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Entrevues

Entrevue avec Abdellatif Kechiche

par Helen Faradji

Palmé d’or pour l’évident et puissant La vie d’Adèle, récit d’un amour aussi destructeur que constructeur entre deux jeunes femmes, Abdellatif Kechiche a répondu à nos questions.

24 Images : La question vous semblera peut-être bien prosaïque, mais pourquoi n’y a-t-il pas de générique de fin ni de début dans la version de La vie d’Adèle que nous avons vue ?
Abdellatif Kechiche
: En fait, il y en aura un. C’est encore une copie de travail. Mais figurez-vous que je ne voulais pas faire de générique parce que j’espérais faire un site internet avec le générique, une autre version du film, des scènes coupées, des cours de français, de philosophie, de sciences naturelles, etc… Mais finalement, on me l’a reproché, alors j’ai décidé de faire un générique.

24I : En réalité, je me demandais si cette absence de générique, et donc de noms mis de l’avant, allait dans le même sens que la critique que développe le film du milieu de l’art : son snobisme, sa condescendance, la starification qu’il crée ?
A.K. :
Ça allait en effet dans le sens de ce discours-là. Mais on m’a dit : « oui, mais on sait très bien que c’est toi qui a fait un film, on l’associe à ton nom… ». Mais oui, ça participait à cette idée d’un surdosage de starification. C’est bien qu’il y ait de la starification, des gens que l’on aime, que l’on admire, mais il ne faut pas que ça tombe dans l’adulation, l’adoration. Pour l’instant, tout cela est un peu raté (rires), mais j’envisage encore de pouvoir le faire, en précisant à l’avance les raisons de mes choix.

24I : Pour parler plus précisément du film, comment et pourquoi avez-vous choisi Adèle Exarchopoulos ?
A.K.
: Elle porte en elle des qualités humaines que j’admire. C’est une fille d’une grande générosité, d’une beauté, d’une gentillesse… Elle est courageuse et déjà très libre, aussi, tout en aspirant à l’être encore plus. Et d’une grande sensualité, en plus. La personne rejoint, au fond, le personnage.

24I : Elle s’inscrit aussi parfaitement dans la lignée des personnages féminins que vous avez créés. Pensez-vous, après 5 films, que l’on puisse évoquer une « héroïne kechichienne » ?
A.K. :
On pourrait, oui, pourquoi pas ? Elle serait une femme qui s’affirme. Courageuse, aimante, généreuse, forte, honnête et surtout libre, je crois.

24I : Est-ce que les actrices dessinent le personnage ou le personnage existe avant le choix de l’actrice ?
A.K :
Le personnage existe d’abord et parfois, la fusion entre lui et l’actrice se fait facilement, parfois, je dois faire des modifications et aller vers un autre personnage que celui que j’avais imaginé

24I : Le film est monté avec des ellipses très marquées, sauf dans ces fameuses scènes de sexe qui semblent presque filmées « en temps réel ». Pourquoi cette volonté d’isoler ces scènes par la mise en scène ?
A.K.
: Je ne crois pas qu’elles le soient plus que les autres, que les scènes de repas ou de ruptures ou de retrouvailles. J’aime m’installer dans une scène et montrer la vie sans artifice, ou avec le moins d’artifice possible. Donc, pour moi, ça demande ce rythme, ce temps que je prends. Évidemment, ce n’est pas le temps d’une nuit entière pour la scène d’amour, elle a aussi des ellipses. Mais c’est une sorte de sens esthétique aussi. C’est comme ça que je les trouve belles.

24I : Dans ces scènes, et d’autres, vous faites usage du scope. Il y a un côté épique, presque western dans La vie d’Adèle, ce qui est très étonnant pour un film si intime. Comme si les corps de ces jeunes femmes devenaient les grands espaces à conquérir…
A.K. :
Oui. Je suis content que vous l’ayez remarqué parce que c’est le premier film que je tourne en scope. Je voulais vraiment donner cette dimension épique à cette histoire et faire de ce personnage un héros de western qui commence par courir et finit par marcher de dos, en s’en allant, après avoir traversé une épreuve de vie. Je voulais, ou en tout cas j’espérais qu’on sente comme une sorte de combat dans ces scènes, avec des instants de provocation, de domination, d’accrochage. Je ne l’ai pas chorégraphié, c’est l’acte lui-même qui inspire cette idée de combat.

24I : Ce qui frappe dans La vie d’Adèle, c’est aussi son mouvement interne. Dans vos films précédents, on partait d’un personnage plus seul qui cheminait pour rejoindre le groupe, la communauté, alors que là, Adèle commence au sein du groupe, à l’école, transite vers le duo, en couple et finit par la solitude, ou en tout cas par trouver sa place en tant qu’elle-même.
A.K. :
Vous trouvez qu’il y a une rupture ?

24I : Un mouvement différent, en tout cas
A.K. :
Le mouvement, dans L’esquive, était dans cet esprit là aussi: ce jeune garçon qui va vers un monde, celui du théâtre, de la culture… Adèle, je ne sais pas si elle trouve sa place, elle traverse plusieurs étapes. Peut-être qu’elle s’affirme plus, du fait qu’elle accepte cette première rupture avec son monde, ses copines, ses parents puisqu’il n’y a plus de communication possible. Même ses amis… Lors de sa fête d’anniversaire, elle danse au milieu d’eux, mais elle n’est déjà plus avec eux. Avec le milieu d’Emma aussi, c’est une rupture. Ça commence avec cette scène où ils sont tous ensemble et elle vient avec son monde à elle, ses spaghettis bolognaise qu’elle essaie de partager avec ce monde qui reste fermé et finalement, elle va se retrouver dans celui auquel elle a aspiré, elle s’épanouit dans son monde à elle.

24I : Ce qui est encore très intéressant, notamment au début du film, est cette idée de prédestination dans les rencontres
A.K. :
Là aussi, c’est un thème que j’ai abordé, je crois, à plusieurs reprises. La rencontre entre les deux personnages joués par Elodie Bouchez et Sami Bouajila dans La faute à Voltaire le traduit : ce garçon qui vient, via l’immigration, pour trouver un travail et va rencontrer l’amour là où il ne s’y attend pas du tout, dans un hôpital psychiatrique. La rencontre avec Krimo dans L’esquive également : c’est une porte entrouverte par quelqu’un qui le connaît qui va le faire dévier de ses aventures et lui faire connaître le coup de foudre et transformer sa vie. Là, ce qui m’a aussi touché dans la bande-dessinée, c’est cette rencontre au feu rouge. Et si le feu avait été vert ? Et si elle était passée une minute avant ou après ? Et si elle n’avait pas eu un train de retard ? Est-ce que cette rencontre qui va bouleverser sa vie et participer à la construire aurait eu lieu ? Et cette interrogation sur la prédestination et la possibilité de se rencontrer quand on appartient pas à la même classe sociale est exposée dès la première scène de classe. C’est une question sur laquelle je continue de développer d’ailleurs. Ça m’intéresse vraiment beaucoup.

24I : Cette dimension, ces questions sur le destin, la fatalité, n’est-ce pas une façon aussi de préserver une part de magie, d’enchantement ou en tout cas d’inexplicable, dans votre cinéma qui se tient farouchement près du réel ?
A.K.
: Oui, je crois. Et on peut même poursuivre ça en se demandant si un film, au fond, ne devient pas une rencontre comme ça, qu’on ne maîtrise pas ? Est-ce qu’un film s’impose à soi, comme une autre personne pourrait le faire ?

24I : On peut assurément avoir un coup de foudre pour un film, oui !
A.K. :
Absolument. Et même au réalisateur, le film peut s’imposer de cette façon. Il y a des choses qui s’imposent à vous et d’autres, que l’on voulait faire, mais qui deviennent un vrai mur. Plusieurs fois, j’ai voulu aller dans certaines directions et j’avais le sentiment que le film me disait « non, c’est par là que je veux aller » !

24I : Pourriez-vous nous parler de votre rapport si particulier aux scènes de repas ?
A.K.
: C’est un instant de vie. Ma démarche est assez contemplative, et de plus en plus, mais je ne me l’explique pas. J’aime regarder ces instants où ceux qui m’entourent, ou même d’autres – même si j’essaie pudiquement de m’en tenir à ceux qui m’entourent (rires) – mangent. Ces instants m’évoquent beaucoup de choses et m’inspirent beaucoup de tendresse pour ceux qui sont près de moi. Oui, c’est presque de l’ordre de la contemplation. Et quand j’essaie de le mettre dans un film, ça se fait comme un désir de regarder quelque chose de beau.

24I : Et puis, quand on mange, on ne triche pas, on est vrai…
A.K.
: C’est possible qu’il y ait quelque chose, instinctivement, de tellement vrai que c’est peut-être ça qui m’inspire… C’est comme dans les sentiments, dans l’amour, il y a quelque chose qui échappe à la carapace que nous nous construisons par la force des choses. Il n’y a pas de codes, même si on essaie de mettre le couteau à droite ou la fourchette à gauche, il y a toujours un moment où l’on ne contrôle pas, où c’est instinctif. Et c’est très beau.

24I : À travers ces visites au musée, ou ces tableaux que peint Emma, on sent que vous vous êtes interrogé sur la représentation du nu dans l’art. À votre sens, est-ce que le cinéma sait montrer la nudité ?
A.K.
: Ce qui a été beaucoup montré par de nombreux peintres dans leurs tableaux, c’est l’expression du plaisir. Comme la plupart des peintres étaient des hommes, c’est le plaisir féminin qui les a interpellés. Oui, je crois qu’il y a une démarche pour regarder, pour exprimer, cet attrait pour ce plaisir. Et doublement, puisque là, ce sont deux femmes. Ce serait peut-être trop long de développer les raisons qui poussent à s’intéresser à ce plaisir, mais là aussi, peut-être comme dans le fait que l’on est avec ses instincts lorsque l’on mange, il y a un moment où on ne contrôle plus. Et cet état qu’on ne contrôle pas, et plus particulièrement chez la femme – puisqu’en tant qu’homme, je connais le mécanisme physiologique ou même intellectuel chez l’homme-, est fascinant. Il est moins expliqué et d’ailleurs peut-être plus inexplicable aussi. Comme l’idée d’âme est plus inexplicable que le mécanisme physique… Ce sont mes grandes interrogations !

24I : La vie d’Adèle est une grande histoire d’amour, mais c’est peut-être aussi un grand film sur la transmission ?
A.K. :
En tout cas, moi, je ne prétends rien transmettre. J’aime ces hommes et ces femmes qui tentent de transmettre, les professeurs, les écrivains, les musiciens, qui tentent de dire quelque chose à travers leurs gestes et s’investissent. C’est eux que je montre. Mais il y a peut-être aussi, dans la démarche d’un réalisateur, l’envie de transmettre quelque chose, un engagement. J’essaie de l’oublier, de le laisser dans l’inconscient, quand je réalise un film. Il ne s’agit pas de dire : « cela est mon discours et je vais le transmettre », mais plutôt « cela est mon plaisir, celui de raconter une histoire, de montrer des personnages et toute l’admiration que j’ai pour eux, cette professeure dans L’esquive ou là, cette fille qui aspire à transmettre ». Mais je ne prétends pas transmettre mes idées en dirigeant le regard du spectateur. Bien au contraire. J’espère juste exprimer quelque chose de moi et qu’il puisse s’y retrouver.

24I :  A contrario, à vous, qu’est-ce que ce film a transmis ?
A.K.
: En tant que cinéaste, c’est une continuité. Il m’a peut-être néanmoins un peu plus appris sur la nature humaine, sur les relations, sur les interrogations que j’avais. Il m’a appris aussi combien la douleur et la rupture étaient des choses qui obligeaient à se redéfinir et à se reconstruire. La douleur peut rester enfouie longtemps, mais elle peut devenir un moteur.

24I : Votre cinéma m’évoque l’humanisme de celui de Renoir et l’âpreté de celui de Pialat. Est-ce que ce sont des cinémas qui vous plaisent ?
A.K. :
Oh bien sûr. Ce sont des grands cinéastes, ils sont extraordinaires. Il y a certainement d’autres cinéastes dans lesquels je me reconnais, comme Ozu, Sautet ou Pasolini pour ne citer qu’eux. Bien sûr, chez chacun, il y a aussi des choses dans lesquelles je ne me reconnais pas, mais j’ai une grande admiration pour tous ces cinéastes.

24I : Une petite dernière question : qu’est-ce que ça change, une palme d’or ?
A.K. :
C’est très complexe. C’est comme l’aboutissement de quelque chose, je crois. Mais j’observe la même chose que j’ai pu observer après chaque récompense, ou chaque moment de joie, c’est-à-dire un revers de médaille et beaucoup de douleur. L’instant de joie que ça procure est très court et celui de douleur très long (rires). Mais je m’y attendais ! Donc, ça a été une confirmation que le bonheur est éphémère et que la douleur, elle, dure !

Propos recueillis par Helen Faradji le 9 septembre 2013, à Montréal.

 

*Vous pourrez également lire notre entrevue avec la jeune actrice Adèle Exarchopoulos dans le numéro 164 de la revue 24 Images.

La bande-annonce de La vie d’Adèle


7 octobre 2013