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Entrevues

Karl Lemieux

par Ralph Elawani

Suoni Per Il Popolo et le Cinéma Moderne collaborent pour présenter du 6 au 20 juin, une programmation signée par le commissaire Frédéric Savard comportant une rétrospective de l’œuvre du cinéaste Karl Lemieux, présentée pour la toute première fois en version numérique. 24 images s’est entretenu avec le réalisateur.

 

  1. Avec la pandémie, le confinement, les quarantaines et tout le bataclan, on a vu exploser le statut de commissaire (le Nouvel Obs parlait, il y a peu de temps, des « coachs culturels »). Il y a eu ta rétrospective, en salle, à la Cinémathèque québécoise, en janvier 2020, où tu proposais également quelques cartes blanches. Il y aura, dans le cadre de Suoni Per Il Popolo, une deuxième rétro, en ligne, entièrement consacrée à tes courts métrages et tes œuvres performatives. As-tu, comme plusieurs, l’impression ces jours-ci d’être plus que jamais une goutte d’eau dans l’océan ?

C’est presque inévitable et, franchement, ce n’est rien de nouveau. Déjà, dans les années 1960, les situationnistes parlaient d’une accumulation massive d’informations et de l’inutilité de créer plus de films… L’archiviste/ historien Paolo Cherchi Usai, dans son livre The Death of Cinema: History Cultural Memory and the Digital Dark Age, estimait qu’environ un demi-milliard d’heures d’images en mouvement avait été produites en 1999, soit deux fois plus que pendant la décennie précédente et qu’à ce rythme, il y aurait probablement plus de 100 milliards d‘heures d’images en mouvement qui seraient créées en 2025.

On peut se poser la question : est-ce que ça sert à quelque chose d’en faire plus ? Mais si je peux me permettre de déplacer la problématique, je dirais que pour moi, la création d’une œuvre est plus importante que sa mise en marché. Faire de l’art, c’est une vocation, une forme de prière.

Oui, il y a le risque que le geste se perde, mais ce n’est pas ce qui est le plus important. Dans le contexte de cette accumulation massive d’informations, je pense que le travail des commissaires n’a jamais été aussi important. Ils aident à mettre en lumière des œuvres qui n’auraient peut-être jamais été découvertes autrement. La mise en contexte d’une œuvre, la réflexion qui l’accompagne et la qualité de sa présentation peuvent faire toute la différence et éviter que celle-ci ne devienne justement une autre goutte d’eau dans l’océan.

 

Le concept de rétrospective va de pair avec l’idée de carrière, d’œuvre. À quel point es-tu à l’aise avec ces concepts ? Commences-tu à entrevoir que tu as un corpus et qu’il s’en dégage des fulgurances ? 

J’ai toujours l’impression de débuter… Il y a encore tellement de films que je veux faire et de collaborations dans lesquelles je veux m’investir… Mais, avec le temps il y a quelque chose qui se construit. Je trouve ça intéressant de faire le point. Très peu de gens connaissent l’ensemble de mon travail. Plusieurs des films que je propose ici sont des objets fragiles qui n’ont jamais été distribués et qui, je l’espère, vont peut-être « prendre leurs sens » dans cet ensemble.

 

  1. Nous vivons une étrange période. Le cinéma en souffre manifestement. Il y a les salles, il y a les tournages, mais il y a aussi les environnements dans lesquels le type de cinéma que tu pratiques est projeté. De quoi ont eu l’air les trois ou quatre derniers mois, de ton côté, et comment envisages-tu la suite des choses?

Oui, c’est vraiment une période étrange. Je crois qu’on va avoir besoin de recul pour comprendre ce qui se passe vraiment… D’abord une pandémie (!), et là, maintenant, on est témoin du plus grand mouvement pour les droits civiques de l’histoire… C’est très émouvant. Peut-être que, finalement, on n’avait besoin de s’arrêter pour réfléchir et agir…

On est aussi dans les changements climatiques jusqu’au cou. C’est sérieux… Là aussi, c’est important de se mobiliser et d’agir.

Oui, le cinéma souffre présentement, mais ça va reprendre. Les gens vont toujours avoir besoin de se retrouver pour échanger des idées. La structure commerciale, telle qu’on la connait, va peut-être changer, mais on va continuer de projeter des films dans des microcinémas, des ciné-clubs et des cinémathèques. Et c’est probablement la formule la plus intéressante de toute façon…

  1. Parlant de tournages, tes films, qu’il s’agisse de The BridgeMamoriou Yujiapu, ont une dette énorme envers la nature, l’extérieur, les « contrées éloignées ». As-tu été traversé d’un frisson à l’idée que le monde et la mobilité venaient de basculer dans un nouveau paradigme ? 

 Ça m’intéresse toujours de tourner ma caméra vers des choses que je ne comprends pas. Voyager peut être un bon raccourci pour ça. Le désert, l’intérieur du silo #5, le chaos de la jungle amazonienne, la « Quiet Zone » de la Virginie-Occidentale, les villes fantômes chinoises… ce sont des lieux qui me hantent encore… J’ai plusieurs anecdotes à ce sujet, mais j’ai aussi souvent eu l’impression d’avoir été plus « en danger » lors de mes tournages à l’étranger.

Mais quand j’y réfléchis, je réalise que le tournage le plus dangereux que j’ai fait est probablement celui dans mon village natal… Ce que j’essaye de dire, c’est qu’ici aussi, on peut se mettre en danger et trouver des choses intéressantes à filmer.

J’ai eu la chance de voyager beaucoup au cours des dernières années, et l’idée de m’arrêter ne m’angoisse pas particulièrement. De toute façon, le trafic aérien est devenu obscène.

On voyage pour des riens et on ne réalise pas l’impact que ça a vraiment sur l’environnement. Un ralentissement peut juste être bon.

 

  1. L’année 2020 marque plus ou moins le 15e anniversaire de la fondation du collectif Double négatif. Si tu devais poser un regard sur ces 15 années, que retiendrais-tu du travail qui a été effectué et de l’impact des nouveaux médias sur le cinéma ?

Initialement, l’idée derrière Double négatif était de revitaliser la « scène » du cinéma expérimental à Montréal. Je pense qu’on a bel et bien réussi à contribuer. Au moment de la fondation du collectif, en 2004, il y avait très peu de choses qui se passaient.

À l’unisson avec l’industrie et le commerce, Montréal était déjà obsédée par « les arts numériques ».  Il y avait une tradition forte en vidéo d’art qui découlait des arts contemporains, le cinéma d’animation était en bonne santé, mais à part quelques cas isolés, le cinéma expérimental argentique d’ici était presque mort.

Même Claude Chamberland – qui en avait été l’ambassadeur pendant des années avec le FNC et son centre de distribution Film Film – n’en présentait presque plus…

Pour nous, le tout s’est passé autour de l’Université Concordia, de la Casa del Popolo/Sala Rossa et des lofts d’ami.e.s dans le Mile-End. On organisait des projections à l’image des shows de musique, avec posters sérigraphiés et des flyers qu’on distribuait çà et là.  Il y avait une communauté qui se rassemblait lors de ces projections, c’était très stimulant.

Maintenant, on a ralenti, mais on a encore la chance d’avoir la Cinémathèque québécoise et La Lumière qui présentent régulièrement d’excellents programmes de cinéma expérimental.

 

  1. Dans un opuscule sur le cinéma d’avant-garde, publié via les Cahiers, en 2003, la théoricienne et chercheuse Nicole Brenez reprenait une idée de Marcel Hanoun : celle du « cheminement spéculatif » de l’essai et son rapport à la dimension expérimentale du cinéma. Selon toi, quelle liberté permettent ces « tâtonnements » au cinéma, ces cheminements spéculatifs ?

J’aime beaucoup les écrits de Nicole Brenez, mais je ne connais pas ce livre, bien qu’il semble vraiment intéressant. Si je peux me permettre une tentative de réponse, je dirais que cette liberté doit être totale (ou presque, dans la mesure où le cinéma impose toujours des contraintes). J’aime l’idée d’approcher un film comme une peinture, ou de poser le geste le plus radical possible. Les tâtonnements ou les explorations cinématographiques sont, à mon avis, essentiels au développement de nouvelles formes de langage.

  1. Question de rester près de Brenez, nous pourrions aussi parler de la fétichisation de la pellicule aux XXeet XXIe siècles. C’est un peu l’objet par excellence, et je sais toute l’importance que Double négatif lui a accordée dès ses débuts. À quel point es-tu tanné d’entendre parler de sa mort ou de sa renaissance ? Et que devrait-on plutôt en dire, à ton avis ?

Il y a quand même eu plusieurs années d’incertitudes, où à l’instar de Fuji, Agfa et Ilford, Kodak a presque complètement arrêté de produire de la pellicule. On le sait maintenant, le cinéma argentique est là pour de bon.

Pour moi, il y a certainement une forme de fétichisation de la pellicule et de son appareillage, mais c’est un choix que j’aime et que j’assume : l’image-film, le grain et les imperfections organiques qui peuvent venir avec tout cela. Et en performance, j’adore travailler avec des projecteurs 16mm et explorer les possibilités relatives à ces appareils : C’est en fait assez proche de ce qui se fait en musique, avec des tables tournantes ou des magnétophones à bobines.

 

  1. Mis à part la dimension « grands espaces », ton œuvre est intimement liée à la musique. La relation est à double sens : il y a à la fois tes collaborations cinématographiques (ce qui accompagne tes œuvres) et tes collaborations musicales (les images en mouvement qui accompagnent le travail des artistes du son). J’aimerais que tu me dises comment tu conjugues ces deux grammaires. Prenons par exemple le vidéoclip que tu as réalisé pour Timber Timbre. Bien naïvement : comment travailles-tu, comment réfléchis-tu ?

Ça m’est arrivé de présenter des projets comme des « films performatifs », avec de la musique « live », et de représenter exactement la même chose comme un concert avec des projections.

Tout dépend du contexte, mais j’aime beaucoup cette idée d’échange et de dialogue entre la musique et le cinéma. J’ai abordé la pièce « Sewer Blues », de Timber Timbre, comme un projet de film, mais la différence fondamentale est que les images ont été tournées pour une musique préexistante. Normalement, j’essaye de développer des projets en considérant le son et la musique dès le départ.

 

  1. Parlant de grammaire, j’aimerais t’entendre au sujet de l’enseignement du cinéma à l’université. En fait, tout le pan « concordien » et l’influence de certain.e.s professeur.e.s – notamment sur la naissance de Double négatif (et sa consécration) – m’intéresse. On pourrait évidemment aussi ajouter quelques individus de l’Université de Montréal, notamment André Habib. 

J’ai toujours eu beaucoup de difficulté à l’école. J’ai terminé mes études secondaires aux « adultes », après un voyage d’un an aux États-Unis. Je suis un drop-out du Cégep Saint-Laurent et j’ai été expulsé de l’Université Concordia…

Je dois cependant dire qu’à Concordia, j’ai eu la chance d’étudier avec plusieurs cinéastes que j’admire et ça m’a permis de rencontrer plusieurs artistes dont j’aime aujourd’hui beaucoup le travail.

Double Négatif est d’ailleurs né de ces rencontres. André Habib, de son côté, a longtemps défendu ce qu’on faisait à travers son réseau à l’Université de Montréal. J’ai beaucoup de respect pour cet homme. Il a beaucoup réfléchi au cinéma. Ce qu’il a à dire est fascinant.

  • Je sais que tu travaillais, jusqu’à tout récemment, avec Marie-Douce St-Jacques (qui a coécrit Maudite poutine) à l’adaptation du roman Le Majestic, de l’auteur français Robert Alexis. Comment avance le projet et de quelle manière souhaitez-vous adapter cette œuvre ?

Marie-Douce et moi travaillons encore sur l’adaptation du roman. Dans le processus de « traduction vers l’écran », nous essayons de ne pas perdre la finesse des détails, le ton et l’ambiance du roman. C’est un récit BDSM sur fond d’anthropocène qui se déroule dans un musée d’histoire naturelle, avec une paléobotaniste, un géologue et la directrice du musée. Dans le livre, l’histoire est racontée à travers les notes d’un journal, mais pour l’adaptation, nous évitons la narration omnisciente pour nous concentrer sur l’action. Je veux utiliser une « voix off », mais en décalant certains dialogues pour les superposer sur d’autres scènes. Un peu comme dans Lannée dernière à Marienbad de Resnais et Robbe-Grillet… C’est un film qui va devoir être porté par les acteurs, mais je veux aussi porter une attention toute particulière aux ambiances ; les sculpter comme un rêve fiévreux.

 

  • En terminant, le programme qui sera présenté par le Cinéma Moderne se déroule dans le cadre d’un festival que tu connais très bien et auquel tu as souvent été associé de par tes collaborations avec des musiciens. Si je ne m’abuse, le pan cinéma est tout nouveau. Si l’exercice de la carte blanche t’était encore une fois proposé, qu’aurais-tu aimé présenter à Suoni ?

Je suis très heureux de cette invitation de Frédéric Savard. J’aurais dû faire ça depuis longtemps, mais je voulais mettre mes films en ligne de toute façon et ça m’a permis d’avoir un deadline et d’accélérer les choses. Et que ce soit dans le cadre de Suoni, c’est vraiment parfait. Il y a une toute nouvelle génération qui a investi les lieux maintenant, mais la Casa/ Salla ont longtemps fait office de deuxième maison pour moi.

Et, qu’est-ce que je présenterais à Suoni si j’avais une carte blanche ? Je ne le sais pas exactement… mais probablement des films très bruyants.

 

Cette programmation sera accompagnée d’une discussion en direct, animée par Aude Renaud-Lorrain et Fred Savard, le dimanche 14 juin à 19h30 → ICI

PROGRAMME COMPLET → ICI

Fréquences au féminin : Les femmes pionnières des débuts de la musique électronique
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Karl Lemieux : Une rétrospective en ligne
CovideoDrone : Un film collectif créé en confinement
Musique à l’ONF : Les débuts de la musique électronique
Musique à l’ONF : Documentaires et portraits
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10 juin 2020