Entrevues

Joachim Lafosse

par Helen Faradji

DE PLAISIR ET DE CONSTRUCTION

Malaise, inconfort, limites… Et aujourd’hui, pur affect. Le cinéma de Joachim Lafosse (Nue propriété, Élève libre…) laisse des traces. Le cinéaste belge était de passage au Festival du Nouveau Cinéma pour défendre son bouleversant À perdre la raison, rude observation d’une femme enfermée vivante dans sa propre vie au point de commettre l’irréparable. Rencontre.

24 IMAGES : Votre film est adapté d’un fait-divers survenu en Belgique en 2007. Qu’est-ce qui vous intéresse dans la matière du fait-divers? Comme dans le film noir, une façon de partir du réel pour mieux atteindre la tragédie?

JOACHIM LAFOSSE : Ah oui, complètement, c’est clair. Ce qui m’embête aujourd’hui, c’est que beaucoup de cinéastes « vendent » leur film en disant « il est adapté d’un fait-divers et c’est la vérité sur l’affaire », ce que je trouve complètement dégueulasse et assez crétin car on ne rend pas service au cinéma en disant ça. Pour le dire simplement, pour moi, très concrètement, le cinéma, ce n’est jamais la réalité ou la vérité. C’est toujours une mise en scène. Et tout cela d’autant plus que même si je voulais filmer le réel, le réel est toujours périmé, il n’existe pas au cinéma. On peut s’inspirer du réel, mais ce ne sera jamais le réel et prétendre le contraire, ça me paraît une manière assez dommageable de stimuler la croyance du spectateur. Alors que moi, ce que je veux, c’est stimuler la vigilance du spectateur, ce qui n’est pas la même chose.

24I : C’est-à-dire ?

J. L. : Je n’ai pas envie que le spectateur croit à ce que je lui dis. J’ai envie qu’il se dise comment ça se fait qu’on en arrive là, qu’une mère puisse en arriver là. Pour vous le raconter simplement, il y a cinq-six ans, j’étais dans ma voiture et j’ai entendu parler de cette histoire, ça m’attrape, je ne cesse pas d’y penser, je crois, parce que je vois Médée. Et aussi parce que je ne vois pas un film sur l’infanticide mais la possibilité d’inventer une histoire. Ça m’inspire sur l’emprise, c’est-à-dire sur les conséquences d’une générosité, d’un altruisme qui feraient perdre toute autonomie aux gens à qui ces dons sont destinés. Ce qui, en soi, est un sujet qui me passionne…

24I : Et que vous avez déjà traité

J. L. : Oui, absolument, dans Élève libre. En fait, dans toutes les grandes tragédies, ça commence par une passion amoureuse et très vite, on voit que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Je crois que ce qui lie tous les cinéastes que j’aime bien, c’est leur obsession pour les questions morales et basiques du bien et du mal. Et je trouve intéressant de faire voir au spectateur combien le mal peut aussi être le fruit des bonnes intentions. Quand je parle de vigilance, c’est ça : mettre le spectateur dans une position où d’un coup, il entend les bonnes intentions s’énoncer, il assiste au passage à l’acte, mais par l’ironie dramatique et le travail sur le scénario, il est au courant avant les personnages qu’il suit des effets que ça va avoir. Dans ce film, on a vraiment travaillé sur cette dimension d’ironie dramatique. Ça m’intéresse beaucoup plus de filmer un gars avec un seau d’eau derrière une porte et de filmer le type qui va vers la porte..

24I : C’est la distinction que faisait Hitchcock entre la surprise et le suspense

J. L. : Voilà. Mais c’est vrai que je préfère parler d’ironie dramatique. Parce que le suspense hitchcockien, faire aller le spectateur de droite à gauche et tout d’un coup, ouvrir une porte et un seau d’eau tombe, ne me semblait pas très intéressant pour raconter une histoire comme ça. Je préfère donner un coup d’avance au spectateur. Lui dire que c’est une tragédie et qu’il y a mort d’enfants. Et il y a une autre chose que je ne veux pas, c’est filmer le meurtre des enfants. Parce que je pense que le trauma est tel si on filme ça… C’est comme lorsqu’on voit un accident de voiture : c’est traumatique, tu ne cesses d’y penser mais tu ne réfléchis pas. Et en travaillant sur l’ironie dramatique et sur le hors champ, là, tu sors d’une émotion uniquement populiste pour aller vers une réflexion.

24I : Mais on ne peut tout de même pas dire qu’À perdre la raison refuse l’émotion, au contraire.

J. L. : Non, absolument. Dans Élève libre et Nue propriété, mes films précédents, il y avait quelque chose de dogmatique et j’avais un peu envie d’y mettre le cinéaste en avant, pour dire que j’étais capable de faire des films en x nombre de plans-séquence, etc.. Et quand on terminé le scénario d’À perdre la raison, je me suis dit que cette histoire était si forte, à la fois intime et universelle, qu’il ne fallait pas essayer de faire le malin mais plutôt suivre les acteurs, faire exister les personnages, raconter cette histoire et point barre. D’où l’idée de tourner caméra à l’épaule par exemple. Et il fallait que les enfants soient justes, qu’ils ne soient pas filmés comme des objets puisque dans l’histoire, ils sont justement des objets et c’est leur drame. Et il fallait se donner les moyens d’aller à l’essentiel.
Et je suis content, vraiment, sur ce film-ci, qu’on me parle plus de l’histoire et des acteurs que de moi. Je trouve ça très positif. On me parle peu de la mise en scène et c’est intéressant. C’est comme un bon décor. Un bon décor, c’est un décor que tu ne vois pas, dont les journalistes ne parlent pas.

24I : En même temps, c’est un film très mis en scène avec cette caméra à l’épaule, cet usage des gros plans, du hors champ qui sont très réfléchis.

J. L. : Oui, c’est vrai. Mon boulot, c’est de rendre vraisemblable une forme d’excessivité. Et cette histoire est excessive. Si à la fin de l’histoire, on me parle beaucoup de comment cette mère a pu en arriver là, c’est que c’est gagné.

24I : Mais l’enfermement de cette fille est construit également par la mise en scène, notamment par la musique.

J. L. : Oui, oui, mais tout dépend de comment tu la mets en avant, ta mise en scène. Je ne sais pas, mais j’ai l’impression que je me fais plus oublier que dans les films précédents. Par exemple, j’ai souvent pensé que les acteurs faisaient un peu un kidnapping sur le film, qu’ils me dépossédaient de mon propre film. Et même si j’avais parfois l’air un peu ridicule face à mon équipe, très vite je me suis rendu compte qu’ils étaient en train de me faire un cadeau incroyable parce qu’ils étaient géniaux. C’est bien de faire des films uniquement en plans-séquence ou fixes, mais du coup, quand on te parle de tes films, on ne te parle plus que de ça et je ne suis pas sûr que ça soit le plus intéressant. Je préfère ce qui se passe avec ce film-ci.

24I : Pour revenir à cette notion de tragédie, est-ce que vous envisagez le cinéma comme un outil cathartique, ou purificateur ?

J. L. : Je pense que le cinéma est d’abord et avant tout un plaisir. Il doit en être un. Pour les spectateurs et pour moi. Oui, évidemment, l’art est cathartique, mais si tu fais un film pour te soigner… je suis en psychanalyse depuis 13 ans, trois fois par semaine et…
De faire penser autrement sur l’infanticide ou sur la dépression d’une mère de famille nombreuse, si ça peut faire en sorte que certaines femmes se disent oui, la féminité, ce n’est pas qu’être mère et que contrairement à ce qu’on nous dit dans les magazines féminins, oui, ça reste compliqué d’être une mère de famille nombreuse et que ce n’est pas simple d’être à la fois une mère, une patronne, une maîtresse, une amante et que, naturellement, les hommes ont tendance à être machos et qu’il faut lutter tous ensemble contre ça, je pense que ça fait du bien à tout le monde de voir des films qui disent ça. Et il ne faudra pas cesser d’en faire parce que ça ne va pas s’arrêter du jour au lendemain, c’est dans la nature même.

24I : Ce qui est troublant  dans votre film, c’est aussi qu’habituellement, lorsqu’on entend un tel fait-divers, on pense immédiatement, c’est un monstre…

J. L. : Oui, et on attend le fait-divers suivant. Or, ici, tout d’un coup, on s’arrête.

24I : Et on a envie de la prendre dans nos bras. L’empathie suscitée est immense.

J. L. : Oui. Vraiment, pour moi, c’est le plus beau des compliments. Si j’ai réussi à redonner un visage humain à quelqu’un dont on a dit qu’il avait commis des actes monstrueux, là, oui, ça peut servir à ça le cinéma. Mais encore une fois, je crois vraiment que d’abord et avant tout, mon boulot, c’est de vous amener une forme de plaisir. Et évidemment, il n’y a pas que le plaisir du spectateur qui va voir un divertissement léger de type pop-corn. Il y a d’autres plaisirs, heureusement !

24I : Dans ce film, vous avez les acteurs (Niels Arestrup et Tahar Rahim) et le scénariste (Thomas Bidegain) d’Un prophète. Vous sentez-vous une communauté d’esprit avec le cinéma de Jacques Audiard ?

J. L. : Oui, dans sa dimension populaire, dans son envie de faire du cinéma pour tous. Je pense qu’Audiard ne cède pas sur l’idée que le cinéma est un art populaire et qu’on a à emporter le spectateur. Ce n’est pas l’art de l’idée.

24I : Et recréer le “couple” d’Un prophète

J. L. : Ça me semblait très intéressant parce que comme c’est l’histoire d’une femme qui découvre en se mariant avec un jeune homme qu’il est plus en couple avec son protecteur qu’avec elle, ça crée un intérêt. Et puis, ceux qui n’ont pas vu Un prophète n’y perdent pas au change puisque ce sont trois bons acteurs et pour ceux qui l’ont vu, ça a quelque chose de jubilatoire. Après, je dois dire que c’était stressant. Niels et Tahar m’ont bien fait comprendre, dès le premier jour de tournage, qu’ils avaient peur que si le film n’était pas aussi bon qu’Un prophète ou que si eux n’étaient pas aussi bons, tout le monde allait dire que quand Audiard n’est pas là, ils sont mauvais. Ça a été dit et ça mettait la barre haut ! Mais je dois dire que je les ais vraiment trouvé casse-cous. Ça prenait du courage de reconstituer leur duo. Ils auraient pu ne pas réussir à faire oublier le Corse et Malick.

24I : Comment comprenez-vous ce personnage d’André, joué par Arestrup ?

J. L. : Pour moi, c’est un petit garçon qui ne s’aime pas assez, qui n’a pas confiance en lui et qui trouve comme solution pour avoir des relations de tout le temps donner des cadeaux, de n’être que dans le don. Sauf que ce type de relations a quelque chose de très nocif, puisque finalement, il ne sait plus pourquoi les gens sont avec lui et il crée une dépendance des gens à son égard. Il trouve une espèce d’astuce pour exister, mais cette astuce est très dangereuse pour lui et pour son entourage. Consciemment, il ne veut pas ce qui arrive. Mais inconsciemment, il l’engendre.

24I : C’est une forme de bienveillance perverse, comme dans Élève libre et Nue propriété

J. L. : Oui, exactement. Dans Nue propriété, la mère ne cesse de nourrir ses enfants mais elle nourrit des monstres puisqu’elle ne leur donne pas de limites. Pierre, dans Élève libre, au nom de l’éducation et de l’apprentissage, va trop loin. On peut vite engendrer de la dette, en réalité. Se rendre indispensable, c’est plus facile que de dire aux autres « vous êtes assez grands pour être autonomes ». André, c’est ça. Et combien de parents jouent de la même façon sur la culpabilité des enfants… C’est en ça, je crois, qu’il y a quelque chose d’universel dans cette histoire. Ça ne dit pas tout le monde peut tuer ses enfants, cette psychose là est rare, mais en tant qu’homme, on peut tous être un peu macho et avoir tendance à laisser l’éducation de nos enfants aux femmes et en tant que femme, on peut vite à mon avis avoir tendance à être trop fusionnelle.

24I : Le film est aussi un portrait de femme en pleine déconstruction…

J. L. : Je crois que c’est une femme qui veut trop être une mère parfaite. Ce qui la déprime et la fait souffrir est de voir qu’elle ne peut pas tout assumer. C’est sans doute pour ça qu’elle ne veut pas montrer ses enfants à sa mère à elle qu’elle voit comme une incapable. Or, ça n’existe pas, une mère parfaite. Et je crois qu’on devient mère justement quand on accepte qu’on ne sera jamais une bonne mère. Et c’est la même chose pour les pères.

24I : Aviez-vous pensé immédiatement à Émilie Dequenne ?

J. L. : Oui, tout de suite. Il y a un truc incroyable avec elle, c’est qu’elle se fait oublier. Le même film avec Cécile de France, tu vois Cécile de France. Émilie, tu vois Murielle.

24I : Elle est plus rare aussi

J. L. : Oui, c’est peut-être ça. Il y a sûrement de ça.

24I : Comment l’avez-vous dirigée ?

J. L. : Au cœur de cette histoire, il y a des sujets tellement intimes. Chacun d’entre nous peut s’y retrouver, je pense. Et on a assez vite senti sur le tournage qu’il fallait être assez pudique sur ce que le film provoquait chez chacun d’entre nous. On s’est assez peu parlé sur le plateau. Et j’ai voulu envoyer Émilie chez cette psychiatre spécialiste des dépressions post-natales parce que je préférais qu’elle en parle avec cette femme qu’avec moi. À un moment, elle a voulu me parler des raisons pour lesquelles elle avait accepté de faire le film, de ce qu’elle avait vécu et ça me mettait en fait assez mal à l’aise de le savoir. Parce que d’office, elle demandait à ce que je prenne position et ce n’est pas mon travail. Moi, j’ai un film à faire et je dois me préserver d’avoir des a priori, des jugements, je dois garder une forme de neutralité. Un cinéaste n’est bien sûr pas neutre sur son film mais il vaut mieux qu’il ne parle pas trop de vie privée avec ses acteurs. Et ce film était tellement intime pour les acteurs, je l’ai senti, qu’il valait mieux qu’ils le gardent pour eux. À la fin du tournage, Émilie m’a dit que c’était mieux d’avoir parlé à cette psychiatre qu’à moi. Elle ne se serait sûrement pas abandonnée de la même façon.
Et je crois vraiment que ce que la caméra, et les spectateurs, aiment, ce sont les secrets. Un film, il faut que ça soit mystérieux. Comme dans la vie. Un film ne dit pas tout. Heureusement. C’est comme un homme ou une femme dont on est amoureux et qui nous dit tout. C’est fini, c’est la débandade ! Et je crois qu’en tant qu’acteur ou cinéaste, on a à cultiver ces secrets, cette intimité. Un film qui dit tout de ce qu’il est est un film chiant. L’énigme, c’est le plaisir. Et la féminité, c’est une grande énigme !

24I : Pour finir, est-ce que vous pourriez nous parler de vos choix musicaux.

J. L. : Je ne suis pas musicien, mais vraiment mélomane, c’est une de mes passions. C’est l’art sublime, celui qui va le plus directement à l’inconscient de l’auditeur. Et quand on a fini d’écrire cette tragédie, on s’est dit qu’on ne pouvait pas travailler avec les romantiques, les Chopin, Schubert, Schuman, qui vont directement au ventre en ayant ce petit quelque chose de psychologique. Tandis que les Baroques, comme Haydn ou Scarlatti, ont quelque chose de plus spirituel. Et comme on filmait le lien pervers, on s’est servi de ce thème de Scarlatti pour signaler au spectateur chaque fois qu’il était en train de se nouer. Ce qui est très différent de sortir les violons pour dire « c’est maintenant qu’il faut pleurer ». Si tu n’amènes pas de l’esprit à cette histoire aussi âpre, si tu ne te sers pas de la musique qui est l’art spirituel par excellence, c’est une grave erreur sur la mise en scène d’un film comme ça. C’est trop oppressant, ce n’est pas digérable. Comme l’utilisation des amorces, des bords de cadre à droite et gauche, c’est aussi une façon de protéger le spectateur aussi, en lui rappelant qu’il n’est que spectateur, qu’il n’a pas à choisir entre papa et maman, à prendre parti pour un camp ou l’autre.

Propos recueillis par Helen Faradji, le 15 octobre 2012, dans le cadre du Festival du Nouveau Cinéma.

La bande-annonce d’À perdre la raison


21 juin 2013