Loïc Darses
par Samy Benammar
Dans un texte pour l’ONF, tu as écrit : « il y a aussi de ces œuvres qui voient le jour justement à la suite d’une conjoncture particulière, de circonstances précises. » Peux-tu nous expliquer ce contexte ?
J’étais en train de terminer Elle pis son char, mon film de fin d’études à l’UQAM. À cette époque, Colette Loumède, productrice exécutive du programme français de l’ONF, venait d’établir un partenariat avec l’université afin que trois étudiants (réalisateur, directeur photo et monteur) puissent faire un film à l’ONF dans un cadre professionnel. Elle a vu Elle pis son char avant sa première et m’a sélectionné avec deux autres collègues. Il faut préciser qu’il ne s’agissait pas nécessairement d’une carte blanche. J’ai fait trois propositions de courts métrages. Elle m’a demandé lequel me faisait le plus peur. J’ai répondu un peu naïvement, candidement, que c’était La fin des Terres. « C’est celui qu’il faut faire », m’a-t-elle dit. Dès lors, c’était évident – pour elle du moins, moins pour moi – que ce serait un long métrage. Durant le processus, on a ainsi toujours laissé la porte ouverte à un format plus long, sans nécessairement le définir.
L’idée elle-même a dans son ADN quelque chose de l’ONF et quelque chose de toi. Est-ce que cette présence de l’ONF a influé le développement du projet ?
Totalement. J’ai toujours été intéressé par l’identité. J’ai un rapport particulier avec cette notion trouble, elle me fascine. J’ai toujours eu l’idée d’un documentaire comme ça, avec cette voix, cette jeunesse du Québec. La volonté de réactualiser un questionnement passé. Quand la vie m’a mené aux portes de l’ONF, j’y ai tout de suite vu l’opportunité de développer cette réflexion. Dès le départ, pour la conceptualisation du projet, j’étais très conscient du contexte de production. J’ai regardé beaucoup de films de l’ONF et j’ai conçu le film en prenant en considération son inscription dans la production d’une institution ayant joué un rôle majeur dans la création de notre cinématographie nationale et le développement du documentaire. C’était pour moi un geste important de commencer ma carrière à l’ONF, pilier culturel de l’identité québécoise, afin d’entrer en dialogue avec ceux qui étaient-là avant nous.
D’ailleurs, cette dimension référentielle me fait penser que le concept même de rencontre est important dans ton cinéma. Elle pis son char, c’était la rencontre avec le matériel vidéo tourné par ta mère. Ici c’est une rencontre avec l’ONF. Au-delà du contexte, il y a ce dialogue avec un matériau brut sur lequel tu travailles. Quelle place accordes-tu à ce hasard de la rencontre ?
C’est vrai qu’il y a des liens à faire. Pour moi, la création doit être de l’ordre de la nécessité pour que j’aille au bout d’un projet. C’est très difficile de faire des films, ce n’est pas toujours un parcours linéaire. Ce qui me fait vraiment vibrer comme créateur, c’est justement quand il y a ces choses de la vie qui s’imposent à toi. Que le projet ait pour point de départ une histoire ou un élan issu d’un contexte, je ressens la même responsabilité face à ce matériau brut : celle de le mettre en forme pour proposer un film. D’ailleurs, je prépare un court métrage qui est basé sur une idée de ma mère. On en a discuté ensemble, et j’ai écrit le scénario. Il y a donc encore cette idée d’être à l’écoute des autres. À la base je suis très cinéphile. Mes collaborations avec ma mère et avec l’ONF m’ont permis d’élargir mes horizons en quelque sorte. Le champ est donc vraiment libre pour la suite. J’aime bien tendre l’oreille et suivre un peu, ne pas nécessairement vouloir chercher à imposer ma vision des choses.
Dans La fin des terres, il y a plusieurs sujets récurrents qui reviennent : l’attentat à la mosquée de Québec et le printemps érable, entre autres. As-tu provoqué ces réflexions ou ont-elles été naturellement émises par tes protagonistes ?
Ça a vraiment été un dialogue. Je pouvais avoir des a priori ou des idées initiales. Puis, en rentrant en contact avec les intervenants, ces idées-là ont été confrontées ou confirmées. Mais ils m’ont également proposé des réflexions qui sont dans le film. Il faut comprendre que les entretiens faisaient partie à la fois de la recherche et du tournage, puisqu’on a commencé le processus de création avec eux. Je voulais travailler instinctivement. Dans Elle pis son char, je composais avec une histoire qui était quand même assez définie. Il s’agissait juste de trouver la bonne approche pour la raconter. À l’inverse, dans La fin des terres, je voulais plus y aller d’instinct que de m’en tenir à un scénario. On a donc fait des entretiens, que je n’ai pas réécoutés immédiatement. Avec le souvenir que j’avais de ces échanges, j’ai commencé à prendre des notes sur les lieux que je voulais voir. J’ai ensuite tourné pendant à peu près un an et demi. Je voulais que le concept soit assez large et que les intervenants m’inspirent, que leurs idées déteignent sur moi et que le film devienne plus grand que ce que j’aurais pu faire seul. Il faut également comprendre que les entretiens ont été enregistrés il y a deux ans et demi. L’attentat de la mosquée n’avait donc pas eu lieu. Quand c’est arrivé, mon film a pris une autre tournure. C’était trop important, il fallait absolument que ça rentre dans le processus. Je suis allé faire une autre entrevue autour de ça pour l’intégrer. Le film changeait continuellement, il était toujours en gestation.
Si les entretiens étaient le point de départ, comment se sont-ils déroulés ?
Ils étaient assez longs, on les a enregistrés en studio à l’ONF. Au début, j’avais des questions pour diriger les intervenants. Très vite, à la troisième ou quatrième entrevue, j’ai compris que ce n’était pas la bonne approche. J’ai donc arrêté les questions et les ai écoutés. Ça a pris une tournure à la limite de l’entretien psychologique : assis à deux, lumières tamisées, etc. Les intervenants arrivaient souvent avec une idée assez claire de leur discours. Or ce n’est qu’une fois ce dernier exprimé, alors que je pensais avoir eu ce que j’attendais d’eux, que les conversations devinrent encore plus intéressantes. Soudainement, la parole a émergé et ils se sont mis à dire ce qu’ils avaient besoin de dire sans l’avoir préparé. C’est là que j’ai commencé à cerner le film, ce qu’il allait devenir.
Ces intervenants, comment les as-tu choisis ? Certains étaient-ils déjà présents dans ton entourage ?
C’est un mélange. Certains étaient proches de moi, d’autres moins. Grâce à des discussions dans les bars, les soupers, je décelais des intérêts pour la question que le film voulait traiter. J’ai fonctionné par coups de cœur intellectuels ou émotifs : si j’entendais ou lisais la pensée de quelqu’un exprimant une manière de se positionner par rapport au Québec qui me touchait, qui me confrontait, ou qui proposait quelque chose de nouveau, j’invitais la personne. Il y avait également un désir de diversification, d’inviter des gens que l’on n’entend pas souvent : des anglophones, des gens issus de l’immigration, beaucoup de métisses. C’est particulier, car on ne les voit pas à l’écran, mais la moitié des protagonistes sont métisses ou avec des identités plurielles. Étant moi-même à moitié français, je possède de multiples identités qui se retrouvent dans les questions que pose le film. Même si j’avais ce souci de représentativité, ce n’est pas ce qui m’a guidé mais plutôt l’idée de rencontre intellectuelle et émotive.
On ressent cette représentativité, mais tu fais le choix que les noms n’apparaissent qu’au générique. Pourquoi ne conserver que les paroles ?
Au début, c’est un instinct : je ne voulais pas les voir à l’image. C’est un sujet dont on a énormément parlé, vu au cinéma ou à la télévision. L’un des codes associés à ces films, ce sont les entrevues avec têtes parlantes : l’idée d’une personne qui s’adresse à nous avec sa fonction indiquée pour crédibiliser le discours, l’ancrer. Je ne voulais pas aller là. Je trouve qu’on est dans une époque où on personnalise le discours. Ce n’est plus l’idée mais la manière dont tu l’exprimes que l’on reçoit. Je voulais m’éloigner de ce traitement et focaliser l’attention du spectateur et du film sur la pensée plutôt que sur la personnalité. Un questionnement qu’on aurait pu rejeter, on l’écoute ici. Quand on a un visage sur l’écran, notre position dans la salle nous met face à quelqu’un donc, nécessairement, en opposition. Or, je voulais que la caméra avance avec les réflexions, que celles-ci nous accompagnent. Le film ne souhaite ni convaincre ses spectateurs, ni leur imposer une vision. Moi-même, je ne suis pas d’accord avec plein de choses dites dans le film mais je voulais créer une occasion de réfléchir et je trouvais qu’effacer la personnalité visuelle était un moyen d’arriver à cette fin.
Tu viens de parler des voix qui accompagnent cette traversée. Mais comment as-tu choisi les lieux ?
Mon sujet est large et peut être pris de tellement de manières ; tout le monde peut s’approprier un tel film. C’était important d’aller chercher, dans ces réflexions et ces plans larges et ouverts, un sentiment de proximité. Les gens qui parlent dans le film ont tous un profil, et les lieux ont aussi une couleur qui les unit d’une certaine manière. C’était important pour moi d’aller dans des lieux que je connaissais. Les premières images du film qui me sont venues, c’était lors d’une ballade nocturne en revenant d’un bar, d’une rencontre avec des amis ou du cinéma. Je voulais plonger le spectateur dans cette idée d’une marche à travers des lieux. Je suis montréalais, mais même quand on sort de la ville, j’ai filmé des lieux que je connais à l’extérieur aussi. Il y avait une volonté de représentativité dans le choix des intervenants, mais aussi dans celui des lieux. Cependant, le film restait limité de par ma volonté d’avoir une proximité avec les espaces et donc ma connaissance personnelle du Québec est visible en fonction des territoires montrés que j’ai moi-même traversés.
Tu utilises du datamoshing pour altérer l’image, une technique qui évoque deux éléments : une vision du monde à l’ère numérique, qui amplifie le caractère contemporain de ton approche, mais également une fragmentation des paysages qui semblent se fissurer.
Dès le début du processus, je voyais l’utilisation de cette technique comme une représentation de cette rupture, de l’impossibilité de s’identifier au territoire qui se défait et se transforme. D’ailleurs, l’une des raisons pour lesquelles Tim Hecker a accepté de faire la musique et de nous léguer une partie de ses tracks pour le film, c’est qu’il a beaucoup aimé le datamoshing. Dans mes rencontres avec lui, il me disait que c’était là une bonne représentation du « Dislocation of the now and the digital wasteland of our time ». Face à ces questionnements très sombres, je trouvais ça cathartique de tout détruire, de se libérer, de défaire ces symboles – comme la tour Ville Marie – qui nous écrasent. Cette destruction peut paraître pessimiste mais, avec le datamoshing, une fois détruite, l’image devient autre chose : elle devient magma, couleurs, textures, comme un canevas libre. C’était la parfaite introduction vers la troisième partie du film où on propose une forme de renouveau, de réappropriation.
La deuxième partie « l’impasse » trouve sa résolution pour arriver au dernier segment : la « réappropriation » qui se fait dans un contexte où les problématiques actuelles entrent en écho avec l’histoire. Peux-tu expliquer ce que tu entends dans cette idée qui permet à tes personnages de reconnaitre leur identité québécoise ?
Effectivement, au début du film, on se questionne avant de se rendre compte qu’il est impossible de porter tout notre héritage. Une idée revenait souvent : rien ne peut émerger du nihilisme et c’était important pour moi d’envisager les prémisses d’une reconstruction. À mes yeux, le film n’est pas la fragmentation d’un discours ou le constat qu’il n’y a plus d’avenir ou de passé au Québec. C’est plutôt une tentative candide, naïve – après l’échec de la transmission qui est évident – de commencer à retisser le fil de l’histoire afin de passer à un autre cap dans cette période de transition qui concerne le Québec mais aussi l’ensemble du monde. Le Québec offre simplement une situation particulière à cause de son histoire. Pendant les entretiens, les participants eux-mêmes cherchaient à dépasser ce constat d’une époque difficile pour voir plus loin. Je pense que c’est le propre de la jeunesse d’envisager difficilement qu’il ne puisse pas y avoir de suite. Ce rapport nouveau au monde nous oblige à imaginer autre chose. La première piste, c’est de faire la paix avec notre héritage, assumer les manques et les erreurs dans notre histoire, comme notre attitude envers es peuples autochtones, pour aller de l’avant. Tout le concept de réappropriation se trouve dans le propos de l’un des participants : « il y a quelque chose qu’on n’entend plus des voix de jadis ». Qu’est ce que nos ancêtres ont dit ou fait qui pourrait nous aider à aller plus loin ? Il fait le lien avec le film de Perrault en disant que quand il allait à l’Ile-aux-Coudres, ce n’était pas seulement pour conserver, mais aussi réactiver ce que faisaient les populations. La réappropriation, ce n’est pas ce qu’on conserve, c’est ce qu’on choisit de garder de ce qui était là et ce qui nous permet d’avancer. Si tu ne fais pas l’exercice de regarder ton bagage pour décider ce qui appartient au passé, ce qui appartient au présent et à l’avenir, tu ne peux pas accueillir l’autre parce que ce que tu lègues est confus et problématique. Comment accueillir et inclure l’autre dans un projet québécois ? La fin du film tente de proposer de réparer les torts du passé, faire la paix avec notre identité pour se présenter à l’autre et construire le futur.
Pour moi le film, c’était d’avoir ces voix qui se répondent, se contredisent parfois, et de les contextualiser dans un discours global. C’est là qu’on retisse quelque chose. Dans un film, il y a une cohérence, une unicité qui se crée. Et c’est là aussi que je trouvais intéressant de ne pas présenter les gens individuellement pour obtenir une forme de parole qui soit englobante.
La fin des terres est un témoignage, l’instantané d’un moment précis qui n’a jamais eu la prétention de parler au nom d’une génération. Ce que je trouve intéressant, c’est si ce film peut se positionner, donner une certaine vision du Québec à travers les jeunes. Mais effectivement, je pense que ce n’est pas la voix d’une génération, ce sont les voix d’une génération. La nuance est très importante pour comprendre le film et prendre ce qu’il a à nous donner qui est peut-être différent de l’attente qu’on peut en avoir.
Le film est une ouverture vers la prochaine parole ? à qui la donnerais-tu ? Vas-tu poursuivre ton travail avec l’ONF ou revenir à quelque chose de plus personnel ?
Par la force des choses, j’ai préparé, pendant ce long métrage, un court de fiction avec Métafilms. Ça va être mon premier court métrage de fiction. On y retrouve certains de mes questionnements. C’est tiré d’une histoire de famille, il y a un lien à faire avec Elle pis son char. Mais je dirais qu’une fois ce court métrage fait, je n’ai pas nécessairement de plan. Je vais tendre l’oreille à nouveau, j’ai beaucoup grandi avec ce projet et ma vision du cinéma a constamment évolué. J’ai hâte d’être face à l’inconnu et de découvrir ce que sera la suite. J’ai des idées mais je n’ai pas pris de décision encore.
Attendre la prochaine rencontre ?
Exact, peut-être que ce sera une rencontre. Il y a des choses qui doivent sortir de nous, mais je pense que ce qui n’est pas évoqué dans La fin des terres, c’est la filiation… enfin, c’est là en fait. Le rapport à la famille est fondamental dans mon rapport au cinéma. C’était au centre de Elle pis son char, ce le sera aussi pour le court. Je commence à élaborer un long métrage de fiction qui est aussi autour de cette idée de filiation. Dans La fin des terres, c’est plus une filiation collective que personnelle. C’est la question centrale : Qu’est ce qui est transmis ? Qui va continuer de structurer la suite ?
22 mars 2019