Entrevue avec Catherine Martin
par Eric Fourlanty
Depuis 25 ans, Catherine Martin fait un cinéma irréductible – un cinéma qu’on ne peut réduire. La seule étiquette qu’on pourrait lui apposer serait celle d’humaniste, un humanisme qui serait chez elle indissociable d’un sens du sacré et de l’omniscience de la nature. Dans Une jeune fille, elle creuse son sillon avec la rencontre de Chantal, une adolescente en fugue (Ariane Legault), et de Serge, un fermier gaspésien (Sébastien Ricard). Deux solitudes qui s’apprivoisent lentement au cœur d’un territoire, une Gaspésie âpre et lumineuse, qui, peut-être plus que ces deux êtres écorchés, est au centre du récit. Rencontre avec une cinéaste qui rêve le réel.
La Gaspésie
Quand l’envie m’est venue de raconter l’histoire d’une jeune fille qui quitte son milieu familial suite à la mort de sa mère, l’idée d’un bout du monde s’est imposée. J’avais tourné en Gaspésie pour Océans, mais le train – comme l’autocar, d’ailleurs – s’arrête à Gaspé. J’aimais l’idée du terminus. Au cinéma, j’avais exploré Charlevoix et le Bas-du-Fleuve, alors pourquoi pas la Gaspésie? Ça aurait pu être l’Abitibi, mais Bernard [Bernard Émond, son conjoint] y avait déjà tourné un film : on va lui laisser ce territoire-là! Mais la raison principale, c’était l’exploration de cet arrière-pays gaspésien méconnu. Et l’idée d’isolement de Chantal. C’est un monde totalement différent de celui qu’elle connaît. Pour elle, c’est le lieu d’une nouvelle vie possible.
La différence d’âge
C’est l’histoire d’un vieux garçon qui rencontre une vieille âme! J’avais envie de dire qu’un homme adulte et une jeune fille peuvent avoir une relation fraternelle. Je crois à ces relations basées sur la fraternité, la bienveillance et l’entraide. Ce sont aussi deux êtres extrêmement seuls qui ont de la difficulté à s’apprivoiser. Le récit du film, c’est celui d’un apprivoisement mutuel. Un lien se crée entre eux, une reconnaissance aussi. Elle, reconnaît que c’est le lieu où elle peut être, et lui, se rend compte qu’il a besoin d’elle. C’est un film sur la nécessité d’entrer en contact avec l’autre. La solitude n’est pas la seule façon de vivre…
Pourquoi la prend-t-il sous son aile? Je ne peux pas l’expliquer et je pense qu’il ne peut pas se l’expliquer non plus. Ça fait partie des choses qu’on fait sans trop savoir pourquoi, de façon instinctive, intuitive. Ce qui leur arrive les dépasse et ils ne savent pas comment le nommer. J’ai voulu placer leur relation dans quelque chose de l’ordre du sacré.
Sébastien Ricard
Je pensé à lui assez tôt. Pas pendant l’écriture, mais assez tôt. J’aime bien aller à l’encontre des clichés et je me suis dit que si Serge avait un physique ingrat, on penserait comprendre pourquoi c’est un solitaire, un vieux garçon. Alors qu’en prenant Sébastien – qui n’a pas vraiment un physique ingrat (rires) – , ça devenait plus complexe. Et puis, c’est un acteur qui a une présence physique très forte. C’était important pour camper un fermier.
Ariane Legault
On a vu une quarantaine de jeunes filles de 13 à 18 ans. Ariane était la plus jeune. Depuis le début, je savais que mon personnage avait 14 ans, en hommage à Mouchette de Bresson. C’est mon film fondateur, celui qui a marqué ma vie – le film, le personnage et le roman de Bernanos. Ariane a un visage très grave, une grande intelligence de jeu et une sobriété remarquable. Alors que je demande souvent aux acteurs d’atténuer leurs expressions – je travaille beaucoup dans la retenue – , il a parfois fallu que je demande à Ariane d’en mettre plus.
Direction d’acteurs
Je choisis beaucoup les acteurs pour ce qu’ils sont réellement. Je ne leur donne pas beaucoup d’indications, tout comme aux spectateurs, d’ailleurs. La force du cinéma, c’est l’image. Quand on voit les lieux, on comprend beaucoup de choses. Ensuite, c’est la mise en scène qui parle, plus que les dialogues. Surtout dans ce film-là, j’ai procédé par touches. Ma façon de faire du cinéma, c’est d’expliquer peu et de montrer beaucoup. Mon cinéma n’est pas réaliste, c’est une représentation de ma vision du monde.
Inspirations
Raymond Depardon a été une grande inspiration pour ce film-ci, en particulier Profils paysans. Et le personnage de Serge est inspiré de celui de Paul Argaud dans La vie moderne. Je me suis aussi inspirée des photos que William Eggleston a fait du Sud des États-Unis dans les années 60. On y sent la dureté du milieu, mais aussi l’espace et la lumière.
Le film rêvé et le film réel
Qu’il s’agisse d’un film de fiction ou d’un documentaire, on est toujours confronté au réel. On rêve un film pendant des mois, parfois des années, et puis on est confronté à la fabrication, aux contraintes de temps, de température, etc. Le film réel n’est jamais à 100% le film rêvé, mais celui-ci s’en rapproche pas mal!
Au fil des films, j’ai appris à mieux composer avec le réel. Mariages, mon premier long métrage de fiction, a été une grande source de souffrance parce que le rêve était inatteignable avec les moyens mis à ma disposition. Ça été un choc. J’essayais de faire rentrer le rêve de force dans la réalité et j’ai eu de la misère. Il a fallu que je m’adapte. Entre autres choses, comprendre que si je rêvais de films très ambitieux et très chers, je ne travaillerai pas ou j’attendrai trop longtemps entre chaque film. Je rêve donc des films plus modestes, avec peu de personnages, mais je ne suis pas du tout frustrée. La seule raison pour laquelle je fais des films, c’est une nécessité intérieure. Si j’avais un très gros budget, je ne ferais pas un film à grand déploiement, je ferais ce que je rêve de faire depuis longtemps : avoir beaucoup de temps de préparation. Le luxe suprême serait de passer trois jours à répéter un plan-séquence très chorégraphié et une journée à le tourner.
D’un film à l’autre
Il y a une espèce de continuum entre chacun de mes films. Pour Nuit d’Afrique, je voulais filmer au neuvième étage de chez Eaton et ça ne s’est pas fait. J’ai fait Les dames du 9e, qui a nourri Mariages, que je voulais tourner dans le Bas-du-fleuve. Je n’ai pas pu. Quand on m’a proposé Océans, j’y ai vu la possibilité d’explorer ce territoire-là. Je n’ai pas pu aller plus loin que Gaspé et j’y suis allé avec Une jeune fille. Dans les villes et L’esprit des lieux ont été réalisés la même année. Ils ont voyagé ensemble et se répondaient l’un l’autre. Trois temps après la mort d’Anna est venu du désir de retourner dans le Bas-du-fleuve et a clôturé un cycle sur l’univers féminin, sur la lignée des femmes. Peut-être que chaque film assouvit un désir non réalisé qui vient d’un film précédent. Le prochain sera tourné à Montréal et dans les environs.
Cinéaste féministe
Je ne pense pas être une cinéaste féministe, mais je suis, d’une certaine façon, féministe simplement parce que je suis une femme. Je ne suis pas militante, je n’ai pas fait d’études dans ce domaine, mais plus je vieillis, plus je suis préoccupée par la place de la femme dans le monde, par le regard posé par les femmes sur le monde. Un regard qu’on voit un peu plus qu’avant, mais encore trop peu. Au Québec, dans les années fastes, cinq longs métrages de fiction sur trente sont réalisés par des femmes. C’est trop peu. Je suis une femme qui fait des films. mais j’offre mes films à tout le monde. L’expression « film de femmes » me hérisse au plus haut point. On ne dit pourtant pas de Persona qu’il s’agit d’un film d’hommes – ou de La femme qui boit! Je trouve ça très troublant qu’on me dise que mon cinéma est influencé par celui de Bernard. On ne lui dit jamais que son cinéma l’est par le mien!
Cinéaste québécoise
Plus jeune, je me définissais comme cinéaste, point. Mes influences étaient beaucoup plus européennes – Bresson, Tarkovski, Dreyer, Bergman, Fellini, etc. – que nord-américaines. Plus j’avance avec mes films, plus je me rends compte que je suis profondément Québécoise. Notre culture nous est propre, elle a ses racines dans une culture catholique et paysanne. Ouverte sur le monde, oui, mais elle vient de là. Quand je faisais Mariages, je me disais que je voulais capter quelque chose de l’âme québécoise. Je ne savais pas comment le nommer autrement. Je me rends compte que je suis encore dans cette quête. La mort de Michel Brault m’a profondément ébranlée parce que, pour moi, c’est celui qui nous a appris le cinéma, il a été l’œil de notre cinéma. Je tiens Les Ordres pour le plus grand film québécois. Quand je pense à qui nous sommes, je pense à Brault, à Groulx, à Perrault, etc. J’aimerais m’inscrire dans la lignée de cet héritage.
Propos recueillis par Éric Fourlanty
La bande-annonce d’Une jeune fille
3 octobre 2013