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Entrevues

Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval

par Marie-Claude Loiselle

Film contemporain s’il en est, Low Life (1) est pourtant traversé par une énergie tellurique venue de la nuit des temps. L’expérience sensible dans laquelle il nous plonge émane autant de ce qu’il parvient à saisir de promesse dans la jeunesse actuelle que de la tension entre les forces, lumineuses et obscures, qui parcourent le film et qui sont celles d’un monde (notre monde) au bord de la rupture. « Quelque chose se rapproche », dit l’un des personnages, et ce spectre qui hante le film est bien le même que celui qui soulève aujourd’hui un vent de colère et de révolte aux quatre coins du monde. Après Paria, La blessure et La question humaine, Low Life est la réalisation la plus déstabilisante (au meilleur sens du terme) et la plus passionnante du couple Klotz-Perceval, comme si chaque situation qu’il donne à voir et à sentir l’était pour la toute première fois. Il apparaît ainsi comme l’aboutissement esthétique des préoccupations qui travaillent leur cinéma depuis plus de dix ans.

24 images : Ophélie, telle que revisitée par Heiner Müller dans Hamlet-Machine, ouvre Low Life, tandis que Antigone, évoquée par le personnage de Carmen, le clôt. Ce sont toutes deux des figures de femmes en révolte ou insoumises. Considérant la manière dont Müller envisageait l’histoire d’Hamlet, disant que si ce drame devait avoir lieu aujourd’hui, il devrait se passer « au temps du soulèvement », ces deux figures tragiques sont ici loin d’être anodines et semblent témoigner de la façon dont on peut affronter l’état du monde aujourd’hui.

Élisabeth Perceval : Je crois que les révoltes des jeunes que l’on voit en ce moment un peu partout dans le monde et les rumeurs que ces révoltes nous font entendre sont un immense facteur d’espoir. Il me semble aussi que la jeunesse n’appartient pas uniquement à l’instant présent du monde contemporain, qu’elle a traversé d’autres jeunesses, d’autres révoltes, et le personnage d’ouverture nous rappelle justement qu’il ne faut pas croire que la jeunesse ne porte pas l’histoire en elle. Elle vient réveiller quelque chose d’ancien qui survit jusqu’à aujourd’hui et nous interpelle. Un personnage comme celui d’Ophélie, revu, réinterprété et retravaillé dans une langue moderne par Heiner Müller, devient une héroïne de la tragédie qui s’adresse à nous dans des mots qui parlent du monde contemporain. Dans ces propos, on entend aussi toute la question de la libération de la femme : « Je casse la fenêtre, je détruis les instruments de ma captivité, la table, la chaise, le lit. »
Le personnage d’Antigone, lui, se profile seulement à la fin du film quand Carmen se confronte à la commissaire et à la loi qui se voudrait plus forte que les sentiments. Elle est amoureuse de Hussain, un Afghan menacé d’expulsion, et invoque une autre loi qui accorde le droit d’abriter et même d’officialiser son concubinage avec une personne d’origine étrangère en situation irrégulière sans être d’aucune façon coupable. Or, en France, on fait semblant d’ignorer cette loi, en plaçant beaucoup des gens, souvent des femmes, en garde à vue. Nous avons assisté à plusieurs procès où l’avocate rappelait à la cour qu’elle ne peut tout de même pas ignorer la loi, qu’on n’avait pas le droit d’arrêter la personne qu’elle était venue défendre. Ce que la juge disait à l’accusée, c’est : « Vous n’êtes pas dans un état de lucidité suffisamment grand, vous êtes manipulée par cet étranger et l’État vous protège ».

24 images : Heiner Müller parlait aussi de la manière dont la folie s’empare des hommes qui, sous son emprise, manipulent les autres hommes. Bien que l’État cherche à présenter l’image de la raison et de la sagesse, ce que vous révélez c’est comment la folie et la manipulation se situent dans toutes ses méthodes de contrôle.

Nicolas Klotz : Heiner Müller parlait d’Antigone comme de l’époque où l’État met la main sur les morts. Le corps des morts n’appartient plus aux familles, mais à l’État, ce que Müller considérait comme une date importante dans la biopolitique. Ce que l’on voit dans Low Life, c’est aussi la mainmise de l’État sur les amants, qui dit à Carmen : « Vous ne savez pas où vous en êtes dans vos rapports amoureux, mais nous on le sait pour vous. Tomber amoureuse d’un étranger, ce n’est pas bien pour vous ni pour la France. » Ce qui se passe en France avec les étrangers est d’une extrême violence. Et ça ne s’arrête pas aux étrangers… On le retrouve dans l’emprise du capitalisme sur les sentiments, sur l’image du corps, sur la manière de parler, etc. Il y avait donc l’idée d’explorer avec le cinéma jusqu’où un pouvoir peut s’approprier les corps de ses sujets et la manière d’aimer et de vivre. Si Hussain parle d’une région du monde qui s’appelle « Low Life », qui est cet endroit où l’on dort, c’est l’idée d’un lieu auquel l’État n’a pas accès. Charlotte Beradt, une amie d’Hannah Arendt, a écrit un livre qui s’appelle Rêver sous le IIIe Reich, où elle analyse les rêves que faisaient les Berlinois pendant les années 1930, durant la montée d’Hitler, et dans ce livre il y a une phrase que j’aime bien : « En Allemagne, la seule personne qui a encore une vie privée, c’est celle qui dort ».
Mais Low Life est aussi un film sur le féminin, comme s’il n’y avait pas d’hommes pour mener la révolution, entre guillemets, et qu’elle ne pouvait venir que des femmes. Et ce n’est pas des blagues… Même au moment du casting, c’était curieux de voir à quel point c’était relativement simple de trouver des filles qui pouvaient dire ce qu’Élisabeth écrivait et que j’avais envie de filmer, alors que pour les garçons, c’était très compliqué. En filmant quelqu’un, je filme aussi une personne dont la sensibilité ouvre des espaces par rapport au film. Je ne suis pas capable de filmer autre chose que comment sont les gens. Je filme avant tout des acteurs, pas du jeu. Et comme la parole est le moteur de beaucoup de choses, tout mon travail consiste à faire entendre cette parole un peu particulière qu’Élisabeth met dans leur bouche. Il faut que j’installe dans la mise en scène, dans les décors, dans la lumière quelque chose qui fait que cette parole paraît « naturelle ».
E.P. : Mais ce n’est pas une parole qui doit faire naturelle, mais qui doit faire partie de la nature du personnage.
N.K. : Ce que je veux dire c’est qu’elle fasse naturelle dans le film, qu’elle ne lui apparaisse pas étrangère. Je crois que ce qui fait la différence entre les cinéastes, c’est leur rapport à la parole. C’est ce qu’il y a de plus mystérieux et de plus important dans un film. Pour ma part, j’aborde le travail d’Élisabeth chaque fois comme un monde que, petit à petit, il faut construire de façon à ce que tout circule, autant à travers la parole qu’à travers le silence et les gestes. C’est un travail qui, parfois, est quasi musical. Je suis souvent davantage intéressé par le son des voix et la sonorité des mots que par la compréhension précise d’un sens, parce qu’un spectateur ne peut pas, je crois, être à l’écoute de chaque mot avec autant d’intensité. Alors, ce que fait l’acteur et la manière dont il dit les choses sont fondamentaux. Or, comme je le disais, trouver les jeunes hommes qui allaient interpréter les rôles de garçons a été très difficile. Du côté des acteurs, c’était impossible! Ils avaient tous quelque chose d’efficace, comme pour les téléfilms. Je trouvais un type de jeu et un type d’hommes auxquels je ne crois plus. Je disais comme ça en blaguant que pour moi, les seuls grands acteurs sont des actrices. Nous avons finalement choisi des non professionnels. Il y a aussi que dans Low Life, la parole ne circule pas par affirmation masculine ou par mutisme masculin (vous savez, tous ces hommes qui sont très sensibles, mais qui n’arrivent pas à parler…). Il y a quelque chose dans la manière d’écrire d’Élisabeth qui a à voir avec un féminin un peu « révolutionnaire ».

24 images : Vous avez d’ailleurs un rapport aux mots assez particulier…

É.P. : Je crois qu’aujourd’hui quelque chose nous pousse à renoncer aux mots. On est dans une situation où il faut constamment penser très vite, parler très vite. La communication a pris une forme où il y a une sorte de renoncement à la langue et j’avais très envie que les sentiments, et surtout le sentiment amoureux, qui est une vibration très particulière – il nous plonge dans un état d’une intensité qui peut aussi avoir un certain rapport avec l’intensité politique de l’engagement –, soient portés à l’écran autant par les mots que par un visage, par un regard, par une présence. Parce que j’ai le sentiment que les mots nous rapprochent aussi de la vie, et pas seulement l’image, qu’ils nous font toucher les choses avec sensibilité.

24 images : Ce qui est étonnant dans le film, c’est que malgré les grandes déclarations de certains personnages, comme Charles par exemple, le film se tient toujours du côté de la vie, de ce qui palpite. En cela, il m’a fait penser à Dostoïevski, où les personnages peuvent souvent, par de grandes envolées verbales, exposer leur vision du monde et de la vie, alors que nous demeurons toujours dans le vivant, ou ce qu’il appelle la « vie vivante de l’instant présent ».

E.P. : C’est tout à fait ça. J’ai d’ailleurs beaucoup lu Dostoïevski au moment où j’écrivais le scénario de Low Life. L’idiot, entre autres, dont Charles conserve quelque chose : sans être antipathique, il n’est pas immédiatement sympathique, il est très sensible et ne peut faire de mal à personne. C’est très étrange ce genre de personnage… Il est traversé par une certaine vision du monde, il voit le gâchis qui l’entoure, la destruction et la barbarie que subit la nature. Il le ressent parce que ça fait partie de sa chair. Ce que l’on montre aussi, c’est que face à cet immense gâchis, la jeunesse s’indigne. L’indignation ne suffit pas, mais elle est un mouvement qui permet à cette jeunesse de refuser le résultat de trente années d’un libéralisme forcené. Moi, je crois que c’est porteur d’espoir.
N.K. : Il y a dans La frontière de l’aube de Garrel cette phrase qui dit : « Nous sommes le peuple qui dort, pas le peuple qui fait l’histoire ». Je crois que le cinéma pose des questions comme celle-là, qui touchent une dimension collective. Et dans Low Life, on a voulu aussi prolonger tout ce questionnement qui traverse une partie de l’histoire du cinéma : comment filmer la jeunesse, la fin des utopies, le politique, parce que même si notre façon de filmer le politique n’est pas frontale, elle imprègne toute la sensibilité du film et se trouve à des niveaux où je ne sais pas mettre les choses en mots. On a besoin de la vie, de l’amour, de l’amitié, de la communauté pour parler du politique. Aujourd’hui, on ne sait absolument plus où nous en sommes et, face à cet état du monde, on se demande s’il faut filmer ce qui est en train de disparaître ou en train d’apparaître, parce que si l’on s’en tient à montrer ce qui est là immédiatement devant nous aujourd’hui, demain ce sera déjà fini. Or, dans Low Life, nous avons eu envie de parler de quelque chose qui apparaît, qui n’est pas là encore, mais qui arrive…

Propos recueillis par Marie-Claude Loiselle

(1) Indiqué dans la grille horaire du festival sous le titre Les amants.

* Pour prolonger le film et cette discussion, il faut explorer le site passionnant conçu par la revue Lumière, composée de 25 jeunes critiques de Barcelone, Séville et Buenos Aires : www.lowlifefilm.com


8 juillet 2013