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Entrevues

Objets d’art – Entretien avec Lorraine Côté

par Sophie Pouliot

Femme de théâtre amoureuse du cinéma, Lorraine Côté, avec la complicité de Nicola Boulanger et de la compagnie de théâtre La Trâlée, avait ravi le public de Québec en proposant en 2019 une adaptation de Rashomon d’Akira Kurosawa en théâtre d’objets. En 2022, l’équipe avait récidivé avec Citoyen K, tiré du Citizen Kane d’Orson Welles.

Cet automne, du 19 septembre au 14 octobre, elle fait renaître sur les planches du théâtre La Bordée l’emblématique Pour la suite du monde de Pierre Perrault, Michel Brault et Marcel Carrière, où sont captées sur pellicule les péripéties des habitants de L’Isle-aux-Coudres tentant de ressusciter la pratique traditionnelle de la « pêche à marsouins ». La metteuse en scène, qui signe aussi le texte de la pièce avec la collaboration de Boulanger, relève donc le défi colossal de transposer du cinéma direct… sur scène. Encore une fois, c’est le théâtre d’objets, discipline marionnettique dont l’éloquence métaphorique ne cesse d’enthousiasmer Lorraine Côté, qui servira cette recréation.

Existe-t-il un lien entre l’art cinématographique et le théâtre d’objets?

Ce que j’aime du théâtre d’objets, c’est qu’il force le spectateur à participer davantage. Et le cinéma aussi, car – quoique Pierre Perrault ait été contre cette idée, n’aimant pas le cinéma de fiction de toute façon – on demande au spectateur de prendre la place du personnage, de se projeter en lui. Avec le théâtre d’objets, le public doit écrire le spectacle avec nous. Il doit arriver à croire que Charles Kane est une lampe, par exemple. Quand il est enfant, c’est une petite ampoule, mais plus il vieillit, plus la lampe prend de l’ampleur et aveugle les autres. Tout cela dit quelque chose, c’est un commentaire que je peux ajouter au personnage. Ce n’est pas comme cela dans le théâtre traditionnel. Oui, on peut grandir l’acteur, on peut le magnifier à l’aide de l’éclairage et appuyer le tout avec de la musique pour faire en sorte qu’il ait l’air plus puissant, puis les autres comédiens joueront à être impressionnés. Mais quand, en plus, tu as un objet qui représente un personnage, et que cet objet se transforme – à la fin du spectacle, Kane n’est plus qu’une petite lampe rouillée qui grince – cela oblige le public à réfléchir.

Dans le théâtre japonais, on dit que l’acteur doit être rempli à 100 % de son personnage, de son état psychologique, mais n’en montrer que 70 %. Le 30 % qui reste devra être investi par le public. Cela se rapproche de la pensée d’Alfred Hitchcock, qui aimait beaucoup aller voir ses films projetés au cinéma afin d’observer la gestuelle des spectateurs. Quand il voyait que ceux-ci se tendaient, avançaient leurs visages ou, au contraire, se reculaient, il jubilait. Il considérait qu’il avait bien réussi la scène. Il aimait que le public participe, même inconsciemment, par son corps, à l’action. J’y vois un lien avec l’approche du théâtre japonais. Denise Gagnon, une grande comédienne qui m’a enseigné, nous disait «  gardez-vous un petit secret ». Le spectateur aura envie de le connaître, de fournir le 30 % qui manque pour arriver à la plénitude du moment. Je trouve que le théâtre d’objets favorise cette réflexion partagée entre le public et les artistes.

De plus, au cinéma, l’image est très importante, beaucoup plus qu’au théâtre, qui est un art de la parole. Or, il est plus facile en théâtre d’objets de créer des images. En prenant la fleur qui représente Susan, la femme de Kane, dans Citoyen K, et en la mettant dans une bouteille d’alcool, on crée une image. On n’a pas besoin d’expliquer que le personnage est devenu alcoolique. Le théâtre traditionnel est plus verbeux. Avec le théâtre d’objets, on peut esquisser des liens beaucoup plus rapidement, et ceux-ci induisent un choc, qui peut faire rire ou émouvoir. Il est donc aussi plus facile de créer de la poésie, à mon avis. Avec le théâtre d’ombres aussi, car il y est plus aisé de recréer la réalité autrement. Dans le théâtre traditionnel, on est limité par le corps des acteurs. C’est formidable un corps d’acteur, parce que ça dit beaucoup, mais on est aux prises avec un certain réalisme.

Les trois films que vous avez ciblés jusqu’à présent font partie des œuvres incontournables de l’histoire du cinéma. Pour quelles raisons avez-vous choisi spécifiquement ces trois films?

Dans le cas des deux premiers, ce qui m’intéressait, c’était l’histoire qu’ils racontaient. Quand j’ai rencontré Nicola Boulanger, de la compagnie de théâtre La Trâlée, nous nous sommes découvert un amour commun pour les œuvres de Kurosawa. Nous avons donc eu l’idée d’adapter l’une d’elles. Nous avions pensé à Ran ou à Kagemusha. J’adore également Rêves, je trouve que c’est un film hallucinant. Finalement, on s’est arrêtés sur Rashomon parce qu’il n’y avait pas trop de personnages et parce que nous aimions aussi l’histoire, qui est fondée sur deux nouvelles de Ryūnosuke Akutagawa.

Puis, il y a deux ans, Michel Nadeau, directeur artistique du théâtre La Bordée, nous a proposé de faire l’adaptation d’un autre film sous forme de 5 à 7 [NDLR : formule importée d’Écosse, proposant une boisson, une collation et une courte pièce présentée dans une petite salle, le tout pour un coût modique]. Nous avons tout de suite pensé à Hitchcock : Fenêtre sur cour (Rear Window), La mort aux trousses (North by Northwest)… Nicola avait aussi considéré Chinatown de Roman Polanski, Pulp Fiction de Quentin Tarantino, Taxi Driver de Martin Scorsese, La soif du mal(Touch of Evil) d’Orson Welles. Pour ma part, j’envisageais M le maudit de Fritz Lang, dont l’histoire est fabuleuse, Le faucon maltais (The Maltese Falcon) de John Huston, La nuit du chasseur (The Night of the Hunter) de Charles Laughton, qui me bouleverse complètement, Assurance sur la mort (Double Indemnity) de Billy Wilder… et finalement, j’ai proposé Citizen Kane d’Orson Welles, un monument du cinéma. Je me disais, d’une part, que beaucoup de gens en connaissaient le titre, mais ne l’avaient pas nécessairement vu et, d’autre part, qu’il valait mieux choisir un film phare plutôt qu’une autre excellente œuvre qui serait moins connue. En outre, personnellement, j’adore les vieux films, leur élégance, leur facture. Cette élégance se prête bien au théâtre, je trouve.

Pour la suite du monde est très différent de vos deux choix précédents. Qu’est-ce qui vous a menée vers cette œuvre?

Ce n’est pas mon choix, c’est Michel Nadeau qui nous l’a proposée, à Nicola Boulanger et à moi. On s’est dit que c’était infaisable… la réponse a donc immédiatement été : oui !

Était-ce à l’occasion du 60e anniversaire du film?

Je ne sais pas si c’est entré en ligne de compte, mais Michel Nadeau se disait que c’est l’un des plus grands films québécois et l’un des plus grands documentaires jamais faits, toutes cultures confondues. Et ça parle de nous.

Néanmoins, d’aucuns se demanderont ce qu’il peut rester du cinéma direct, au théâtre, puisqu’on retire le cinéma de l’équation, de même que le caractère « direct », car, bien que le théâtre se joue en direct devant le public, les répliques, les gestes et les déplacements sont étudiés et répétés. Adapter Pour la suite du monde au théâtre n’est-il pas l’antithèse du projet initial de Perrault?

En effet et c’est ce que je trouve fabuleux. C’est un défi qui n’a pas de bon sens. Qui plus est, le théâtre d’objets, ça va bien quand on est derrière un comptoir de cuisine comme pour Rashomon, qu’on a présenté dans un restaurant, ou dans un petit espace comme pour Citoyen K, mais, dans une grande salle, c’est moins évident. On s’est demandé comment se dépatouiller avec tous ces défis. Tout de suite, ce qui m’est apparu, c’est que je voulais faire de ce spectacle un hommage. Un hommage à ces cinéastes qui ont fait un travail extraordinaire, aux gens qu’on voit dans le film et à ceux qui vivent encore aujourd’hui à L’Isle-aux-Coudres. Car la suite du monde, c’est maintenant, 60 ans plus tard. Qu’est-ce qui se passe sur cette île 60 ans après le film ? On a donc immédiatement pris contact avec des gens de l’île, avec des professeurs, qui ont proposé de recréer la Mi-Carême [NDLR : fête carnavalesque de tradition catholique dont il est question dans le film] avec leurs jeunes, de leur faire faire des masques… ce qui nous semblait être un projet à notre portée, car, évidemment, on ne referait pas la pêche à marsouins. On a donc réalisé un petit documentaire là-dessus, marchant modestement dans les grands pas de Pierre Perrault. Certaines de ces images sont projetées pendant le spectacle. Bien sûr, ce n’est qu’un clin d’œil. Ce n’est pas la même approche documentaire que celle de Perrault, qui participait à l’action. Il a fait la traversée en canot, a acheté une part de pêche et a planté des harts pendant des jours. Et Perrault côtoyait les gens qu’il a filmés depuis une dizaine d’années, car il allait régulièrement faire des émissions de radio là-bas. Il les connaissait bien.

photo noir et blanc scène de théâtre

Ainsi, contrairement aux deux premiers longs métrages que vous avez adaptés à la scène, Pour la suite du monden’est pas qu’une transposition de l’œuvre originale. En plus des extraits présentant les arrière-petits-enfants des protagonistes du film, vous ajoutez des commentaires sur son contexte historique, sa portée, vous avez fait des cinéastes des personnages de la pièce. Vous parlez même d’un spectacle construit « autour » du film. Pourquoi avoir modifié votre approche dans ce cas-ci?

Je ne voulais pas transposer tout le film, car je ne crois pas que cela lui aurait rendu justice. Nous avons gardé quelques scènes, que nous avons adaptées. Par ailleurs, ce qui me semblait bien important, c’était de raconter également le tournage du film, qui fut aussi épique que la pêche à marsouins, parce qu’ils inventaient une nouvelle façon de faire. Michel Brault expliquait que la première chose que ses professeurs lui ont apprise était d’être bien assis pour pouvoir faire de beaux cadrages. La découverte de la caméra à l’épaule s’est révélée extraordinaire. Tourner dans des canots, dans l’eau, synchroniser le son à l’image aussi : ça n’avait jamais été fait. Marcel Carrière avait réussi cette synchronisation dans un passage (le discours du maire) du court métrage Les raquetteurs, mais c’est tout. C’était la naissance d’une nouvelle façon de faire, d’un nouvel art, et ce nouvel art rencontrait une technique de pêche ancestrale : j’aime ce contraste-là.

Je suis donc allée chercher du côté des entretiens de Pierre Perrault avec Paul Warren, ainsi que dans ses propres écrits, car il était un poète formidable. Par exemple, lorsqu’il raconte le moment où ils ont balisé la pêche, c’est tellement un beau récit que je l’ai intégré à la pièce. J’ai aussi modifié la scène de la forge pour y parler un peu de l’importance de la pêche à marsouins pour les gens des siècles précédents. Aujourd’hui, on y voit un massacre, mais, à l’époque, la survie était difficile et cette pêche permettait de s’éclairer, d’imperméabiliser les bottes, en plus de représenter un bon revenu.

Le résultat est donc assez hybride. Perrault a dit, pendant le tournage du film : « Je ne sais pas si c’est du cinéma qu’on fait, mais on le fait pareil », alors j’ai dit à mon équipe : « Je ne sais pas si c’est du théâtre qu’on fait, mais on va faire ça pareil. » C’est comme si cela avait cautionné ma démarche. (Rires) J’estime aussi important de redonner la parole à ces cinéastes. C’est d’ailleurs ce que disait lui-même Perrault : quand il a fait Pour la suite du monde, il ne voulait pas prendre la parole, il voulait la donner. J’avais, pour ma part, envie de lui redonner la parole ainsi qu’à ses acolytes Michel Brault et Marcel Carrière.

Dans Rashomon, chaque personnage était exclusivement campé par un objet qui lui était attribué ; dans Citoyen K, acteurs et objets alternaient dans la représentation des personnages ; dans Pour la suite du monde, les personnages sont essentiellement incarnés par les comédiens, dont le jeu est soutenu et ponctué par des objets. Qu’est-ce qui explique cette courbe évolutive?

 En ce qui a trait à Pour la suite du monde, je trouvais que les scènes d’objets s’essoufflaient relativement rapidement sur le plan dramatique. On n’utilise d’ailleurs pas tant d’objets dans le spectacle. On se sert beaucoup des costumes qu’on fait bouger; on a des ombres chinoises aussi, ce qui permet de modifier la taille des acteurs – c’est un vieux truc de cinéma, de l’époque de Méliès, que de jouer avec les distances pour influer sur la perception du public. Il reste que certains personnages sont par moments représentés par un objet. Michel Brault, c’est par une Arriflex, qu’on a fabriquée grâce à l’impression en 3D. Parfois, la caméra est placée devant son visage et c’est comme si c’était elle qui parlait.

Dans Rashomon, on s’était donné comme contrainte que tous les objets devaient potentiellement se trouver derrière un bar ou dans un restaurant (des baguettes, des ustensiles, etc.) ; dans Citoyen K, c’était la même chose, mais avec du matériel de bureau pouvant être présent dans une salle de presse ; dans Pour la suite du monde, on a du matériel technique, dont la caméra, mais on a aussi plusieurs objets anciens qu’on voit dans le film, tels une chaise berçante, un panier, des rames. Ils proviennent tous de l’encan. Le spectacle s’ouvre sur cette séquence du film et elle sert de porte d’entrée aux personnages. C’est parce qu’on vend la salopette, la casquette et le foulard de Grand-Louis que celui-ci apparaît. On projette également plusieurs extraits du film qui servent d’introduction aux objets. Certaines séquences sont, par ailleurs, postsynchronisées par les acteurs qui sont sur scène et qui font parler les personnages à l’écran.

image noir et blanc marionnette de souris

C’est donc le film abordé qui inspire l’approche marionnettique retenue?

Oui, tout à fait. Le besoin fait l’organe, comme on dit.

Un des personnages phares du film, Alexis Tremblay, est représenté sur scène par une lanterne, ce qui recèle certainement un sens métaphorique. Est-ce toujours ainsi que vous choisissez les objets qui campent les personnages?

Oui, à moins de prendre un objet qui est l’antithèse du personnage et de vouloir ainsi faire un commentaire. Il faut d’ailleurs souligner, à cet égard, l’apport des membres de la compagnie. J’arrive avec des idées, mais on cherche ensemble, on améliore la proposition. Comme eux, je suis issue du Conservatoire d’art dramatique de Québec et je suis habituée à fonctionner de cette façon. C’est la même chose quand je collabore avec Robert Lepage : on travaille en collégialité et c’est extrêmement enrichissant.

Cet intérêt pour l’intégration de l’objet au jeu d’acteur, que partage justement votre complice Robert Lepage, vous vient-il, en partie du moins, de votre formation commune?

Oui. Au Conservatoire, à l’époque, il y avait un cours offert par Marc Doré qui s’appelait « L’objet-mime ». Il fallait raconter une histoire, par exemple, avec un bâton et un cerceau, donc représenter plusieurs choses et divers états avec des objets. C’est quelque chose que j’aimais énormément et qui avait aussi beaucoup allumé Robert. Ensuite, lorsque j’ai travaillé avec lui, il était important d’intégrer aux spectacles quelques objets bien choisis, très représentatifs des personnages, si bien qu’ils en devenaient emblématiques. C’était le cas des souliers dans La trilogie des dragons : dépendamment de la façon dont on les place dans l’espace et du choix de ceux-ci (souliers de femmes, d’hommes, d’enfants), on peut créer des situations. On peut étirer ce [champ iconographique] aux patins, aux bottes, aux boîtes à chaussures. Cela constitue une riche source d’indications sur le métier, l’âge, le genre, la condition physique même des personnages ; ce sont des objets qui parlent beaucoup.

Vous avez aussi introduit le cinéma muet au théâtre, en 2015, avec Films, n’est-ce pas?

Oui. Ça s’inscrivait dans une démarche de recherche sur l’absence de l’acteur. J’avais monté plusieurs pièces de Samuel Beckett (Fin de partie, En attendant Godot), qui disait que s’il avait pu faire du théâtre sans acteur, cela aurait été bien plus facile. J’ai donc voulu mettre en scène sa pièce radiophonique Tous ceux qui tombent, et j’ai placé les spectateurs au centre de l’espace scénique avec des bandeaux sur les yeux. Les comédiens tournaient autour du public en marchant sur toutes sortes de textures différentes (feuilles mortes, gravier), au son de différents objets (une bicyclette, par exemple). C’était un peu cinématographique à cause du son qui était en « surround » et du bruitage. J’ai voulu ensuite poursuivre ma recherche sur les acteurs qu’on entend sans les voir et ceux qu’on voit sans les entendre. J’ai donc créé une courte pièce d’une heure intitulée Films, où un homme et une femme se trouvent l’un à côté de l’autre dans un café : la femme lit un livre sur le cinéma muet et ils entament une discussion à ce sujet. On voyait donc des extraits de films (avec Harold Lloyd, Charles Chaplin, etc.) qui étaient projetés, mais ce qu’on entendait, c’était les commentaires des deux personnages sur ces scènes. Et quand ils quittaient le café, on projetait un petit court métrage qu’on avait tourné avec Eliot Laprise. On y voyait les deux mêmes acteurs qui fermaient leurs livres et qui sortaient. Ils se parlaient par intertitres, puis s’en allaient ensemble côte à côte, un peu comme Chaplin et Paulette Goddard à la fin des Temps modernes.

Aimeriez-vous transposer d’autres films à la scène dans le futur?

Le prochain film que Nicola Boulanger et moi voulons adapter, c’est Il était une fois dans l’Ouest, de Sergio Leone. Précisons que je ne suis pas quelqu’un qui prévoit à long terme, qui élabore une stratégie. Je fonctionne beaucoup à l’instinct. Je plonge spontanément dans des projets et je m’y immerge complètement. Ce que j’aime, c’est retrouver l’état d’esprit que j’avais, enfant, quand je m’amusais avec des boîtes de boutons et des bouts de cartons. Inventer des histoires et y croire. Et réussir à faire en sorte que les autres y croient aussi.

 

Crédits photo : Nicola-Frank Vachon (1) et Vincent Champoux (2 et 3)


20 septembre 2023