Entrevues

Rafaël Ouellet

par Apolline Caron-Ottavi / Serge Abiaad

LA BÊTE LUMINEUSE

À l’occasion de la sortie en salles du très remarqué Camion (prix du jury œcuménique et prix de la mise en scène au festival de Karlovy Vary, République Tchèque), 24 images a rencontré Rafaël Ouellet.

24 Images : Il y a quelque chose de désespéré dans Derrière- moi (2008) et New Denmark (2009) qui s’efface presque complètement dans Camion (2012). Peut-on affirmer qu’avec ce film, votre cinéma prend un tournant plus lumineux ?

Rafaël Ouellet: Je ne calcule rien à l’avance. Je me base avant tout sur des textures, des couleurs, une petite idée, des personnages, une musique, une chanson précise, puis je mets tout ça ensemble et quelque chose se manifeste. Ma démarche peut sembler anodine, mais c’est de cette manière que j’opère. Je ne peux pas parler de rupture pour Camion, parce que chaque film est un recommencement, et même si je semble creuser des sillons et explorer des thèmes similaires, ce n’est pas le but ultime. Pour Camion, je n’avais pas nécessairement envie d’en faire un film plus lumineux que les autres, je ne le mettais pas en opposition à mes autres films. Quand j’ai décidé de commencer avec l’accident, je me suis mis à écrire un film qui s’enlignait vers la noirceur et il était envisageable que le personnage du père finisse par se suicider. J’ai gardé une petite teinte de ça dans le film, mais à l’origine on construisait un film plutôt plombant, et je me suis demandé pourquoi ne pas faire l’inverse, pourquoi ne pas partir d’en bas pour remonter vers la surface ; ça a généré l’apparition du second frère, Alain, qui est le comic relief et qui permet aux personnages de s’exprimer un peu plus, de parvenir à peindre leurs sentiments par des mots, du moins parfois. J’ai donc eu envie de mettre de la lumière dans un film plutôt noir, mais pas dans ma cinématographie, pas dans ma feuille de route.

24i : Il est vrai que l’action principale est souvent secondaire dans vos films, mais il y a toujours un « vide » au centre du scénario : l’accident, l’épouse absente dans Camion, la sœur disparue dans New Denmark.  Est-ce que ce « manque » ou cette béance serait comme un moteur dans vos films?

R.O.: Je ne me souviens plus quel écrivain, ou peut-être scénariste, disait qu’il fallait toujours s’assurer que le personnage veut quelque chose dès le début du film, ne serait-ce qu’un verre d’eau. Je viens d’un village où il y a eu beaucoup de jeunes suicidés pour des raisons diverses, anorexie, perte de repères, chômage… mais aussi beaucoup d’accidents de la route : la route la plus meurtrière passe à travers mon village. J’ai eu toujours la chance de passer à travers ça, mais j’en ai été témoin toute mon enfance. Encore à ce jour, ma mère m’appelle fréquemment pour m’annoncer une mort. Ce sont des pertes et un deuil que j’ai toujours connus, et même si dans New Denmark le deuil se manifeste plus tard, dès le départ il y a la perte. Le cèdre penché commence avec un deuil également, la mort de la mère des deux sœurs. Mes films sont une quête ultime, une expiation du deuil, ce qui signifie aussi apprendre à se connaître, à se réconcilier, à travers ces situations difficiles. Pour moi c’est un moteur de scénarisation. Le cèdre penché a beaucoup de points communs avec Camion. Dans Derrière-moi, j’ai exploré un peu le contraire, et le deuil, l’enjeu, arrivaient à la toute fin. Pendant tout le film, je m’amusais à construire quelque chose de mystérieux, j’espérais que les gens restent captivés et devinent ou non ce qu’il allait arriver. Mais tous mes autres films, dont celui qui n’est pas encore disponible, mais qui a été tourné et monté avant Camion (je compte le lancer aux Rendez-Vous du Cinéma Québécois en 2013), commencent tous avec une perte, un accident, un deuil.

24i : Justement, on vous a déjà souvent interrogé sur le fait vous ne filmez plus cette fois des jeunes femmes, mais des hommes. Plus généralement qu’est-ce qui a changé dans le traitement cinématographique avec Camion ?

R.O.: Il y a beaucoup d’éléments qui entrent en ligne de compte, ne serait-ce que dans la durée : j’ai pris beaucoup de temps pour écrire ce film. Aussi, j’ai travaillé pour la première fois avec des professionnels, dont la directrice photo [Geneviève Perron], alors que j’avais fait tous mes autres films avec la caméra au poing. Je ne pouvais pas faire autrement que d’être très spontané avec des non-professionnels, je devais un peu tricher, leur dire de regarder dans telle direction pour obtenir ce que je voulais… alors que là, on a des acteurs de profession, une vraie équipe, un vrai budget, et ça a des répercussions évidentes sur la mise en scène. C’est une réponse un peu convenue, mais c’est la réalité. Si je reviens sur la photographie des trois premiers films que j’ai faits, avec un peu d’aide pour Derrière-moi, on a pu m’a accuser d’être trop esthétisant, d’être un faiseur d’images, et la raison, c’est que je ne me fais pas confiance en tant que directeur photo, je ne suis pas un éclairagiste, je ne sais pas trop comment fonctionne la lumière. Il a donc fallu que je trouve des astuces pour rendre ça acceptablement beau, mais je pense que dans cette insécurité-là j’en ai peut-être un peu trop fait, en essayant d’être trop original. Cette fois, travailler avec une directrice photo professionnelle, qui pouvait me donner exactement ce que j’ai en tête ou me suggérer des choses qui allaient compléter mes idées, a permis qu’on s’éloigne de l’image un peu trop surfaite.
Une des choses que je voulais faire à l’origine c’était « Camions » avec un « s ». Toute l’idée de la peine amoureuse du personnage de Samuel avait aussi un lien avec un accident de camion, mais là ça faisait trop de camions ! Alors quand j’ai enlevé le “s”, je me suis aperçu que j’avais quand même dans mon film trois camions brisés, trois moteurs immobiles. Quand on écrit il faut se nourrir de quelque chose, et j’avais cette image d’un moteur sur le sol, en pièces détachées : j’ai l’impression que c’est ce qu’on voit des personnages au début, non seulement le père, mais aussi les fils, déjà à la fin de la trentaine, un peu amochés, en morceaux, dont il faut réparer le moteur… C’est devenu un objectif entre moi et Geneviève [Perron], d’essayer de respecter ce côté immobile, figé, qui s’associait très bien avec ce temps automnal de novembre, où tout est brun, gris, brûlé. Ça demeure quand même esthétique comme approche, mais j’espère que ça communique bien l’intériorité des personnages.

24i : Dans votre cinéma, on dirait que vous jouez parfois discrètement avec certains archétypes. Dans Camion, les personnages sont dès le départ très dessinés, leur portrait n’évolue pas. C’est un film qui est dans une veine réaliste, et en même temps c’est un peu une fable, ce n’est pas le même réalisme que celui des Dardenne par exemple… 

R.O.: Ce n’est pas l’ultra réalisme des Dardenne, c’est certain, mais j’essaie d’amener le réalisme à travers de petites portions documentaires qui relèvent plus du filmage, comme les scènes où le fils travaille comme concierge. Les Dardenne font ça très bien, ils s’y attardent beaucoup, ils le font en puissance mille : moi je me garde une petite réserve, je n’ai pas l’impression que je pourrais le montrer d’une manière aussi intéressante qu’eux. À travers les dialogues, ou plutôt l’usage de la langue, je respecte aussi un certain réalisme, mais ensuite il est évident que la mise en scène doit venir parler à la place des mots. Je suis un peu assis entre deux chaises : j’ai envie d’une conjonction entre le réalisme et les codes du cinéma, c’est-à-dire l’usage du cadre, le déplacement à l’intérieur du plan, bref, la mise en scène ; pour amalgamer ça, il faut se faire confiance à un moment donné. Je ne m’explique pas toujours comment et pourquoi ça fonctionne, ça ne relève pas forcément du miracle, mais c’est de la chimie.
Dans Camion il y a moins de tics de mise en scène et de raccourcis que dans mes précédents films. Quand tu fais ton premier film en trois semaines, avec 5000$, tu as besoin d’un peu de poudre aux yeux pour le spectateur. En même temps c’était comme un laboratoire, j’explorais. J’ai toujours dit aux spectateurs et aux critiques qu’ils étaient un peu victimes : ils me regardent apprendre, en direct. Je me suis fait demander au cours de la promotion si Camion était mon premier film. Pas vraiment, mais c’est vrai que, même si je vais certainement faire d’autres films laboratoires, Camion est le premier où je ne suis pas dans une démarche d’expérimentation.

24i : Comment avez-vous pensé la fin du film, ces trois parcours incertains, cet apparent happy end, lyrique, mais amer en même temps… Elle est dans l’esprit du reste du film, très en demi-ton, très nuancée.

R.O.: J’avais envie que la quête des deux fils fonctionne, celle de relever le père, de lui redonner de l’espoir ; j’avais envie de le voir reprendre le volant à la fin du film, et je me dirigeais assurément vers ça dès le départ. Mais je ne voulais pas non plus une grande métamorphose, ou une grande réconciliation… Je voulais simplement qu’il reprenne le volant, avec un sourire en demi-ton, pour montrer que ce n’est pas non plus quelque chose d’exceptionnel. Après, il fallait aussi dessiner la suite pour les frères, et je me demandais donc si je devais terminer avec une fin neutre pour l’un et tragique pour l’autre, etc. Et j’ai opté pour la nuance, pour ce petit pas de chacun vers la lumière. Je pense qu’on apprend à les connaître, on apprend avec eux à retourner à l’essence de ce qu’ils sont vraiment, on apprend à revenir là où il y a eu fausse route. On ramène Germain exactement là où il en était avant l’accident : conduire son camion, ce n’était peut-être pas le grand bonheur, mais il était bien, il était confortable dans sa cabine, et à la fin, tout ce que je fais, c’est le ramener à son point de départ. Samuel et Alain, eux, on les ramène là où ils ont fait fausse route il y a dix-huit ans. J’avais envie que ces personnages, tellement fragilisés de l’intérieur, avancent à la fin d’un petit pas décisif. Et c’est pour ça que c’est juste une petite tempête de neige, des petits flocons de neige, avec une musique très minimaliste. C’était un gros pari, car j’ai des amis qui ont lu mon scénario avant que je ne le produise, il y a eu des conseillers à la scénarisation, la SODEC, Téléfilm : personne n’était sûr, ils avaient du mal à me faire confiance. Mais il fallait faire confiance aux acteurs, à l’ensemble des parties, et moi j’y croyais, à ce tout petit pas en avant.
Effectivement, cette fin est dans l’esprit du reste du film : ça n’enlève rien à des films comme L’origine d’un cri, Route 132, les films de Sébastien Rose, mais je suis peut-être plus proche du Vendeur de Sébastien Pilote, et on a d’ailleurs beaucoup parlé ensemble lorsque j’essayais de financer le film (les deux films ont été écrits en même temps, mais le sien a été financé plus vite). Il me demandait si je ne trouvais pas le thème usé, et usé de manière flamboyante, qui plus est. Justement, je m’étais dit que j’allais me faire confiance : ça ne serait pas flamboyant, mais en demi-ton, nuancé… Je trouve que la fin de Camion, c’est une fin rare. Plus généralement, c’est un film où j’ai essayé de mettre des choses rares, des mots rares, des actions rares. Les gens disent qu’il y a une tradition de la chasse dans le cinéma québécois, il y en a une c’est vrai, mais pas tant que ça. La corvée de bois par exemple, dès qu’on sort de Montréal, tout le monde a vu ça, mais on la voit rarement articulée au cinéma. Alors, j’avais envie d’incorporer ces raretés qui sont anodines dans le fond. J’ai l’impression que ce que j’ai à raconter peut être intéressant pour les autres, même si ce n’est pas du high concept. Je pense qu’une histoire toute banale peut être intéressante : je parle de la vie de tous les jours, dans une fête ou à travers une conversation. J’ai au moins cette prétention et je m’appuie là-dessus, je me dis que je vais en parler comme seul moi suis capable de le faire. Avant d’avoir eu envie de faire du cinéma, j’ai eu envie de faire de la radio, et c’est ce que je faisais à la radio, je parlais de choses très immédiates. À l’écriture c’est mon pari, ces petites observations de la vie, ma relation avec mon frère, j’ai envie de la démonter, de l’explorer, de l’exploiter, celle avec mon père aussi, et la manière de les voir opérer, lui et mon père, a fait que le film s’en est allé ailleurs avec le temps. J’avais l’impression que juste ça, ce serait suffisamment intéressant pour amener les gens voir mon film.
À l’origine, j’avais envie d’aborder la question d’une crise forestière, un village qui souffre de cette industrie mourante, le chômage… J’avais envie de parler d’une réalité politique et sociale encore plus grande, du Québec. Mais à un moment donné, en dehors des raisons financières ou de complexité, je me suis dit que je pouvais dire tout ça sans avoir à l’aborder : non seulement je n’ai pas à le montrer, mais je n’ai même pas besoin de l’aborder, je peux le faire sentir en parlant de ma réalité. Des choses aussi simples que la lumière qui existe dans mon village en novembre, et qui est différente de celle de Montréal à la même période par exemple. Je peux faire sentir et faire vivre des choses à travers ces trois personnages qui se parlent, ou même qui ne se parlent pas. Il y avait encore plus de dialogues au début, tout était dit, et j’ai essayé d’en enlever beaucoup au niveau des mots et des dialogues pour remplacer ça par des images et la mise en scène. Avec Camion, je pense avoir trouvé non pas l’équilibre en soi, mais en tout cas mon équilibre.

24i : On a souvent dit que le cinéma québécois était destiné à une pensée locale et donc à un marché local. Et tout à coup, les cinéastes ont commencé à gagner des prix à l’étranger, en Europe surtout. À votre avis, quel regard portent les Européens sur le cinéma québécois? 

R.O.: Je pense que dans le contexte actuel, que ça soit un contexte sociopolitique mondial ou précisément dans le cas du festival en République tchèque, il y a quelque chose de rafraîchissant à voir en festival un film avec cette fin lumineuse. Sans porter de jugement sur les autres films, et sans dire qu’il y a des films de festivals, je crois qu’il faut se rappeler que dans les jurys on retrouve des cinéphiles très pointus, mais aussi des acteurs, des écrivains… et moi j’ai remporté le prix œcuménique, qui récompense les valeurs humaines et universelles : je me suis dit que c’était grâce à ce quelque chose de rafraîchissant. Je pense que les gens ont envie de voir un cinéma sérieux et intelligent, mais qui nous donne de l’espoir et de la lumière. Sinon, je ne peux pas parler pour les autres, mais à titre personnel, je pense que le fait qu’on soit ici au Québec, dans ce petit village gaulois, ne donne pas envie aux cinéastes de se mesurer aux Américains. On a notre réalité à nous, dans un cinéma qui est financé par l’État, et on n’a pas beaucoup de comptes à rendre : on peut faire nos petites choses de notre côté et on va pouvoir continuer à le faire toute notre vie sans avoir à être dans l’ultra performance. Je crois que ce contexte nous amène à un cinéma qui est assez modeste. Quand tu regardes par exemple Maxime Giroux, ce n’est pas quelqu’un qui veut changer le monde avec son premier film, même chose pour Denis Coté, son premier film [Les états nordiques] était un peu chancelant, mais ce n’est pas grave. Je pense qu’il y a cette dynamique-là aussi dans À l’Ouest de Pluton de Myriam Verreault et Henri Bernadet ou dans le film de Sébastien Pilote. Quand on arrive dans les festivals internationaux, ce cinéma-là existe peut-être moins, mais il y a quelque chose d’extrêmement charmant là-dedans. À Karlovy Vary, j’avais un cinéaste australien assis à côté de moi lors de la remise des prix, le grand prix, c’était 30 000 euros, et il était nerveux, car il se devait de remporter le prix parce qu’il est dans un contexte de performance, il faut qu’il rembourse des dettes, il veut que son film se vende à l’international… alors que moi j’étais en dehors de ça, j’étais juste content d’avoir eu un beau festival, d’avoir vu de bons films, de m’être amusé dans le spa! Si je gagne, c’est un plus pour moi, mais sinon ce n’est pas grave, je rentre à la maison.

Propos recueillis le 16 août 2012 par Serge Abiaad et Apolline Caron-Ottavi.
Retranscription par Serge Abiaad. Mise en forme par Apolline Caron-Ottavi.

Notre critique de Camion


21 juin 2013