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Entrevues

Jia Zhang-ke

par Jacques Kermabon et Marie-Claude Loiselle

Cet entretien a été réalisé en mars 2007, à Paris, dans le cadre de Cinéma du réel. Certaines informations complémentaires sont tirées d’une rencontre ayant eu lieu avec le public à la suite de la présentation de Dong.

24 Images : Vos films sont portés par un mouvement ample et fluide, favorisé notamment par la durée des plans, qui fait naître une impression de flottement presque mélancolique. D’où vous vient ce rythme?

Jia Zhang-ke : Ce rythme découle tout d’abord d’un point de vue, d’un regard qui m’est propre et qui constitue le point de départ de tout. Le cinéma qui se faisait et continue de se faire en Chine néglige ce regard personnel et ne véhicule que les valeurs dominantes. Jusqu’au milieu des années 1990, les studios d’État avaient le monopole de la parole cinématographique, et c’est seulement ensuite que des cinéastes indépendants ont tenté de se l’approprier à leur façon.

Avec Dong et Still Life, j’ai eu envie de revenir à un langage cinématographique plus simple, reposant sur les paysages et les portraits. Ces choses très simples sont celles qui me préoccupent le plus et m’apparaissent comme étant les plus importantes. Tout comme moi, Liu Xiaodong (Dong) explore dans son travail les sentiments des gens ordinaires, auxquels s’intéressent d’ailleurs beaucoup d’artistes chinois de tous horizons. Comme lui, j’ai fait l’école des beaux-arts et ce qu’on nous y enseignait était fondé sur les points de vue et les modes de représentation de l’Occident. Si Dong a eu envie, en s’inspirant de la peinture du VIe siècle, de se réapproprier une manière plus ancienne et plus personnelle de représenter les choses, pour ma part, c’est plutôt dans le recours aux panoramas, dans une forme lente, un peu comme un rouleau que l’on déroule et qui nous fait découvrir un personnage, et puis un autre, que je puise mon inspiration de la tradition chinoise. Il ne s’agit pas bien sûr d’imiter un style de peinture, mais de mettre en relation quelque chose qui a été et la vie d’aujourd’hui.

24I : Si l’individu, avec ses sentiments, sa vie intime, est au centre du récit de chacun de vos films, néanmoins, il apparaît toujours indissociable d’un contexte social et politique, qui nous permet de mesurer l’ampleur des bouleversements que traverse la Chine aujourd’hui. La construction de l’autoroute dans Plaisirs inconnus, le parc d’attraction dans The World ou le barrage dans Still Life et Dong sont là pour en témoigner.

Jia Zhang-ke : Dans le contexte de la Chine actuelle, la politique, le pouvoir des autorités ont une telle influence sur la vie des gens qu’il m’est impossible de décrire des histoires individuelles sans prendre en compte ce contexte. Ce qui m’intéresse, c’est de voir, dans ce contexte, ce que les individus ressentent et qui est ignoré par le cinéma chinois actuel.

Lorsque je parlais à Dong de l’incomplétude de la figure humaine si elle n’est pas mise en rapport avec un lieu où  elle s’inscrit, il me répondait que, pour lui, ce qu’exprime le corps, c’est déjà beaucoup. Les corps des hommes couverts de sueur sur les sites de démolition, puis ceux des femmes dans l’air humide de Bangkok, m’ont tout de même donné une nouvelle compréhension de la beauté du genre humain.

24I : Mais le politique exerce une influence sur la vie des gens partout dans le monde, sauf que le cinéma de fiction ne tient presque jamais compte de cette influence. Vous, vous mettez en scène ce lien entre la politique et la vie des individus, et cela jusque dans la façon que vous avez de cadrer les gens dans un espace. Cette façon de lier le monde et l’individu représente un geste politique.

Jia Zhang-ke : Une chose qui me préoccupe aujourd’hui, c’est que de plus en plus de jeunes Chinois croient que leur liberté individuelle est détachée du contexte politique. Ils s’imaginent que par le biais d’Internet, de la télévision et de toutes les formes de divertissement, ils ont accès à un espace de liberté, alors que ces tendances sont influencées, aiguillées, orientées par le politique. Que tout le monde en Chine aujourd’hui considère le divertissement comme une priorité nationale, soutenant que chacun doit trouver son plaisir dans les loisirs, est évidemment ce qui permet au pouvoir actuel d’asseoir plus tranquillement encore son autorité et de rester en place. Le milieu d’où je viens, et avec lequel je suis resté très étroitement en contact, est un milieu ordinaire, où les gens ont une attitude très passive par rapport aux autorités. Ils en subissent d’autant plus fortement les conséquences.

24I : Cette préoccupation que traduisent vos films peut certainement être partagée par des spectateurs de toutes origines. Ce qui semble par contre propre à la Chine, c’est la rapidité avec laquelle les choses ont évolué. L’on sent très fortement dans vos films la puissance soudaine de ces bouleversements, qui apparaît comme une nouvelle révolution pour ce pays. On peut dire que, d’une certaine façon, vous avez la « chance », un peu comme Rossellini après la Seconde Guerre mondiale, alors que l’Italie était anéantie, de vous retrouver devant un pays en profonde mutation, ce qui vous permet, comme Rossellini l’a fait, de réinventer le cinéma. N’est-ce pas à la fois douloureux et stimulant?

Jia Zhang-ke :  La Chine aujourd’hui subit aussi le poids d’une accumulation de problèmes du passé. Celui de la Révolution culturelle n’est toujours pas traité, celui du Printemps de Pékin non plus, puisqu’un tabou persiste au sujet de ce soulèvement populaire, et tant qu’on ne fera pas face à ces problèmes, on ne pourra jamais faire face ni au présent, ni à l’avenir. Il est donc urgent de parler de ces questions qui doivent être résolues. La construction du barrage des Trois Gorges est aussi un héritage de l’ancienne idéologie. C’est seulement quand la construction en a été entreprise qu’on a commencé à s’interroger sur les problèmes qui allaient surgir : questions de migration, de protection de l’environnement, de sauvegarde des vestiges d’une culture vieille de 2000 ans. Non seulement près de deux millions de personnes auront été forcées d’immigrer vers d’autres régions, mais c’est aussi ce que nous a légué une histoire qui remonte à la dynastie des Tang (618—907) qui sera perdu et, en même temps, les lieux d’inspiration de certains des plus grands peintres ou poètes chinois, comme Li Táibó. C’est là aussi qu’a été écrit au XIVe siècle le Roman des trois royaumes. C’est donc un pan important de la culture chinoise qui va se trouver englouti.

Lorsque je suis arrivé pour la première fois dans cette région, où je n’étais jamais allé avant que Dong me propose d’y tourner un film, et que je descendais par bateau le fleuve Yangsé, regardant les nuages, les montagnes, la lumière qui n’ont pas changé depuis toujours, j’ai eu l’impression d’être en contact avec quelque chose d’éternel et d’intemporel. Mais dès que le bateau a accosté, je me suis retrouvé face à la violence de la civilisation moderne. Je me suis alors dit que l’endroit où je me trouvais allait bientôt se taire à tout jamais, en un instant. C’est pourquoi on a le sentiment que plusieurs temps coexistent dans Still Life : le temps court et éphémère de la vie humaine et le temps long des paysages. Cette mise en relation fait ressortir tout le caractère tragique de la vie humaine.

24I : Cette profondeur historique dont vous parlez, on la ressent très fortement devant une scène de Dong, lorsque vous vous rendez voir la famille du jeune homme qui est mort et que vous vous attardez à la fois sur des visages d’enfants et de vieillard. Ces derniers semblent venus d’une autre Chine en train de disparaître. Si la question des clivages sociaux est importante dans vos films, celle des clivages générationnels l’est tout autant. Il semble ne plus y avoir de communication possible entre les jeunes et ceux qui les ont précédés, plus de transmission.

Jia Zhang-ke : Aussi bien dans Dong que dans Still Life, j’ai voulu présenter des portraits de gens, parce qu’on célèbre beaucoup le miracle de l’économie chinoise, alors que ceux qui en payent le prix fort sont les paysans, les ouvriers, la masse dont on ne parle jamais. Seul un petit nombre de personnes bénéficie de ce «miracle». Le barrage nécessite des travaux gigantesques, qui ont leur justification économique et politique, en même temps qu’il bouleverse la vie individuelle de façon considérable. L’existence de millions de gens sera transformée à jamais. C’est pourquoi je suis très attentif aux corps de tous ces hommes qui travaillent torse nu dans la poussière de la destruction. C’est aussi dans cette mise à nu que se révèle l’égalité entre les hommes, parce qu’une fois dépouillés de l’étiquetage social, nous sommes tous pareils.

Dong et moi cherchons à représenter les corps et les visages de nos compatriotes tels qu’ils nous apparaissent aujourd’hui. Quelle image donne-t-on d’eux généralement? Cela nous amène du coup à nous demander ce qu’est le visage d’un Chinois contemporain, alors que tout change si vite, mais aussi de quelle manière on représente ce qui justement change si vite dans ce pays. En fait, la question que nous nous posons, Dong et moi, c’est : Que peut concrètement faire l’art dans la Chine et dans le monde actuel? Or, quand je m’interroge sur mon travail, je me dis que si je ne faisais pas les films que je fais, ceux qui n’ont pas la parole l’auraient encore moins, que ceux que l’on ne voit pas, qu’on oublie, le seraient encore davantage. Dans le film Dong, les visages des gens âgées, souvent impassibles, peuvent laisser croire à une sorte d’indifférence, alors qu’ils sont parfaitement conscients de ce qui se passe autour d’eux et des changements dans leur vie. Ils sont aussi parfaitement conscients de la cause de la mort du jeune et, s’ils ne semblent pas réagir, c’est là une façon de conserver leur dignité. Ils ont déjà tenté de s’exprimer et, n’ayant pas été entendus, ils ressentent une profonde tristesse.

24I : Quelle part occupent les comédiens non professionnels dans Still Life par rapport à vos films précédents? En voyant Dong, puis ensuite Still Life, on mesure encore mieux la place importante que tient le réel dans vos fictions, dans la mesure où Still Life apparaît lui aussi presque comme un film documentaire.

Jia Zhang-ke : Le rôle principal de Still Life est tenu par mon cousin, qui est un ancien mineur. À part Zhao Tao, l’actrice principale, présente aussi dans mes autres films, ce sont tous des non-professionnels trouvés sur place. Les ouvriers du chantier de démolition sont de vrais ouvriers. Ce sont les mêmes que l’on voit aussi dans Dong. D’ailleurs, certaines séquences sont utilisées dans les deux films.

Au départ je voulais faire un documentaire, mais en tournant Dong, je découvrais ce qu’était la vie des gens de cette région et j’ai commencé à imaginer une histoire qui pourrait témoigner de ce qu’ont dans le cœur tous ces hommes et ces femmes à qui on ne donne jamais la parole. J’ai alors entrepris de tourner Still Life simultanément. Mon souhait a dès lors été que les spectateurs puissent avoir accès aux deux films en même temps.

24I : Comment avez-vous travaillé avec les interprètes non professionnels?

Jia Zhang-ke : Je l’ai fait de deux façons. Sur le chantier, j’ai totalement agi comme si je tournais un documentaire. D’autres séquences demandaient par contre une certaine mise en situation. Dans la scène du repas par exemple, lorsque les ouvriers boivent de l’alcool ensemble, j’ai introduit une intrigue en leur disant : « L’un de vous va partir, vous allez le suivre ». Mais malgré cet élément narratif, j’ai quand même eu recours à un dispositif documentaire pour filmer la scène.

24I : Comment construisez-vous les plans et de quelle façon faites-vous intervenir les acteurs dans le cadre?  Avez-vous déjà une idée précise avant même de tourner ou élaborez-vous la mise en scène en travaillant avec les acteurs? Made in China, documentaire dans lequel on vous voit travailler 1 laisse supposer que vous êtes très précis sur les positions du corps des acteurs et leurs déplacements  : rester les bras ballants, faire un pas à droite, etc.

Jia Zhang-ke : Quand il s’agit d’une scène avec un ou deux comédiens, ou d’un dialogue, la mise en scène est très précise jusque dans le positionnement et les déplacements des comédiens. Mais quand je filme un groupe, je préfère improviser avec les interprètes. J’expose d’abord mes intentions en leur expliquant ce qu’ils doivent faire et on discute, mais s’ils me disent qu’ils ne sentent pas ce que je leur demande, on s’ajuste et je ne considère pas que cela se fasse au détriment de mes propres intentions. J’ai pour principe de ne jamais imposer le scénario aux comédiens, et je cherche toujours à être très attentif à ce qu’ils ressentent, nous travaillons tous au même projet. La direction que je donne au film est plus globale. D’ailleurs, une fois achevé, le film correspond toujours au traitement du scénario. Dans tout le travail qui précède le tournage, je passe énormément de temps avec les comédiens à préciser la biographie de leur personnage : ce qu’il a fait, quel parcours il a connu. Je ne présente jamais dès le départ le scénario intégralement.

24I : Il y a dans Still Life un très beau plan où l’on voit un groupe d’hommes en train de trinquer, que la caméra quitte tout à coup pour se déplacer lentement vers la droite jusqu’à un homme allongé. Est-ce que ce genre de déplacement est improvisé selon ce qui se passe ou élaboré à l’avance?

Jia Zhang-ke : Pour ce plan, il y a eu plusieurs prises qui chaque fois étaient différentes. Dans les autres prises, il y avait aussi ce même mouvement de caméra, mais nous ne nous rendions jamais jusqu’à la dernière personne allongée, qui fume une cigarette. Pendant une des prises, j’ai remarqué cet homme et j’ai demandé au caméraman de poursuivre le plan jusqu’à lui. La familiarité qui me lie à mon équipe de tournage, avec laquelle je travaille depuis dix ans, facilite ce type de travail. Il y a, entre le chef opérateur et moi, une compréhension mutuelle qui lui permet de savoir exactement ce que je veux. Par exemple, pour ce plan dont vous parlez, les comédiens improvisaient. D’une prise à l’autre, leur disposition dans le cadre n’était donc jamais la même. Certains cinéastes préfèrent avoir une parfaite coordination entre les mouvements de caméra et les mouvements des personnages et répètent beaucoup pour que le résultat corresponde de façon précise à ce qu’ils ont imaginé. Pour ma part, je réfléchis au mouvement possible, sans faire de répétitions, et chaque fois que je tourne le plan, il y quelque chose de nouveau qui se passe et qui souvent révèle de belles surprises.

24I : Jean Renoir disait qu’il faut toujours filmer un bouquet du côté où on ne l’a pas préparé. Êtes-vous d’accord avec cette formule?

Jia Zhang-ke : Ça me fait penser à une autre citation, celle-là de Bresson, mais dont je ne me rappelle plus les mots exacts. Elle dit qu’un film, dans son processus de création, connaît plusieurs vies et plusieurs morts. Il prend vie dans la tête du cinéaste, puis meurt sur le papier, il reprend vie lors du tournage et meurt de nouveau au montage2. Il y a bien sûr des contraintes imposées par le processus industriel du cinéma, par rapport au temps de travail et à bien d’autres aspects, mais quoi qu’il en soit, pour moi, le tournage, ce n’est jamais réaliser un scénario. C’est le scénario qui est un prétexte pour retourner à la vie.

24I: Bresson, dont vous parlez, a publié ses Notes sur le cinématographe. Or, vous avez vous aussi publié des livres. En quoi consistent-ils?

Jia Zhang-ke : Pendant que j’étais au lycée et un peu après, j’ai écrit des romans, qui ont été publiés, mais par la suite, j’ai surtout écrit des essais, certains étant des réflexions sur la vie, d’autres sur le cinéma. Je tâche d’écrire continuellement parce qu’en Chine aujourd’hui, il y a une telle agitation, tant de tentations possibles, qu’écrire permet de rentrer en soi.

24I : Vous avez non seulement mis sur pied, en 1995, la première maison de production indépendante en Chine (Youth Experimental Film Group), mais vous semblez bénéficier d’une grande liberté de création, et pas tant face à la censure que dans votre mode de production. On pense par exemple à la rapidité avec laquelle vous avez réussi à trouver le financement de Still Life, à réunir l’équipe et les comédiens. C’est le genre de chose qui, au Québec ou même en France, serait impossible. Comment pouvez-vous trouver le financement et vous organiser aussi rapidement pour tourner une fiction de l’ampleur de Still Life?

Jia Zhang-ke : Il faut dire que je donne beaucoup de maux de tête à mes producteurs! Ce n’est pas la première fois que je procède comme ça. Xiao Wu, artisan pickpocket et Plaisirs inconnus avaient aussi été faits à l’improviste. Si mes trois précédents films étaient des coproductions ayant bénéficié notamment de l’apport financier d’Office Kitano (la compagnie de production de Takeshi Kitano), le financement de Still Life provient principalement de deux sources : une société de production basée à Hong-Kong  et une autre à Shanghai. Je tiens à conserver une certaine distance par rapport à l’industrie cinématographique pour ne pas être assimilé, avalé par le système, mais tout en profitant d’elle pour faire mes films, parce que sinon beaucoup de genres de films sont menacés de disparaître. J’ai la chance de pouvoir compter sur un rapport quasi familier avec les gens de mon équipe, qui peuvent venir travailler sur mes films au pied levé, sans contrat ni engagement. Peut-être est-ce un avantage encore exclusif à la Chine. Pour travailler comme je le fais, il faut avoir beaucoup de soutien : de la part de l’équipe, de ceux qui louent le matériel, avec lesquels il faut établir une relation de partenariat, leur assurant qu’ils seront payés plus tard. Pour l’hébergement et les repas, on  doit trouver des commanditaires. Pour Still Life, il y avait urgence, car si on avait attendu six mois, la ville aurait été sous l’eau.

24I : La musique dans vos films, sans jamais être au premier plan, tient toujours une place importante, notamment par le spectacle, mais aussi par les chansons populaires qui y reviennent de façon récurrente, et tout spécialement dans Still Life. Bien que dans ce cas elles passent par la radio, elles jouent un rôle essentiel dans le film, les paroles étant même sous-titrées.

Jia Zhang-ke: Je n’ai pas recours à des chansons populaires pour des raisons musicales ou sonores. Elles prennent leur origine dans le scénario. Pour les Chinois, la musique populaire est en rapport direct avec leur réalité et témoigne de la façon dont ils perçoivent leur vie. Mais le problème qui se pose à moi, c’est la façon de l’intégrer dans le film sur le plan sonore. Depuis The World, je travaille aussi avec un musicien qui s’appelle Li Xiang. C’est que j’ai éprouvé la nécessité d’ajouter au film une certaine part d’abstraction. J’ai de plus en plus besoin de cette dimension abstraite.

24I: À la fin de Plaisirs inconnus, il y a  une scène très particulière où un policier demande au jeune arrêté pour cambriolage de se lever et de chanter. Pourquoi cette chanson?

Jia Zhang-ke : À l’époque, j’écoutais très peu de musique populaire, mais quand je suis retourné dans mon village natal, tous les enfants et les adolescents fredonnaient la chanson que ce jeune chante à la fin. Je crois que ce qui les touchait dans cette chanson, c’est la phrase : « On ne demande jamais l’origine d’un héros», qui symbolise l’espoir pour tous ces enfants appartenant à un milieu très défavorisé.

24I: Dans la scène finale de Plaisirs inconnus que nous venons d’évoquer, le policier dit au jeune homme qu’il peut être condamné à mort pour la tentative de vol à main armée qu’il a commise. Est-ce vrai ou est-ce simplement pour lui faire peur?

Jia Zhang-ke: En Chine, on prononce très souvent la peine capitale, qui découle parfois uniquement d’une volonté politique de serrer les boulons, de sorte que, tout d’un coup, les délits qui n’étaient pas juridiquement passibles de la peine de mort se trouvent élevés au rang de crimes majeurs. Je me souviens que quand j’étais petit, un ami plus âgé que moi, qui avait volé un ticket de rationnement pour 500 g de farine, a été condamné à mort.

24I : Dans Made in China3, on vous voit un instant vous recueillir. Êtes-vous ainsi toujours très superstitieux?

Jia Zhang-ke : Je fais avant le tournage de chaque film une petite cérémonie où je prononce une prière. C’est d’ailleurs une pratique de plus en plus répandue dans le milieu du cinéma en Chine. On prétend qu’en réalisant un film, on peut heurter différents esprits, alors on leur demande pardon. Mais pour la plupart des gens, c’est simplement une mise en situation qui souligne le fait qu’on va entreprendre quelque chose de sérieux. [rires] Cette cérémonie permet aussi de réunir les collègues  — des collègues qui sont presque des frères pour moi — et de nous unir dans un nouveau projet.

 

1. Film de Julien Selleron, figurant dans les compléments de l’édition belge des DVD de Jia Zhang-ke. (Cinéart édition/ Twin Pics).

2. «Mon film naît une première fois dans ma tête, meurt sur papier; est ressuscité par les personnes vivantes et les objets réels que j’emploie, qui sont tués sur pellicule mais qui, placés dans un certain ordre et projetés sur un écran, se raniment comme des fleurs dans l’eau.» Notes sur le cinématographe, Éd. Gallimard, 1975, p. 20.

3. Film précité de Julien Selleron.

 

Propos recueillis par Jacques Kermabon et Marie-Claude Loiselle

Interprète : Cheng Xiaoxing

Transcription : Marie-Claude Loiselle


9 janvier 2014