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Entrevues

HISTOIRE ET VISION DU GIV – ENTRETIEN AVEC ANNE GOLDEN

par Samy Benammar et Annaëlle Winand

Fondé en 1975, le Groupe intervention vidéo (GIV) s’est progressivement affirmé comme l’un des acteurs majeurs de la vidéo expérimentale aussi bien au Canada que sur la scène internationale. Cumulant les mandats, de la production à la distribution en passant par l’accompagnement et la formation des artistes, cette structure, unique au Québec, continue de promouvoir un cinéma qui échappe aux étiquettes traditionnelles par sa forme et son contenu. En effet, son histoire témoigne non seulement de l’importance de ce type de structure dans la légitimation de l’art vidéo mais aussi des discours féministes au centre de sa mission depuis sa fondation. Alors que le groupe présente plusieurs films dans le cadre du programme Vidéo femmes : fragment d’un héritage féministe aux RIDM (Rencontres internationales du documentaire de Montréal), Anne Golden, directrice artistique du GIV, s’est entretenue avec notre collaborateur Samy Benammar et Annaëlle Winand, qui a accompagné Anne dans sa mission au GIV de 2016 à 2021.

 Pour commencer, il serait intéressant de revenir sur le contexte de la naissance du GIV. C’était une période très dynamique au Québec dans le milieu du cinéma et de l’art vidéo, notamment avec l’ONF ou Vidéographe, qui se forme comme un groupe dissident du premier. C’est dans ce contexte que nait le GIV, qui était initialement un groupe mixte dont le mandat n’était pas encore celui qu’on lui connaît aujourd’hui. Pourrais-tu nous donner plus de détails sur cette genèse, notamment sur la dynamique de dissidence qui pousse certains collectifs à se réunir pour exprimer des cinémas absents de la cinéphilie « classique » ?

Je pense que la formation du GIV a été un acte politique qui prenait racine dans différentes idées qui agitaient le pays, comme les convictions séparatistes qui se répandaient alors au Québec, ou les idéologies marxistes et léninistes. La vidéo était également perçue comme un moteur de changement social, ce qui donnait lieu à des œuvres explorant des sujets et développant des discours qui n’auraient jamais pu exister au cinéma ou à la télévision. Le montage étant difficile dans les années 1970, on trouvait beaucoup de plans séquences et peu d’altérations de l’image. Cette contrainte technique était en accord avec la volonté de donner de l’espace aux sujets, de les laisser s’exprimer sans interruption pendant de longues minutes. De mon point de vue, il y avait là une volonté de se distinguer des médias dominants.

Est-ce qu’on peut également y voir une volonté d’appropriation, de prise de contrôle de moyens de production jusqu’alors inaccessibles ?

En effet, la vidéo était moins onéreuse et donc accessible. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui, si bien que l’audiovisuel est un espace beaucoup plus démocratique. À cette époque, il était encore nécessaire de collectiviser le matériel pour partager les coûts. Au GIV, nous avions de l’équipement qui pouvait être utilisé par les membres. Pour ce faire, il était nécessaire de proposer son idée au groupe et nous en débattions ensemble, mettant nos savoirs en commun pour faire avancer le projet. Une fois les réflexions muries, l’équipement était mis à disposition. Bien que certains films relevaient de démarches individuelles, la majorité des œuvres se faisaient en groupe. Il ne s’agissait pas de se répartir les rôles sur le tournage, mais vraiment d’élaborer une pensée commune, au contraire du cinéma traditionnel qui repose sur une hiérarchie stricte selon laquelle l’équipe réalise les décisions des producteurs, scénaristes et réalisateurs. L’arrivée de la vidéo a chamboulé ces habitudes vieilles de presque un siècle.

Dans les années 1980, la question féministe devient plus centrale dans le groupe. Les enjeux liés à la sous-représentation ou à la représentation négative de certaines communautés dans le cinéma traditionnel étaient-ils présents avant cette transition ?

Bien avant la réorientation explicitement féministe du GIV, beaucoup des œuvres produites abordaient cette question, comme Partir pour la famille (1974) d’Hélène Bourgault qui traitait du droit à l’avortement et à sa gratuité. Le film contenait une scène de « baise » très crue, respectant la durée réelle de l’acte et faisant apparaître à l’image les bulles de pensées de la femme. C’était inconcevable de trouver ce type de scène au cinéma tant en termes de longueur qu’en termes d’importance accordée à la femme. C’est un moment extrêmement fort de l’histoire de la vidéo qui vient défaire la sexualité romantisée du cinéma avec ses images et ses trames sonores esthétisées. Plus tard dans le film, cette femme cherche des services d’avortement et ce type de réflexion était absolument absent des médias à cette époque, malgré le fait qu’il s’agissait d’enjeux sociaux très discutés dans les milieux féministes au Québec. On pourrait également mentionner Femmes de rêve (1979), qui construit un regard féminin à travers les annonces publicitaires à la fin des années 1970. C’est troublant de voir qu’aujourd’hui ces images n’ont presque pas changé, au-delà des tenues vestimentaires qui se sont adaptées à l’époque. Hélène Bourgault et Louise Gendron, membres fondatrices du GIV, ont ainsi commencé à développer une pensée politique au sein du groupe dès ses débuts et ont été soutenues par les autres membres dans cette démarche.

Tu évoques des questions reliées à la notion de « vidéo directe » – pour ne pas dire cinéma direct – où il s’agit d’un regard cru avec de longues séquences qui laissent de la place aux sujets. Ces idées sont souvent rattachées au genre documentaire, mais, au GIV, on les retrouve également en fiction dans Partir pour la famille ou Femme de rêve par exemple. Dans ces films, on trouve autant des scènes de sexe brutes que de longs moments de doute qui participent d’une volonté de ne pas romantiser l’action, de s’éloigner de l’idée de dramaturgie visuelle.

En effet, le plan séquence est très présent dans les productions du GIV. Ce n’est pas une idée nouvelle, elle remonte au début du cinéma et est devenue au fil des années la marque de fabrique de certain·e·s réalisateur·rice·s. Au-delà du fait que le montage était alors peu accessible pour le médium vidéo, l’idée était souvent d’éviter le réflexe de montage qui a tendance à changer de plan dès que le rythme ralentit et donc empêche les personnages d’être simplement et honnêtement là. Birthday Suit – with scars and defects de Lisa Steele en est l’un des meilleurs exemples au Canada. Pendant 13 minutes, la cinéaste s’arrête sur chaque détail de son corps pour souligner les traces de ce qu’il a subi à travers les années. Elle raconte chacun de ses accidents, comme le morceau de doigt qu’elle a perdu. C’est fascinant de voir ce film qu’elle a tourné entièrement seule dans l’idée de se mettre en scène, mais surtout de se mettre à nu. Ainsi, c’est une œuvre qui invente une nouvelle forme à la lisière de la fiction et du documentaire.

Peux-tu nous parler de l’importance de se constituer en collectif ? En plus de faciliter la production, on imagine que le regroupement des individus et des compétences permet de faciliter la distribution des œuvres et ainsi de rendre visible ce cinéma. À quel moment a commencé à se poser la question du rayonnement ? Comment était-elle pensée au début du groupe, et comment est-elle pensée aujourd’hui ?

Dans les années 1970, il s’agissait de s’affirmer, de dire haut et fort « Nous sommes là » et ainsi de mettre en scène et de diffuser des idées qui n’étaient pas discutées ailleurs. Nous nous sommes alors confronté·e·s au problème de légitimité de l’art vidéo qui était alors considéré comme une forme lente et ennuyeuse, moins pertinente que le « vrai » cinéma. La vidéo était tout ce que le cinéma et la télévision fuyaient : de longs moments sans péripéties ni musique. Cette vision négative de l’art vidéo a évidemment changé depuis, mais, à l’époque, elle était très présente. C’est dans ce contexte que nous souhaitions proposer quelque chose de différent et changer la perception de cette forme d’expression.

Dans les années 1980, les idéologies féministes qui agitaient le monde et plus particulièrement l’Amérique du Nord ont amené le groupe à changer son mandat. On se trouvait alors entre la première et la deuxième vague contestataire et le groupe souhaitait se positionner pour porter une parole féministe. Dans cette période, l’objectif du GIV était de s’adresser à un public spécifique, une communauté féministe dans laquelle les membres s’inscrivaient eux-mêmes. Il s’agissait alors de produire des œuvres pour et par des femmes et de les faire circuler. À l’époque, on voit naître de nombreux festivals féministes à travers le monde. Le Festival international de films et vidéos de femmes de Montréal voit ainsi le jour au milieu des années 1980. Mais il y avait déjà de nombreuses initiatives ailleurs, comme à Créteil, en France. On pouvait ainsi envisager une multitude d’espaces de diffusion et de discussion à l’international.

Je trouve ça drôle aujourd’hui de voir certaines initiatives féministes à la télévision, comme des distributions entièrement féminines ou des sujets liés au corps des femmes, qui provoquent un grand enthousiasme de la part du public. Je suis très contente que ce type de programme commence à émerger dans les médias dominants, mais je ne peux pas m’empêcher de penser « bienvenue au club », tant nous explorions ces thématiques il y a 35 ans. Cette démocratisation des pensées féministes a été très lente, mais elle nous habitait déjà à l’époque où nous souhaitions sortir nos productions des quatre murs du GIV. Bien sûr, nous organisions des projections dans notre espace, mais il nous apparaissait nécessaire d’aller plus loin, d’investir les centres d’artistes et les espaces communautaires dédiés aux femmes ainsi que d’autres endroits pour doucement diffuser les œuvres et les idées.

C’est à ce moment que vous commencez à organiser des tournées pancanadiennes et à entrer en contact avec des centres d’artistes à l’étranger pour mettre en place un véritable échange.

Je n’étais pas encore au GIV à cette époque mais, quand j’y suis arrivée, j’ai lu tous les comptes-rendus de ces tournées qui ont rejoint un public d’environ 500 personnes à travers le Canada, un chiffre conséquent pour ce type de production à l’époque.

Puis, ça a fédéré les espaces et créé des liens entre eux. Trente ans après, le groupe entretient toujours des liens extrêmement tendres avec ces centres d’artistes.

Oui, absolument. On organise encore des échanges en accueillant des œuvres et des artistes au GIV. C’est une partie essentielle du travail. C’est ce qui nous permet de faire survivre des œuvres expérimentales qui ont peu d’espaces de diffusion en dehors des grands événements.

On saisit bien la nécessité d’accompagner les œuvres. Nous sommes souvent surpris·e·s de remarquer que les publics les plus jeunes n’ont parfois pas conscience de l’historicité des pratiques cinématographiques. Tu mentionnais la télévision et nous avons souvent le même sentiment que toi quand nous voyons de courtes capsules vidéo qui présentent comme « nouveau » un discours qui existait déjà dans les années 1970. Est-ce en réponse à cette situation que le GIV accorde une grande importance à la mixité des époques dans les programmes de films qu’il propose ? Il s’agit de faire communiquer le passé et le présent pour créer des résonances et faire avancer le discours.

Je pense qu’il y a plusieurs façons de procéder. Les débuts de la vidéo sont associés à des choix formels précis que nous évoquions précédemment et qui sont régulièrement réinvestis par de jeunes artistes. Ces ancrages créent des ponts entre les œuvres et justifient la mise en dialogues d’œuvres récentes et plus anciennes. On pourrait aussi uniquement présenter des œuvres des dernières années qui explorent des questions et des formes qui existaient auparavant. Le GIV a une série d’évènements qui s’appelle « La Voûte » et qui choisit d’insister sur ce dialogue entre les périodes. Il y a des échos entre les artistes à travers le temps, mais aussi des différences très importantes. L’évolution de la technologie joue bien sûr un rôle. Mais je reste aussi fascinée par les jeunes cinéastes qui emploient des dispositifs simplistes, reviennent aux origines de l’art vidéo en ayant un seul plan, une seule action. C’est là que le dialogue devient le plus intéressant, car la proximité entre les approches formelles permet encore plus de mettre en évidence ce qui distingue les œuvres. Pour faire vivre le catalogue, il y a aussi des appels à des programmateur·rice·s externes comme c’est le cas pour la série « Vidéos de femmes dans le parc », qui attire un plus grand public. Lors de ces évènements, on peut présenter des œuvres plus accessibles, comme des films d’animation, mais on tient également à proposer des films qui font plus difficilement l’unanimité mais que nous jugeons essentiels. On souhaite ainsi montrer la diversité dans les propos et les approches. On a ainsi des évènements très différents, avec des œuvres du Québec et du Canada, du cinéma expérimental et plus conventionnel. Parfois, les artistes viennent présenter les séances, ce qui donne lieu à des espaces de discussion.

Toutes ces activités et les rencontres organisées dans les locaux du GIV montrent bien l’intention de créer des intersections entre différents espaces, différentes pratiques. Il y a également les collaborations avec des commissaires et professeur·e·s invité·e·s. Beaucoup de professeur·e·s de cégep ou d’université viennent avec leurs étudiant·e·s dans les collections. C’est véritablement là que se produit le travail d’intersection des générations. Le collectif n’est pas seulement dans l’espace, il est aussi dans le temps. Le GIV parvient parfaitement à faire coexister les temporalités.

Pour les 40 ans, nous avions invité trois commissaires qui avaient chacune une approche singulière de la collection. Nicole Gingras, programmatrice indépendante, Cheryl Sim, du centre Phi, et Dayna McLeod, artiste et commissaire, ont ainsi proposé trois visions complètement différentes qui ont été présentées à Montréal mais aussi en Allemagne, en Suisse et en Argentine. C’est une belle façon de renouveler et de garder vivante la collection. On pourrait aussi mentionner le projet Archive/Counter-Archive où il s’agira d’inviter des personnes qui ne sont pas habituées à travailler dans ce type de collection à sélectionner certains films.

Ces projets décloisonnent l’idée de « grand classique ». Il y a des œuvres dans la collection qui ont acquis une plus grande importance en étant présentées plus souvent dans des programmes et même dans des classes. Mais, en invitant à explorer le catalogue, on alimente un dialogue entre les commissaires et les temporalités puisque chaque personne apporte un regard neuf et choisit des œuvres différentes. Il y aura toujours des œuvres qui reviennent et sont, quelque part, des « classiques » de la vidéo féministe, mais le groupe poursuit une logique qui tend à valoriser l’ensemble des films produits.

Il y a tant de joie à découvrir un film qui n’appartient à aucune liste. J’adore lire sur les films qui sont défendus par des gens malgré de mauvaises critiques ou un mauvais box-office. Des ami·e·s m’ont souvent montré des films que j’ai rejetés la première fois que je les ai regardés, avant de les reconsidérer plus tard.

Dans l’histoire de la vidéo, chaque pays et même chaque ville a des œuvres considérées comme fondamentales. De ce point de vue, la vidéo est un peu moins rigide en termes de canon. L’histoire de l’art vidéo est non seulement très différente d’une région à l’autre, mais souvent différente d’un centre à l’autre. Si le cinéma a une histoire solide avec une succession d’événements fondateurs et d’innovations technologiques, la vidéo a souvent souffert de sa proximité avec la télévision. Alors que la télévision et la vidéo ont une histoire commune et de nombreuses facettes technologiques communes, la vidéo a souvent été ridiculisée, considérée comme un genre flou et mal défini.

Du côté du cinéma classique, les listes de nombreux·ses critiques et professionnel·le·s du cinéma se recoupent et font émerger certaines œuvres. Bien que ce phénomène puisse se retrouver dans la vidéo, je pense qu’on y trouve une variation beaucoup plus importante. Je ne suis pas « anti-canon », au contraire j’y vois une certaine utilité, mais, concernant la vidéo, je reste un peu réfractaire à ces dynamiques de canonisation des œuvres, du fait de mon amour de la diversité des pratiques. Au GIV, nous avons des œuvres que je considère comme classiques, mais qui ne sont pas nécessairement reconnues, comme Partir pour la famille (Hélène Bourgault), La perle rare, Pense à ton désir (Diane Poitras) et j’en passe.

Légendes photos :

Annaëlle Winand et Anne Golden
Femmes de rêve (Louise Gendron, 1979)
Birthday Suit – with scars and defects (Lisa Steele, 1974)
Catalogue du GIV (1981)


23 février 2023