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Entrevues

Homme de théâtre, homme de cinéma

par Janine Evrard

En hommage à Patrice Chéreau, metteur en scène et réalisateur, nous republions ici l’entrevue qu’il accordait à 24 Images en 1998.

Incontestablement reconnu aujourd’hui comme l’un des grands metteurs en scène du théâtre mondial, Patrice Chéreau a débuté au milieu des années 60 sur la scène du lycée Louis-le-
Grand à Paris. Très jeune, il s’était constitué une famille d’acteurs. Il connaît la consécration du grand public dès 1970 avec la création, à Marseille, puis au théâtre de l’Odéon à Paris, d’un
Richard II mémorable. Directeur du Théâtre des Amandiers à Nanterre de 1982 à 1990, Patrice Chéreau a, en outre, signé des mises en scènepour l’opéra, dont celle remarquée de la Tétralogie de
Wagner à Bayreuth. En 1975, il aborde le cinéma avec La chair de l’orchidée, puis vinrent Judith Therpauve (1978), L’homme blessé (1983), Hôtel de France (1987), Le temps et la chambre (1993) et lefastueux La reine Margot (1994). Ceux qui m’aiment prendront le train est donc son 7 film.

24 IMAGES: Qu’est-ce qui vous a incité, vous, homme de théâtre, à vous intéresser à la réalisation de films?
PATRICE CHÉREAU:
Je pense que c’était absolument naturel pour moi. Quand j’étais plus jeune, je faisais du théâtre, mais j’y allais très peu — j’y vais toujours très peu d’ailleurs. J’allais par contre tout le temps à la cinémathèque; quelquefois deux fois par soir, toute la semaine quand j’étais au lycée, puis à la Sorbonne. Ce qui fait qu’à un moment donné, toute ma vie a été nourrie du théâtre que je faisais et du cinéma que je voyais; et le théâtre que je faisais était nour ri par le cinéma aussi. J’ai fait ma première mise en scène de théâtre en 1964, je suis devenu professionnel vers 1966-67, j’ai fait mon premier film en 1975 (La chair de l’orchidée). Je pense donc que j’ai tout le temps baigné dans le cinéma.

Quelle expérience le théâtre apporte-t-il lorsqu’il s’agit d’aborder le cinéma?
Pas grand-chose, à part la fréquentation des acteurs parce que les lois, les règles ne sont pas les mêmes. Ce sont deux métiers totalement différents: ce ne sont pas les mêmes moyens, le théâtre et le cinéma ne racontent pas les mêmes choses, n’adoptent pas les mêmes techniques de natration. Un scénario n’est pas une pièce de théâtre, ce ne sont pas les mêmes auteurs. Il n’y a qu’un tout petit point commun, c’est que les deux racontent des histoires avec des acteurs: tout le reste est différent. C’est-à-dire qu’il y a une écriture spécifiquement cinématographique, alors qu’il n’y a pas d’«écriture théâtrale» à proprement parler, sauf celle de l’auteur. En outre, le public n’a pas toujours envie que les gens de théâtre fassent du cinéma, quoi que cette réalité soit en train de changer un peu.

Quels sont les cinéastes que vous avez aimés, qui ontfait une impression très forte sur vous?
Il y en a eu tellement! J’ai été formé par l’expressionnisme allemand. Par la suite, j’ai eu une passion un peu plus raisonnée, si je puis dire, en tout cas un tout petit peu plus proche de nous à l’époque, qui était Orson Welles. J’étais un immense admirateur de Welles, à tel point que quand j’étais petit, je rêvais de le croiser quelque part, ce qui n’était pas facile. Un jour, je me souviens, j’étais parti faire une balade en voiture avec des copains; c’était il y a plus de trente ans, à la gare de Drancy où Welles tournait dans Paris brûle-t-il? Je suis donc allé pour le voir et je ne l’ai vu que de loin, c’est tout. Plus récemment — finalement, c’est ça qui a changé — je me suis mis à m’intéresser à des auteurs qui ne sont pas des auteurs justement, qui ne se sont jamais posés comme auteurs: à quelqu’un comme John Huston, dont je trouve tout le cinéma absolument prodigieux. Huston est le rare cas d’un cinéaste dont le dernier film, peu de temps avant sa mort (The Dead), ne soit pas plus faible que tous les autres, mais au contraire incroyable. Par la suite, j’ai eu énotmément d’admiration — mais celle-ci m’est venue d’abord du théâtre — pour Visconti qui, lui, allait dans une tout autre direction. Et puis, il y a tous les réalisateurs plus récents que j’adore maintenant, comme Cassavetes, Scorsese… il y en a tellement! Je trouve très intéressant ce qui se passe en Asie, à Taiwan, à Hong-Kong ou à Tokyo, avec Kitano, Tsai Ming-liang, Hou Hsiao-hsien ou Wong Kar-wai… Il y a là un cinéma vraiment intéressant.

Quelle différence y a-t-il entre travailler avec des acteurs de cinéma et des acteurs de théâtre?
D’abord, ce ne sont pas toujours les mêmes acteurs, parce qu’un acteut qui est formidable au théâtre ne sera pas automatiquement bon au cinéma, et le contraire est vrai aussi. J’ai toujours essayé, lorsque j’ai travaillé avec des élèves acteurs, de les pousser à faire les deux, mais il y a des gens qui, par affinité, ont du mal à travailler au théâtre, et d’autres qui ne comprennent pas ce qu’ils doivent faire quand il n’y a pas de public, qui sont malheureux devant une caméra. Je crois que ça tient à la nature même du théâtre et du cinéma. Dans le théâtre, on doit faire un parcours, un peu comme une randonnée en montagne. On doit faire le parcours qu’il y a à faire, et il n’y en a pas trente-six possibles, il y en a un. Pout tenit le rôle et jouer la pièce, au théâtre on fait des répétitions pendant deux mois. Dans d’autres langues on dit on «essaye»; en français on dit «on répète», ce qui montre bien la piètre considération qu’on a de l’essai en France! Dans les faits, ce n’est pas du tout une répétition; ce n’est jamais répétitif, une répétition, mais on répète pour se préparer à faire le parcours d’une seule traite le jour de la représentation, et de préférence pendant de nombreuses représentations. Etre acteur de théâtre est donc un métier qui appelle un certain type d’entraînement, qui n’a tien à voir avec l’entraînement du cinéma qui, lui, au contraire demande de répéter une scène très intensément pendant une heure ou deux, de filmer et d’oublier. Si vous voulez, les deux sont comme la course à pied, mais l’un correspond au marathon et l’autre, au cent mètres. Toutes les différences découlent de ça. Il n’y a pas plus de comparaison possible qu’entre enregistrer une chanson et enregistrer un opéra entier, d’une seule traite.

Comment l’homme de théâtre que vous êtes vit-il la sortie d’un film et la relation avec le public? Y a-t-il, sur ce plan, un dénominateur commun entre théâtre et cinéma?
Je me suis rendu dans dix-huit villes de France pour présenter Ceux qui m’aiment prendront le train. J’ai donc participé à dix-huit ou vingt débats où j’ai pu entendre le public, voir comment il réagissait. Dès les premières projections, on sait comment le public va réagir. Il y a toujours, comme au théâtre d’ailleurs, des salles qui rient plus ou moins, des salles qui font plus ou moins de bruit, des salles qui sont attentives, d’autres distraites. Mais les réactions du public sont tout le temps les mêmes aux mêmes endroits du film ou aux mêmes endroits d’une pièce, toujours… L’important n’est toutefois pas là; l’important est ce qu’on attend du public, à un moment donné. C’est très instructif, non pas qu’il faille obligatoirement suivre le public, mais c’est toujours très instructif d’entendre ce qu’il comprend, de voir où il décroche. Ensuite, on en tient compte ou pas. Les Américains en tiennent systématiquement compte, et ils n’ont pas forcément raison, mais c’est intéressant d’être quand même un peu à l’écoute du public. Quant au dénominateur commun qu’il pourrait y avoir entre théâtre et cinéma, je ne me pose pas toutes ces questions, si je me les posais, je deviendrais fou. Je raconte une histoire et je décide que c’est un film ou je décide que c’est une pièce de théâtre.

Comment le fait de mener deux métiers de front est-il perçu? Est-on pris au sérieux, accepté comme réalisateur lorsqu’on vient du théâtre?
Je pense que je me suis imposé. Les gens ont fini par dire que j’étais un cinéaste. Le problème n’est pas de s’imposer: si on pense que c’est profondément sa vérité ou que c’est ce qu’on a envie de fai- re et qu’on le fait, on s’obstine, et je me suis obstiné. J’ai fait mon premier film, La chair de l’orchidée, il y a 24 ans. Peut-être qu’après toutes ces années je fais partie du paysage. À l’époque, ça n’a pas été une aventure agréable. J’ai adoré tourner ce film, j’ai eu de grands plaisirs avec les acteurs, mais l’aventure n’a pas été agréable dans la mesure où le film n’a pas marché, voilà… Il est certain qu’en suivant mon dernier film un peu partout en France cette année, j’ai eu mille fois plus de rapports avec le public de cinéma qu’avec le public de théâtre. J’ai parlé, j’ai fait des débats d’une heure, d’une heure et demie tous les soirs, deux fois quelquefois. C’était formidable!

Entretenez-vous un rapport différent avec l’acteur de cinéma et avec l’acteur de théâtre? Comment faites-vous travailler l’un et l’autre?
Je n’en sais rien… Je sais seulement que je les fais bien travailler… C’est ma vie de travailler avec des acteurs, je sais les faire travailler. Enfin! je ne suis pas sûr de savoir, mais j’essaie de bien les regarder, j’essaie de les aider. Il m’arrive pour mes films de reprendre des acteurs qui ont joué avec moi au théâtre, mais je ne suis pas de règle. Par exemple, dans le dernier spectacle que j’ai monté il y a trois ans, Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès, on retrouvait Pascal Greggory, qui est dans mon dernier film justement. Mais le spectacle que j’ai fait avant au théâtre (Le temps et la chambre de Botho Strauss) remonte quand même à 1991, il y a sept ans. Donc, le théâtre s’est quand même un tout petit peu éloigné pour moi. En pratiquement dix ans, je n’ai monté que deux spectacles, dont une reprise.

On entend souvent dire que le metteur en scène de théâtre doit être au service du texte. En regard de cela, qu’en est-il du travail du réalisateur face au scénario?
Au cinéma, le scénario doit se dissoudre dans le film. Le scénario n’est pas une étape du film, c’est une étape intetmédiaire qui doit disparaître. Donc dans un film, ne doit rester que le film.

J’ai lu à la sortie de Ceux qui m’aiment prendront le train une phrase qui m’a beaucoup touchée: «Le film est celui de quelqu’un qui a connu la mort de près, qui mesure le temps qui lui reste et qui pense qu’il faut aimer». Que pensez-vous de cette phrase?
Je la trouve très littéraire! (rire) Comme tout le monde un jour, j’arrive à un âge où beaucoup de gens sont morts autour de moi et le film est le résultat de cet état de fait. C’est peut-être le film de quelqu’un qui est un petit peu pacifié par rapport à l’idée de la mort. La mort n’est pas le sujet du film, c’est l’élément autour duquel on tourne, c’est le déclencheur de quelque chose; mais le sujet du film, ce sont les vivants, les vivants qui prennent ce train et qui revivent, qui renaissent et se réconcilient avec eux-mêmes en fait.

Vous dites: Tout ce quej’ai fait m’a amené à réaliser ce film…
Oui, tout ce que j’ai été dans la vie, disons. Mais c’est un peu le cas de tout ce que j’ai pu faire, à un moment donné… Je ne suis pas quelqu’un qui perçoit une très nette différence… je mélange tou- jours beaucoup la vie avec les films et tout ce que je fabrique du point de vue artistique. En fait, tout cela est le produit de ce que je suis. J’ai connu beaucoup de gens, j’ai ri avec beaucoup de gens, effectivement j’ai vu mourir des gens, j’ai assisté à des entetrements, j’ai remarqué ce qui se passait après un enterrement, comment les gens reprenaient leur vie, comment la gaieté, la vitalité, l’envie de vivre reprenaient le dessus. Puis j’ai bâti cette histoire avec deux scénaristes, et on s’est dit que ce serait beau qu’à la fin les gens arrêtent de se taper dessus, parce qu’ils comprennent qu’il ne faut pas perdre de temps, compte tenu qu’il y a la mort au bout; que c’est bien d’être un peu généreux avec les autres.

Parlez-nous du titre du film.
À un moment donné dans le film, on entend la voix de Jean-Baptiste, le personnage principal, dire, à la surprise visiblement de la personne à qui il s’adresse: «Je veux être enterré à Limoges». Et cette personne lui demande: «Pourquoi Limoges? — Il y a un caveau de famille, ce sera plus pratique», et l’autre réplique: «Mais pas pour tes amis, pas pour ceux qui t’aiment». Alors lui, très péremptoire, répond: «Eh bien, ceux qui m’aiment prendront le train, ce n’est pas si compliqué que ça». C’est une phrase qui a été dite par quelqu’un, mais maintenant, ce quelqu’un n’existe plus, et là aussi le film a pris le dessus. Ça veut dire: si vous m’aimez, vous pourrez bien sacrifier une journée de votre vie et m’accompagnet, et on verra bien qui y sera et qui n’y sera pas. En fait, c’est une compétition que le mort installe entre les vivants.

Pour la première fois peut-être, j’ ai eu le sentiment dans ce film que vous portiez à tous vos personnages un amour total Est-ce une impression fausse?
Non, pas du tout. C’est peut-être parce que le scénario est plus proche de moi. Je pense que c’est un meilleur scénario que les autres, que je me suis investi davantage dans celui-là. Je me suis d’abord dit que j’allais retravailler le scénario jusqu’à ce qu’il ressemble vraiment à ce que je voulais. Au départ, c’est Danièle Thompson qui m’a amené l’idée, puis nous avons travaillé le scénario jusqu’à ce que nous ayons un scénario complet, mais ce n’était toutefois pas suffisant. On s’est trouvé bloqués tous les deux. J’ai alors fait appel à un deuxième scénariste, Pierre Trividic — c’est une chose qu’on ne fait pas beaucoup en France, mais que l’on fait couramment aux États-Unis — et si le scénario n’avait pas été suffisant avec le deuxième scénariste, j’en aurais pris un troisième.
Mais ensuite, c’est vraiment au tournage que j’ai fabriqué le film, à partir du scénario, sans a priori, en regardant ce que les gens vivaient devant moi. Je me sentais plus libre aussi que sur les autres tourna- ges. La fois précédente, ce n’est pas vraiment que je ne me sentais pas libre, mais un film historique comme La reine Margot est forcément loin de nous. En même temps, ce film m’a appris incroyablement sur le cinéma, parce que c’était une gymnastique de haut niveau.

Vous avez écrit, dans un très beau papier paru dans le journal Libération, que votre film était né de la fascination que vous avez éprouvée pour Breaking the Waves de Lars von Trier….
Oui, j’avais Breaking the Waves à l’esprit parce que quand j’ai vu le travail de la caméra sur ce film, je me suis dit: «Mais alors, cette chose que je cherche et que je n’ose peut-être pas faire, elle est autorisée puisque quelqu’un l’a faite…», c’est-à-dire cette caméra à l’épaule très, très vive, etc. À partir de là, je pense que le résultat à l’écran est sensiblement différent dans les deux films, d’abord par- ce que le sujet n’est pas le même, que les préoccupations de Lars von Trier ne sont pas les miennes, et vice et versa; mais son film m’a vraiment donné un coup de pouce.

Souhaitez-vous maintenant faire plus de films que de mises en scène pour le théâtre, ou voulez-vous continuer ce balancement entre les deux?
Je n’ai pas de raison de renoncer au théâtre, parce que ce sont mes racines. C’est comme si on me demandait qui je préfère: mon père ou ma mère. Je ne répondrai jamais à cette question, et certai- nement pas en présence de mes parents, mais une fois cela dit, il se trouve que je suis en train d’écrire un scénario pour un prochain film et que je n’ai pas de projet de théâtre…

Tenez-vous beaucoup à ce qu’on vous considère comme un cinéaste à part entière? Avec sept films en vingt-trois ans, croyez-vous enfin y être parvenu?
Je ne tiens pas beaucoup à l’être, je le suis. Il faudra bien que les gens s’habituent.

Propos recueillis par Janine Évrard, Paris, juillet 1998

 


7 octobre 2013