Entrevues

Penny Lane

par Bruno Dequen

Peu après la première de Hail Satan?, tu as répondu sur Facebook à certains commentaires de spectateurs déçus par la forme plus conventionnelle du film en affirmant qu’ils avaient peut-être une fausse idée de ce qu’est « un film de Penny Lane ». Qu’est-ce qu’un film de Penny Lane, selon toi?

Mon approche varie selon chaque projet. Je crois que si je voulais avoir un impact plus conséquent sur l’histoire du cinéma, je devrais avoir moins d’idées, et les poursuivre de façon plus consistante. Pour changer le cinéma, il vaut mieux avoir une idée à explorer encore et encore. Je pense souvent à ça en rapport avec la philosophie. De nombreux penseurs, tels que Peter Singer sur les questions d’éthique, partent d’une idée qu’ils vont passer leur vie à raffiner. Et ils changent le monde… Or, ça ne m’intéresse pas de changer le cinéma !

Je suis ma trajectoire personnelle, et mes films sont simplement le reflet des préoccupations que j’ai à un moment précis. Pour Hail Satan?, mon défi était de rendre accessible à un large auditoire un sujet qui semble sur papier confus et/ou perçu négativement. Je ne voulais pas faire un film expérimental sur le satanisme, mais plutôt communiquer de façon limpide les idées relativement complexes qu’un tel phénomène (le Satanic Temple) charrie.

J’utilise les films pour communiquer les idées, les sujets, les préoccupations formelles qui m’obsèdent à travers le temps. Et je crois qu’il est possible de tisser des liens entre mes films. Plusieurs le font. En bout de ligne, mon commentaire sur Facebook ne répondait qu’à une seule personne ! Mais j’avoue qu’elle avait touché une corde sensible.

Tes deux premiers longs métrages (Our Nixon et NUTS!) portent sur le passé et utilisent du matériel d’archives. Les deux plus récents (The Pain of Others et Hail Satan?) sont contemporains. Malgré leurs différences, tous ces films portent en partie sur l’aveuglement (in)volontaire à l’égard de soi ou de la société. Est-ce le hasard ou es-tu naturellement attirée par cette question ?

Je m’en suis aperçue très tôt en fait. L’un des premiers documentaires que j’ai vu au cinéma a été Grizzly Man. Je ne viens pas d’un milieu cinéphile et je ne connaissais même pas Herzog à l’époque. J’avais été soufflée ! Et je comprends tout à fait pourquoi aujourd’hui : j’aime les personnages en état d’autoreprésentation. J’aime danser avec leurs images et leurs propos, négociant à chaque détour ce qu’ils veulent transmettre et ce que je veux dire sur eux.

Je suis également obsédée par la complexité de la réalité, de la vérité, des images, de l’esprit. C’est pourquoi je n’ai jamais pensé faire de fiction, puisque c’est justement la construction de la réalité qui m’intéresse.

Peux-tu parler de ça par rapport à Our Nixon, justement ? La totalité des images provient d’archives personnelles de proches conseillers de l’ancien président (entrecoupées d’extraits télévisuels), la musique est souvent ironique, et le son provient de sources différentes (entretiens contemporains, archives).

Tout le film est bien entendu fondé sur la découverte de ces archives personnelles, et sur ce qu’elles peuvent nous apprendre sur une période qui a déjà été amplement couverte. Sur les enregistrements audio, on assiste à la tentative des protagonistes de l’époque d’écrire ce qu’ils pensent être l’histoire officielle à venir et leurs rôles respectifs à l’intérieur de celle-ci. Rétrospectivement, il y a évidemment quelque chose de pathétique et d’ironique à les entendre, puisque nous savons très bien ce qui va arriver. Il a d’ailleurs fallu que j’atténue le plus possible cet aspect, qui aurait pu être souligné toutes les dix secondes dans le film !

En mettant en parallèle les expériences des conseillers et les nouvelles officielles de la télévision, je cherchais à souligner la différence entre les deux et à observer à quel point leur histoire ne s’accordera jamais avec l’histoire. Pour la plupart, ils ne reconnaissent d’ailleurs toujours pas l’ampleur des faits et leurs conséquences. Et je ne les juge pas. Pour eux, la présidence de Nixon a effectivement été en grande partie une époque euphorique ! Et c’est pourquoi je me suis dit qu’il y avait là matière à faire encore un film sur cette période. Pour nous, ces personnages sont des vilains historiques. Or, il n’y a aucun vilain dans ces archives. Ce paradoxe me fascine.

Réagis-tu toujours comme ça face au matériel que tu découvres ? En partant de préconceptions qui sont progressivement complexifiées par une empathie grandissante envers tes protagonistes ?

En partie, oui. Il y a certainement des parallèles à tracer entre Nixon et Brinkley (le charlatan de NUTS!). Tous deux sont des self-made men brillants, qui ont connu la pauvreté et sont nés à une époque bien spécifique de l’histoire américaine. Et ils finissent par connaitre la chute à cause d’un défaut de caractère. C’est la tragédie classique, ça fait des milliers d’années que ça fonctionne ! Et oui, je n’ai pas eu de mal à développer de l’empathie envers eux.

Après avoir écouté tant d’heures d’enregistrement, la chose la plus terrible que j’ai ‘découverte’ à propos de Nixon, ce n’était pas la corruption ou la criminalité. Nous sommes depuis longtemps informés de ça. C’était plutôt la banalité et la stupidité de nombreux échanges. La plus grande faute commise par Nixon a été de nous forcer à voir que ceux qui nous dirigent ne sont pas meilleurs que nous.

Pour Brinkley, c’est un peu différent. Il se représentait lui-même de façon tellement exagérée. C’était clairement un Donald Trump avant l’heure. Un escroc avec une routine bien huilée. Il se comparait même à Jésus ou Galilée ! Le défi du film résidait davantage à faire émerger le mythe que Brinkley avait construit autour de sa propre vie et à montrer dans quelle mesure ce mythe faisait partie de l’escroquerie, comme pour Trump. Mais même s’il est sorti en 2016, l’année de son élection, le film n’a rien à voir avec Trump au départ, puisque je travaillais dessus depuis 7 ans. À vrai dire, je pensais davantage à Oz quand je faisais le film.

Avais-tu en tête d’utiliser de l’animation depuis le début ?

Non, pas du tout. Pour NUTS!, mon objectif était de réussir à maintenir les spectateurs de dans ce mensonge ridicule le plus longtemps possible avant d’en révéler les rouages. Et je me demandais comment faire en sorte que même les spectateurs les plus sceptiques par rapport à toute cette histoire absurde de greffe de testicules de chèvres soient du bord de Brinkley et le trouvent sympathique. Or, je n’aurais jamais pu y arriver avec le matériel d’archives disponible, qui était beaucoup trop figé dans l’autopromotion et ne suscitait aucune empathie.

À reculons, j’ai donc commencé à écrire des scènes de reconstitution. Et malgré moi, elles ont fini par devenir la quasi-totalité du film ! Je me suis alors retrouvée avec un film invendable, impossible à financer, entièrement en animation [rires]. Pour Nixon, je n’avais pas eu besoin de financement au départ. Nous avions accès aux archives et j’en ai monté moi-même la plus grande partie. Pour NUTS! par contre, je me suis retrouvée avec 57 minutes de film sans images ! Ce fut une belle leçon pour moi. Si tu sais que tu vas faire un film difficile à vendre et à financer, tu es mieux de t’arranger pour concevoir un projet qui n’a besoin d’aucun financement [rires].

Pourquoi as-tu éprouvé tant de difficultés à convaincre les gens sur ce projet ?

Ce n’était pas un bon pitch. Une fois le film terminé, les gens ont commencé à comprendre. Mais lorsqu’il fallait le pitcher en cinq minutes, c’était une tout autre histoire. Outre la difficulté à comprendre le lien entre la prémisse du film, l’animation et le jeu entre mensonge et réalité, beaucoup me reprochaient de ne pas avoir une raison suffisamment pertinente pour faire ce film historique à ce moment précis. Si seulement Trump avait été élu quelques années plus tôt !

En même temps, tu aimes ce type de projets fondé sur des anecdotes apparemment loufoques qui ne prennent leur sens qu’en cours de route.

Je suis invariablement attirée par le mystère, par ces personnages à la personnalité foncièrement incompréhensible. On ne comprendra jamais Brinkley, tout comme on ne comprendra jamais Trump. Ils savent qu’ils mentent tout en croyant leurs propres mensonges. Nous sommes tous un peu comme ça, mais pas à ce niveau-là !

Est-ce pour ça que tu t’es intéressée aux protagonistes de The Pain of Others, qui pensent toutes souffrir de la maladie des Morgellons et témoignent de leur quotidien sur YouTube ?

Tout à fait. Et je n’aurais pas pu faire ce film plus jeune. Je savais qu’il susciterait davantage de rejet et que je pourrais être jugée négativement pour le simple fait d’avoir tourné le film.

Tu pensais qu’on te reprocherait d’exploiter ces femmes ?

Exactement. Même si toutes les vidéos sont publiques, on a le sentiment qu’on ne devrait pas être en train de les regarder. Il y a clairement un côté voyeuriste, puisque ces vidéos ne s’adressent pas à des spectateurs de cinéma au départ. Mais mon intérêt envers la capacité de ces femmes à concevoir un récit justifiant leur autoreprésentation a pris le dessus sur mes craintes de cinéaste.

Le projet a-t-il commencé avec les vidéos ou la recherche ?

J’avais entendu parlé du phénomène, et j’ai ensuite trouvé ces vidéos. Et je n’aurais jamais pu faire le projet autrement qu’avec ce matériel. Il fallait fonder le tout sur des témoignages existants et non sur des entretiens ou des images filmés après coup. Pour une raison éthique, d’une part. Et d’autre part, parce que, dans ma vie de tous les jours, je n’ai pas une personnalité capable de gérer correctement des interactions avec des personnes mentalement instables. Je n’aurais jamais su comment réagir à leurs propos. La médiation d’images préexistantes me permet paradoxalement d’entrer davantage en relation avec ces femmes.

Comment as-tu construit ce film d’un point de vue narratif ? Il s’agit d’un récit beaucoup plus éclaté que tes deux films précédents.

D’un point de vue pratique, j’ai sélectionné les trois femmes qui avaient le plus de vidéos disponibles. De plus, chacune avait une personnalité bien distincte, ce qui me permettait de traiter du sujet sous de multiples angles. Dans un premier temps, j’ai compilé les extraits qui établissaient le plus efficacement leurs traits de personnalité. Marcia, qui est tout le temps en colère. Carrie qui est très vulnérable et possède des yeux incroyablement expressifs. Et Tasha qui était ma jeune YouTubeuse enthousiaste. Par la suite, j’ai monté les clips pour décrire progressivement leurs expériences avec la maladie. De la découverte des signes associés à la maladie des Morgellons aux différents traitements, jusqu’au happy end. Un happy end très sombre pour la plupart d’entre nous, mais un accomplissement pour chacune d’entre elles. Carrie, par exemple, recherche désespérément à rejoindre des gens, et elle réussit à avoir 10 000 abonnés sur sa chaine. En réalité, elle n’en a jamais eu autant et la dernière scène est probablement un acte de pensée positive… Au-delà de leurs clips, j’ai ajouté 3-4 extraits de nouvelles traditionnelles sur le phénomène pour complexifier la perception initiale des spectateurs en donnant une légitimité apparente à toutes ces élucubrations.

Tu as également une passion manifeste pour l’utilisation de matériel déjà existant. Tes courts métrages, comme celui que tu as fait récemment à partir d’extraits de The Bachelor, déconstruisent d’autres vidéos en ligne.

Comme cinéaste, je n’ai jamais éprouvé le désir de créer des images. J’en avais même honte au début. J’achetais des caméras pour me forcer [rires]. Il y a déjà tellement d’images dans le monde ! J’adore le found footage.

Pour le court métrage dont tu parles, je cherchais par exemple à évoquer ce sentiment très particulier et très féminin d’une prise de conscience de soi entre fierté et malaise. Ce moment fugitif où une femme réalise soudainement qu’elle est regardée alors qu’elle porte des vêtements suggestifs et qu’elle se met à les réajuster. Et je savais exactement où trouver de telles images. Ces émissions sont le royaume des femmes mal à l’aise qui veulent néanmoins plaire et être admirées !

Comme tu mentionnes ta prédilection pour le found footage, pourrais-tu parler de ta méthode ? Où trouves-tu toutes ces images, ces idées ?

J’adore regarder là où personne ne regarde. C’est utopiste bien sûr ! Souvent, je peux me passionner pour un corpus qui semble sans intérêt ou négligé. Comme les Oscars du meilleur documentaire dans les années 1940-50, par exemple, qui occupent mon attention en ce moment. Et je vais régulièrement visiter des archives physiques pour y dénicher des trésors ou du matériel surprenant. Demain matin, j’ai d’ailleurs rendez-vous à l’Université de Montréal pour voir leurs archives des premières transplantations de foie ! Et ces images vont peut-être influencer ma conception d’un film à venir. Même si la majorité de mes idées proviennent au départ de lectures, il y a un mystère, une aura des images qui m’obsède et que je n’arrive toujours pas à définir clairement.

Et parlant de lectures, quels sont tes centres d’intérêt ?

Ils sont si nombreux ! Je lis tout le temps. En ce moment, je m’intéresse à la philosophie utilitariste, aux droits animaliers, à l’histoire des transplantations d’organes et aux investigations scientifiques relatives aux phénomènes paranormaux. Tous ces sujets ont des traits communs dans un certain sens. Et je ne sais pas encore si tout ça va faire un film.

À ce propos, comment a démarré le projet d’Hail Satan ?

Je lisais beaucoup autour de l’histoire de la religion et je me posais de nombreuses questions sur la validité actuelle et à venir de tels mouvements. C’est là que je suis tombée sur le Satanic Temple, qui m’a intriguée mais que je croyais n’être qu’un petit groupe satirique. Par la suite, plus je lisais, plus que je voyais que les questions que je me posais étaient celles que posait le Temple. Entre autres, le rapport au concept de religion athéiste. J’ai rapidement réalisé que le groupe était beaucoup plus intéressant que ce que les médias rapportaient. Et bien entendu, j’étais fascinée par le fait que tout ce phénomène ne sera peut-être un jour qu’une vaste supercherie à visée politique. Ou non !

J’ai également été surprise par le fait que le Satanic Temple passe en fait le plus clair de son temps à remettre en question certaines valeurs américaines qu’on prend pour acquises. Comme le In God We Trust sur les billets de banque. En tant qu’athée convaincue, je n’avais jamais réalisé à quel point cette maxime était absurde et contraire aux fondements du pays !

Pour finir, vu ton intérêt pour les protagonistes instables et complexes, quand vas-tu faire ton film sur Trump ?

Je sais que je devrais. Mais je ne sais pas quoi faire pour l’instant. Outre le fait qu’il m’insupporte trop, j’ai déjà fait mon film sur Trump en quelque sorte avec NUTS! Peut-être sera-t-il possible de faire un film dans 40 ans. Mais il occupe tellement d’espace à tous les niveaux.

Dans 40 ans, le Watergate semblera si mineur en comparaison de son héritage…

Exactement ! J’ai vu récemment un reportage sur la Trump University, l’une de ses combines qui dépasse déjà de loin le Watergate en termes de corruption. Et ce n’est là qu’une des magouilles de Trump ! Je me disais récemment qu’il faudrait que je regarde sérieusement The Apprentice pour mieux comprendre d’où ce phénomène médiatique est parti. Que s’est-il passé dans cette émission ? Certes, le montage peut faire des merveilles, mais je ne peux pas croire qu’il avait l’air intelligent et sain d’esprit. Par contre, je n’ai aucun mal à l’imaginer comme star de la téléréalité. Il est à la fois imprévisible et fiable dans ses réactions excessives. J’ai d’ailleurs lu récemment que le candidat favori aux prochaines élections en Ukraine était l’acteur qui avait joué le président à la télévision. C’est le monde dans lequel on vit désormais !

Entretien réalisé le 15 mars 2019 à l’occasion de la rétrospective Penny Lane organisée par le Cinéma Moderne et 24 images. Traduit de l’anglais par Bruno Dequen.


27 mars 2019