage, et ce n’est plus le scénario qui compte, mais le respect des conventions collectives. Je n’ai rien contre tout ça, mais cela ressemble à la fabrication de saucisses, comme sur une chaine d’assemblage. La part de création est minime et la part d’imprévu aussi. On pense et on conçoit nos films sur de longues périodes et puis le temps venu, on a très peu de temps pour les faire et on peaufine pour que tout soit profitable. Continuer à travailler sur internet m’intéresse beaucoup pour essayer de développer d’autres langages d’un cinéma qui me semble aujourd’hui très proche du vieux théâtre. D’ailleurs le théâtre contemporain me semble beaucoup plus avancé que le cinéma – la littérature aussi d’ailleurs – et on est au cinéma toujours à la recherche d’une représentation théâtralisée de la réalité, mais à un moment donné, il faut aller plus loin. Ça ne m’intéresse pas du tout de refaire les choses que d’autres ont fait. J’ai essayé de me démarquer avec mes autres films, mais avec Le météore, je crois avoir touché à quelque chose qui m’est apparu et qui n’était pas du tout programmé.
24I : Le Météore m’a fait penser à La rivière du Hibou de Robert Enrico. L’histoire et le traitement des deux films n’ont rien en commun, mais les deux partagent une réflexion sur la subjectivité du monde intérieur et l’objectivité de la vie réelle…
F.D. : Entre l’histoire qui est racontée et qui est à mille lieux de mon vécu, il y a quand même des aspects très autobiographiques. En plaçant l’intime dans le contexte d’une histoire, ça crée peut-être cette dimension binaire que vous évoquez. Entre la subjectivité de ma vie personnelle et l’objectivité d’un homme incarcéré qui vit dans cette structure d’isolement, c’est peut-être là dans cet entre-deux que le film se passe, mais je ne peux pas dire avoir consciemment pensé à ces choses en fabriquant le film.
24I : Vous évoquez le personnage incarcéré, et justement Le météore n’est pas à mon sens un film sur l’incarcération, mais sur le processus d’un deuil en devenir. Pourtant, vous vous attardez sur les détails de la vie en prison que vous semblez avoir documentée. Pourquoi la prison comme mise en situation?
F.D : À vrai dire, je ne me suis pas très documenté, je me suis simplement renseigné sur les expressions qu’on employait en prison, et sur des choses très techniques au niveau des parloirs, des conditions de travail des gardiens de prison qui, je crois, en disent beaucoup sur les conditions de détention. Le reste est de la pure invention, sur une prison très imaginée et qui ne me semble pas représentative des prisons québécoises ou canadiennes. La prison est venue assez rapidement, pour étayer le premier jet du monologue. J’appelle ça plutôt des confessions, et dans la première confession, le personnage parle de la prison pour porter la relation entre la mère et le fils, la distance entre les deux et le fait qu’ils essayent de se rapprocher malgré les murs et les grilles qui les séparent, et par la suite tout s’est développé autour de ce thème. Pour moi c’était le pilier, le plancher sur lequel je voulais mettre en scène mes deux personnages, le reste a découlé de ça et m’a permis de parler d’autres sortes de prisons, qui sont plus intimes et personnelles.
24I : Comment conceviez-vous ou du moins espériez vous la réceptivité des spectateurs face à une surcharge de mots ? En construisant le film, n’aviez vous pas peur que les mots surplombent les images ou que les images taisent les mots, car il y a très certainement un travail médian à faire ?
F.D. : La réception pour moi est très importante quand le film est fait, mais je ne m’en préoccupe pas pendant l’écriture. Surtout que je ne savais pas comment Le météore allait être reçu. Il faut exister en tant qu’artiste et non en tant que spéculateur, c’est la seule vraie raison de faire un film. C’est un étrange rapport, celui du cinéaste au spectateur, cette tension doit exister absolument dans ce qu’on fait. On parle souvent du scénario comme étant un plan, mais pour moi les vraies limites se situent dans le rapport qu’on veut entretenir avec le spectateur. Au niveau formel ça peut aller n’importe où, ça peut prendre différentes formes, mais au final, le film s’adresse à des gens. J’essaye d’être le plus honnête possible envers moi-même, à partir de là, mon mandat est réalisé si j’arrive à présenter quelque chose sans me sentir traître par rapport à mes propres aspirations. Il faut que ça trouve preneur certainement, mais un film ça a aussi une longue vie. Les films disparaissent, mais finissent souvent par réapparaitre, et parfois on n’a pas du tout conscience de l’impact que ça a. Parfois on pense que ça passe inaperçu puis on croise des gens qui nous en parlent. Quand Ruth est sorti, on m’a dit que peu de films de ce genre se faisaient au Québec et à l’époque je ne pensais pas du tout à la possible survivance de ce film, et pourtant on m’en parle encore. Dans le fond, le spectateur veut être participatif, connecté, il veut être en face de quelque chose d’unique, et on a trop tendance à le prendre pour un con.
24I : Question bête en apparence, mais à qui s’adressent vos personnages qui souvent parlent d’outre-tombe ?
F.D : Je n’ai a aucun moment pensé que les personnages pouvaient s’adresser à quelqu’un d’autre que le spectateur. J’ai écrit ce film comme une confession. J’avais abordé la voix-off dans mon dernier film, et étrangement, la critique négative portait sur cet aspect, alors que pour moi, cet accès à la conscience du personnage était la chose la plus importante du film. J’ai continué dans cette voie avec Le météore en me gardant de toutes réserves par rapport à ça. C’était pour moi une façon d’être au plus près des personnages, mais au final, il s’agit d’être au plus près de l’inconscience qu’ils refoulent, que celle qu’ils expriment.
24I : Ce sont les voix et non les images qui construisent le récit du Météore, ce sont les voix qui révèlent les repères temporels, et le récit imagé n’a de logique apparente que par ce qu’il apporte à la parole…
F.D : En tant que cinéaste, je pense qu’on travaille tous avec le temps, et on a chacun un rapport au temps qui est très personnel. Je pense à mon prochain film où j’envisage des blocs de temps qui s’étirent, c’est d’ailleurs de cette manière que j’aborde l’ellipse dans Le météore. Pour essayer de structurer le temps, j’utilise toujours la conception des actes et ensuite ça explose. Il y a une somme d’informations que je dois livrer pour construire l’histoire, après je peux m’asseoir sur cette somme et développer des éléments qui m’amènent à envisager le corps et la fin. C’est de cette manière que j’ai bâti Le météore autant que mes autres films. Le temps joue un rôle si important dans ces films qu’il n’est pas pris en compte au niveau réel. La durée m’importe peu, je peux rester longtemps sur un moment du film comme je peux y passer rapidement. En vérité, Je ne théorise pas vraiment sur mon travail, vous m’obligez à faire des exercices [rires…]
24I : Pierre est incarcéré et le temps est figé, autant pour lui que pour nous. Le temps se manifeste dans les couchers du soleil, le lever de la lune, les fleurs qui fanent, c’est un temps qui coule de manière insaisissable. On se questionne aussi sur l’espace et la conception d’un film sans contrechamp, ne serait-ce qu’un contre champ « mental », avec des regards croisés d’un temps à un autre… Comment pense t-on un film sans contre-champs contigus ?
F.D : Il y en a comme vous le relevez. Il y a cette scène où le personnage de Noémie Godin-Vigneau est dans un café, nous la voyons à travers une vitre et le plan suivant c’est mon visage qui apparaît. Même s’il n’y a aucun lien direct, c’est un contrechamp mental qui crée une correspondance entre les personnages, c’est très libérateur. Le météore pour moi est une suite de champs contre-champs parce que les personnages se parlent et se répondent entre eux, même s’ils ne communiquent pas directement. Les scènes qui sont des blocs n’ont pas été conçues aléatoirement, c’est pour moi une réponse visuelle à une autre question. On avance dans le film et il n’y a jamais de répétitions, c’est un champ contre-champ infini, et j’ai conçu le film avec en tête la réponse d’un plan à l’autre. Le temps, contrairement à l’espace, est à la fois le dernier de mes soucis et mon meilleur allié, un peu comme mon rapport avec les spectateurs. Ça me permet de créer une proximité avec les personnages, une bulle autour d’eux. Ce qui m’intéresse, c’est d’entrer dans un univers qui est le plus souvent clos. Je pense à The Master, qui se déroule dans espace-temps qui a priori n’est pas très défini, où le temps est très malléable. Je pense aussi aux films de Pialat qui pour moi sont des références, où le temps est très secondaire et où l’on est beaucoup plus près de la matière humaine. Ce qui régit le temps du film, c’est l’impulsion, le coté fébrile des personnages, c’est à fleur de peau et pour moi, c’est ce qui est intéressant à développer.
24I: Le regard-caméra revient souvent. D’après Deleuze, il a trois fonctions : caractériser un personnage, lui donner un rôle social ou assurer la communication entre deux personnes. Vos visages semblent perdent toutes ces fonctions, et sont poussés vers un nihilisme, vers l’absence ou le néant. Comment définiriez vous la fonction de ses regards et je pense notamment au vôtre qui dure plusieurs minutes ?
F.D : C’est une bonne question. Pour moi c’est une manière de créer des liens avec les éléments du film, et j’avais une certaine peur que le film ait du mal à tisser des liens, qu’il soit une sorte de courtepointe indigeste. Il y avait donc pour moi le désir de créer un lien autant avec le spectateur que les personnages à l’intérieur même du film. Il s’agit pour moi de garder un lien avec ce qui était raconté mais aussi avec les morceaux et les blocs avec lesquels le film était fait. Il y a deux regards-caméra qui sont un peu semblables, celui de Danny Boudreault à la fin de sa première apparition, lorsqu’il se retourne puis regarde la caméra et l’autre, celui de Noémie Godin-Vigneau lorsqu’en embrassant l’inconnu elle se retourne et fixe l’objectif. Celui de Danny est peut-être porté vers le néant parce qu’il n’est lié à aucun personnage, tandis que celui de Noémie est un regard témoin. Les regards ont certainement plusieurs fonctions dans le film, la plus importante étant celle qui renvoie autant à l’intellect du spectateur qu’à celui des personnages, où une correspondance se fait par la pensée.
24I : Il y a à la fois un désir de réalisme et d’onirisme que vous enchâssez. La parole est réaliste, car elle évoque des sentiments, et ce réalisme est sous tendu par une poétique de l’image…
F.D : Effectivement, on n’est pas du tout dans le descriptif, mais dans les choses plus suggérées, et j’ajoute que tout ça s’est fabriqué très naturellement. À part Pialat, je dois avouer que peu de choses m’intéressent au cinéma aujourd’hui, je puise beaucoup dans les arts visuels et la danse qui est un langage qui m’impressionne particulièrement. Je m’aperçois que beaucoup de choses peuvent être dites autrement et parce que le cinéma est jusqu’à un certain point assez basique, on a du mal à sortir du rapport signifiant-signifié. Peut-être que par peur de perdre le contrôle sur le récit, on est encore pris avec des codes qui sont pour moi à redéfinir. Le météore est un projet qui s’est fait avec une impulsion très personnelle, et je ne voulais pas avoir de compte à rendre à quiconque, ça s’est donc fait avec Anouk [Lessard] très librement. Le fait qu’elle soit photographe a beaucoup d’importance dans le processus, parce qu’en fait, on dit plein de choses avec une image, tandis qu’au cinéma l’image est mouvante, il faut en faire 24 images à la seconde pour parfois ne dire absolument rien. En abordant le projet de manière intuitive, je me suis affranchi de toutes les contraintes. Le film me semble être en continuité avec tous mes précédents films, un aboutissement même, et maintenant j’aborde le prochain comme un challenge par rapport au Météore.
24I : Je ne vois pas nécessairement d’influences, mais peut-être plus des inspirations. Je pense aux photographies d’Abbas Kiarostami, à certains tableaux de Friedrich…
F.D : Kiarostami est un cinéaste dont j’aime beaucoup le travail photographique et c’est un cinéaste qui ne se limite pas au langage filmique, et effectivement les images filmées à travers l’eau qui coule du pare-brise s’inspirent de ses photographies. J’avais vu une expo très inspirante à Beaubourg sur sa correspondance avec [Victor] Erice. Et pour Friedrich, vous n’avez pas tort, j’étais à Berlin récemment pour présenter le film, on m’a fait la même remarque. C’est quelqu’un sur lequel je fais beaucoup de recherche pour mon prochain film, sur la notion de dramatisation des paysages.
24I : Vous avez mentionné à plusieurs reprises durant l’entretien, et je vous ai entendu le répéter à la projection du film, que vous avez essayé à travers Le météore d’être le plus vrai et le plus près de ce que vous êtes. Qui ou plutôt qu’êtes vous dans ce sens ?
F.D. : [rires…] Je suis mon film évidemment. Je l’espère du moins, car ce qui m’intéresse c’est de déceler quelque chose du cinéaste à travers son film. J’ai des souvenirs impérissables de films que j’ai vus enfant et je me souviens avoir été interloqué par les gens derrière ces films, et quand on fait une vraie rencontre avec un cinéaste à travers son film, c’est un peu comme rencontrer quelqu’un que l’on croit connaître. Ces rencontres pour moi, c’est tout ce qui compte.
Propos recueillis et retranscrits le 11 mars 2013 par Serge Abiaad
9 avril 2013