Entrevues

Matthew Wolkow

par Louis-Jean Decazes

À l’occasion de la présentation aux RIDM de son court-métrage Monologues du Paon, une rencontre avec le cinéaste québécois Matthew Wolkow pour un entretien exclusif dans lequel il nous guide au fil de sa pensée et de son processus créatif.

Monologues du Paon est la dernière étape en date d’une carrière où se sont enchainés performances interdisciplinaires, installations vidéo et courts métrages aux airs de fables documentaires. Cette échappée poétique, où la voix off se fait omniprésente, retrace la correspondance, à travers les temps et les lieux, entre le cinéaste et son voisin. Reliés par le vol d’oiseaux migrateurs, l’un et l’autre réfléchissent au monde alentour en rapport avec leur relation commune à la ville de Lisbonne. S’y lisent l’espoir et la mélancolie, les souvenirs du Portugal, les saisons ici et là-bas, la nature et l’urbanité.

À travers la voix off du film, vous dites : « C’est le cinéma qui m’a conduit au Portugal, et le Portugal qui m’a mené vers Orlando, mon voisin, lui ayant quitté le Portugal il y a plus de quarante ans ». Pouvez-vous nous expliquer le contexte qui vous a conduit à l’approcher ?

 L’un de mes films précédents, Dialogue du Tigre, était présenté dans le cadre d’un festival à Lisbonne, après avoir tourné un peu partout au Québec. Il fut montré dans la section « Silvestre », qu’on pourrait traduire en anglais par « wild », une section dédiée aux œuvres d’avant-garde et aux films expérimentaux. Je me suis dit que c’était l’occasion ou jamais de visiter le Portugal ! J’ai donc mis un peu d’argent de côté et je m’y suis rendu, en emportant une caméra Super 8. Avant de partir, je ne connaissais que très peu Orlando, bien qu’il habite au coin de ma rue. Je lui ai dit que je prévoyais d’aller au Portugal, sans savoir qu’il n’y était pas allé depuis fort longtemps, et il en a profité pour me recommander quelques coins. A mon retour, je lui ai montré quelques photos que j’avais prises – on peut en voir quelques unes au début du film –, et il voyait en moi un messager, un avant-coureur, car depuis son installation au Canada, il n’est retourné qu’à deux reprises dans son pays natal. Au fil de nos conversations, il me partageait ses souvenirs du Portugal et me montrait ses oiseaux. J’ai tout de suite su qu’il y avait un film à faire sur nos rencontres, sa relation avec son pays d’origine, et les oiseaux comme « émissaires et témoins », pour reprendre les mots de la narration. Entre le moment où nous avons commencé à penser sérieusement au projet et le début du tournage, il s’est écoulé 12 mois. Il y a ensuite eu 12 mois de post-production.

Comment s’est effectué le travail avec lui ?

Dès que j’avais des rushes, je les lui montrais. Il les regardait furtivement, sans y prêter trop attention, et s’en désintéressait rapidement. Il comprenait ce que je faisais, mais l’intérêt pour lui était surtout de dialoguer avec moi, et se remémorer ses souvenirs du Portugal. C’est pourquoi regarder les rushes ne le stimulait pas plus que cela. Je lui montrais des plans tournés une ou deux semaines avant, mais je sentais bien qu’il préférait me parler de ce qui lui était arrivé entre temps. Il s’intéresse au moment présent, revenir sur ce qui s’est fait il y a des semaines ne l’intéresse pas. Le film s’est principalement construit autour de nos rencontres. J’ai donc fini par avoir plus de matériel sonore que visuel. Le tournage s’est déroulé sur un an, de l’été 2018 à l’été 2019, à l’issu de quoi il s’étonnait qu’on tourne encore.

Il s’attendait à ce que la première du film se déroule au Portugal, de façon à ce que la boucle soit bouclée. Il me demandait sans arrêt : « Alors, tu l’as envoyé, là-bas ? ». Je lui répondais « Patience, nous ne sommes qu’au début du processus. En l’état des choses, il m’est difficile de déterminer si mon film ressemble à quelque chose. »

 Le film se déroule sur un temps assez long. Avez-vous tourné les images qui le composent sans savoir à quoi elles allaient servir, ou aviez-vous réfléchi au canevas du film en amont et avez ensuite cherché les images pour le constituer ?

J’ai commencé à tourner en suivant mon intuition. Puis, je suis tombé sur une citation d’Agnès Varda qui disait : « Je voudrais traquer la réalité jusqu’à ce qu’elle devienne imaginaire, reprendre l’imaginaire et me servir de la réalité, faire de la réalité, revenir à l’imaginaire. » Avec cette citation en tête, j’ai commencé aux alentours de l’hiver 2018 à réfléchir à un canevas, toujours en cherchant à allier la réalité à l’imaginaire. On pourrait dire que le tournage s’est déroulé en deux temps : un premier temps où je privilégiais l’improvisation, un autre où je privilégiais la planification.

Dans Monologues du Paon, vous portez une attention particulière à l’ornithologie. Pouvez-vous expliquer les parallèles que vous établissez entre les oiseaux et les souvenirs d’Orlando ?

 À la fin de l’automne, Orlando et son ami m’ont raconté l’anecdote sur leur première rencontre ; c’est un oiseau égaré qui les a amenés à se connaitre. Un beau jour, l’ami d’Orlando reçut chez lui la visite impromptue d’un pigeon voyageur. Grâce au numéro inscrit sur sa bague, il a immédiatement alerté son association d’attache pour entrer en contact avec le propriétaire de l’oiseau, qui n’était nul autre qu’Orlando.

Orlando me disait que de son temps, les courses de pigeons voyageurs faisaient partie intégrante de la culture portugaise, à tel point que le plébiscite populaire les érigeaient en sport national, car aucun sport n’est reconnu comme « national » par le gouvernement portugais. Un de mes collaborateurs, qui est lui aussi d’origine portugaise, me confiait que ça ne l’étonnait pas qu’Orlando soit un homme d’un certain âge, car cette tradition des pigeons voyageurs ne s’est pas perpétuée jusqu’à nos jours. C’est donc à travers cette figure du pigeon voyageur que se cristallise la relation aux souvenirs, puisqu’elle évoque un temps révolu, une ancienne époque, celle d’Orlando. L’autre chose, c’est qu’en langue anglaise, pigeon voyageur devient homing pigeon, ce qui nous ramène au thème des racines, au concept de chez-soi, au fait qu’Orlando aimerait retourner dans son pays natal mais que la santé de sa femme l’en empêche.

Cela m’amène à vous interroger sur le motif de l’oiseau, qui est récurrent dans votre filmographie. Dans Dialogue du Tigre, par exemple, il était question du Papilio canadensis, ou papillon tigré du Canada…

Alors que je préparais Dialogue du Tigre, je suis tombé sur L’Animal que donc je suis, un ouvrage du philosophe Jacques Derrida. La thèse défendue était que l’une des façons de penser l’animal – dans le cas de mon film, il s’agissait de l’insecte – était à travers la poésie. Le film aurait pu s’intituler « Monologues du pigeon », mais j’ai préféré donner un nouveau nom au pigeon comme on donne un nouveau nom au Papilio canadensis (papillon tigré est le nom « poétique » qu’on lui a attribué, NDLR), en le remplaçant par la figure du paon, car c’est elle qui jalonne le film. Une approche plus symbolique que scientifique, influencée par la pensée de Derrida.

La nature, la flore sont souvent présentes dans vos films, mais ici elles occupent une place  particulièrement centrale, à l’image de ce que vous aviez pu faire il y a quelques années sur Dialogue du Tigre ou Des lignes pour colorier l’intérieur. Est-ce que pour vous, filmer la nature importe autant que filmer les êtres humains ?

Oui, tout à fait. J’essaie de rendre compte de cette connexion entre l’homme et la nature à travers ma façon de la filmer, car des métaphores peuvent surgir rien qu’en la contemplant. La nature possède de très nombreuses expressions, mon souhait est de les capter. Que ce soit le léger mouvement d’une fleur, ou un rayon de soleil sur une figue, il y a quelque chose qui relève presque du surnaturel, mais qui est naturel. Et ce dans l’optique que le postulat de mes films ait quelque chose de magique. Cela correspond à ma propre sensibilité, et j’essaie de transmettre cette vision à travers mes films.

C’est le premier film que vous tournez en Super 16, les précédents étaient en Super 8. Etait-ce un choix impérieux ?

 Il va de soi que le rendu du Super 16 dégage une esthétique vive, très connotée, reconnaissable entre mille, et j’aime la sensation de me faire toujours un petit peu surprendre par le rendu des images, quelques fois à la frontière avec l’image d’archive. Mais ma réelle motivation à utiliser ce format est qu’il m’impose des contraintes très rigides : le matériel coûte cher, mon budget est limité, et je ne peux pas me permettre de tourner plus que ce que peut contenir une bobine. L’autre chose est que tourner en pellicule me permet de gagner du temps au moment du montage. J’ai tendance à filmer abondement lorsque je tourne en numérique, ce qui rallonge le temps de montage car l’opération m’oblige à passer des heures à synthétiser mes rushes. Autant il est facile de synthétiser des gros morceaux de conversations audio, autant il est plus difficile de faire la même chose avec l’image. Pour Dialogue du tigre – tout n’était pas tourné en Super 8, j’ai intégré du contenu en numérique – j’ai fini par n’avoir que 60 minutes de matériel pour un court métrage de 18 minutes. Il s’agissait ma première expérience en Super 8, je l’ai poursuivie sur Monologues du Paon, dont trois quarts sont tournés en 16mm, le dernier quart en numérique étant camouflé dans le tout. Au-delà de l’esthétique, ce que j’aime, c’est la contrainte que ça m’impose.

 Le Super 8 a été le format le plus prisé par les cinéastes amateurs, et pour cause : il était beaucoup plus accessible et moins coûteux que d’autres formats (le 16 mm par exemple). Quelle place pour le Super 8 à l’ère digitale ?  

Je pense que nous vivons la meilleure époque pour les formats. Il fut un temps où la pellicule s’utilisait par défaut, car il n’y avait pas d’autres supports existants. Plus tard sont apparus la vidéo, le numérique… Jamais le panel n’aura été aussi large. De ce fait, le cinéaste choisit son format comme le peintre choisit le type de peinture à appliquer sur sa toile (la gouache, la peinture à l’eau, l’acrylique…). Bien sûr, chaque format comporte son lot d’inconvénients. Il y a par exemple des choses faisables en numérique qui ne le sont pas en pellicule. Quoi qu’il en soit, je  place le Super 8 sur le même pied que le numérique. L’un et l’autre sont faciles d’accès et permettent de jouer avec différentes textures et teintes de couleurs. On a tôt fait de croire le Super 8 mort. Il est encore bien vivant et beaucoup de cinéastes continuent de l’employer, car il devient plus facilement numérisable ; de même que le format VHS, comme l’ont récemment montré les frères Safdie (ils ont récemment sorti un clip en hommage aux cassettes VHS, pour accompagner le nouvel album d’Oneohtrix Point Never, NDLR). D’ailleurs, tous ces médiums peuvent être mélangés dans l’optique de créer des œuvres hybrides, comme le fait mon ami Guillaume Vallée (cinéaste expérimental et artiste vidéo québécois, NDLR).

Vous utilisez la technique du split-screen artificiel pour scinder l’écran en deux ou en quatre parties : chacune d’entre elles présentant des images différentes. Cela vient-il de l’intérêt que vous portez aux installations ?

 Absolument ! Dans les installations, le split-screen peut être utilisé de deux façons : soit pour accentuer l’impression de faire face à un puzzle sensoriel, soit pour faire ressortir les liens entre les deux éléments projetés. Dans Dialogue du Tigre et Monologues du Paon, c’est davantage la première option qui préside, bien qu’on retrouve quelques associations d’objets. J’essaye d’amener le côté non-narratif de l’installation dans un contexte documentaire linéaire. Les installations sont majoritairement fondées sur l’exercice de non-linéarité ; elles sont diffusées en boucle, et le public peut arriver au début ou à la fin sans que cela impacte sa compréhension de l’œuvre.

Il y a une grande unité de style dans vos films, mais vous semblez avoir de plus en plus recours au zoom, avant ou arrière. Pour quelle raison ?

Je pense être un nostalgique du zoom. Il fut un temps où il était fréquent de trouver des objectifs zooms à longue focale de fortes amplitudes de l’ordre de 10 ou 15x, qui garantissaient des travellings optiques puissants. Ils permettaient de faire, manuellement en tournant le poignet, des zooms très rapides ou très lents, mais toujours assumés. A l’ère du numérique, il est plus difficile de se procurer des zooms de cette amplitude. Les deux raisons qui expliquent cette situation sont l’agrandissement des capteurs, et le fait que les objectifs photographiques ne garantissent pas un mouvement fluide. Tourner ce film en 16mm était l’occasion pour moi de renouer avec le zoom, car la souplesse accordée par le matériel me le permettait.

Le paysage sonore occupe une place prépondérante dans Monologues du Paon. Il en va de même pour la voix off et la musique. Comment travaillez-vous la relation image/son lors du montage ?

Comme je tourne seul, il m’est impossible d’enregistrer l’image et le son simultanément. Ce qui m’oblige à avoir recours à la non-synchronisation, et génère des complications au moment du montage. Le son est pour moi le véhicule de l’évocation et de l’imaginaire. Je m’explique. La voix off implique d’écrire un texte à vocation narrative, et ainsi d’évoquer des choses qui n’apparaissent pas à l’écran. Elle me permet d’introduire des éléments imaginaires, de laisser la narration dériver. S’ajoutent à cela les différents timbres de voix. La voix d’Orlando, celle de son ami et la mienne ont toutes des sonorités différentes. Si la narration transmet le poids des mots, la voix off et la musique doivent rendre compte du sens des mots. Ce pourquoi j’essaye de créer une ligne mélodique dans l’interaction des différentes pistes sonores. Chaque fois que j’enregistre quelqu’un, je m’habitue à son débit de parole, à sa façon de prononcer certains mots, ses intonations, sa manière intuitive de placer la ponctuation. Nous nous exprimons tous différemment. Au montage, je l’entends et j’y suis sensible. 

L’un de vos films précédents s’intitulait Dialogue du tigre, celui-ci s’appelle Monologues du Paon. Le terme « monologue » laisse entendre qu’un personnage se tient un discours à lui-même, or il s’agit, comme dans Dialogue du Tigre, d’une rencontre, d’un échange, d’une conversation entre deux personnages…

En effet, le dialogue est le véritable moteur des deux films. La nuance est que dans Monologues du Paon, chacun(e) des acteurs/trices dispose d’un moment défini pour s’adresser au spectateur de façon solennelle, d’une manière analogue au comédien récitant son monologue. Comme si les lettres qu’ils s’échangent étaient des monologues en eux-mêmes.

C’est pourquoi, dans le titre de votre film, « monologues » est au pluriel…

Exactement ! Dans Dialogue du titre, il s’agissait d’un dialogue au sens littéral du terme entre Jean-Benoît (l’entomologiste de Dialogue du Tigre, NDLR) et moi, tandis que dans Monologues du Paon, chacune des personnes interviewées s’expriment individuellement.

 Par cette démarche introspective, c’est-à-dire cette expérience de mesurer sa propre pensée, votre film s’inscrit dans la droite ligne de ceux des grands maitres de l’essai filmique. Y a-t-il des films visionnés dans vos jeunes années qui ont impacté la création de ce film ?

 Ceux d’Agnès Varda ! Loin de moi l’idée de prétendre que j’égale son niveau, mais elle m’a énormément inspiré. J’ai revu son Daguerréotypes (un documentaire sur les commerçants de la rue Daguerre, dans le 14e arrondissement de Paris, NDLR) peu de temps avant d’entreprendre le tournage de Monologues du Paon, et j’ai repensé à Ulysse ainsi qu’à d’autres films qu’elle a tourné dans son quartier. Je ne sais pas si c’est intentionnel de ma part, mais il y a dans mes films une façon inconsciente de s’aligner sur ceux de Varda.

L’année qui a précédé la création de ce film, j’ai découvert l’œuvre de Luc Moullet à l’occasion d’une rétrospective en son honneur organisée par les RIDM. J’ai profité de sa venue à Montréal pour me rendre à ses classes de maitre, et découvrir quelques-uns de ses films. Son insatiable drôlerie et sa légèreté d’écriture m’ont laissé pantois. Quelqu’un m’avait recommandé La Cabale des oursins (1991) après avoir vu Dialogue du Tigre, car ils présentent nombre de similitudes, notamment à travers le « personnage » de Jean-Benoît. Je pense aussi à Jean-Daniel Pollet, dont j’apprécie beaucoup le style d’écriture, et à Victor Erice, dont le film Le Songe de la lumière (1992) est très semblable à l’un de mes précédents courts métrages, Des lignes pour colorier l’intérieur.

Quelle importance peut revêtir la cinéphilie quand on exerce votre métier ?

C’est drôle car on m’a posé la même question un soir au Cinéma Moderne, après une projection de courts métrages. Je pense que la cinéphilie nous habite en permanence. Elle nous nourrit dans le sens où, même en plein processus créatif, on se réfère constamment au travail des autres. On en tire des sensations, des impressions, des paroles, des images et des sons que l’on a envie de transmettre à notre tour. On se souvient d’éléments précis qui nous ont marqué lors de grands moments de projection, en espérant redonner cette énergie-là.

 Y a-t-il des choses qui vous ont particulièrement marqué dans le cinéma contemporain ?

J’aime beaucoup le cinéma d’Albert Serra. Sa façon de donner une expérience singulière de la durée. J’observe que beaucoup de cinéastes contemporains ont recours à des moments de bascule qui prennent le spectateur de court dans la deuxième partie de leurs films. On suit un personnage, on suit une histoire, et voilà qu’un évènement inattendu survient ; le récit s’emballe et un autre film commence. Un exemple : dans Histoire de ma mort (2013), Serra utilise cette structure en miroir pour illustrer le passage d’un XVIIIe siècle éclairé, incarné par Casanova, à un XIXe violent et obscurantiste, incarné par Dracula. On retrouve également ce procédé narratif dans Chungking Express de Wong Kar-waï (1994), ou chez Apichatpong Weerasethakul. J’ai moi-même tenté une « bifurcation de récit » dans Monologues du Paon ; arrive un moment où le sentier narratif change de direction, part sur une autre piste, et finit par rebrousser chemin.

Monologues du Paon est disponible sur enligne.ridm.ca jusqu’au 18 novembre.

 


15 novembre 2020