Je m'abonne
Entrevues

Raymond Depardon

par Éric Fourlanty

IMAGES DÉCALÉES

À l’occasion de la rétrospective que la cinémathèque lui consacre, Éric Fourlanty s’est entretenu avec le grand Raymond Depardon

Quel regard portez-vous sur cette rétrospective de vos films?

En général, je n’aime pas trop ce genre d’exercice, mais le fait que ça ait lieu à Montréal a une signification particulière pour moi. Le Canada, et surtout le Québec, est un pays très important pour l’image, pour le documentaire. Quand j’ai commencé à faire des films, il y avait une énergie extraordinaire ici. Ça a été une véritable inspiration. En France, hormis Jean Rouch et Chris Marker, on en est était encore aux balbutiements. Cette rétrospective, c’est aussi, pour moi, l’occasion de redire que le documentaire doit rester vivant, qu’il ne faut pas abandonner. Face à la fiction, qui est un véritable rouleau compresseur, le combat est peut-être plus que jamais nécessaire. Je vois une nouvelle génération de cinéastes qui, faute de moyens accordés au documentaire, se tourne de plus en plus vers la fiction. C’est une vraie perte.

Où situez la frontière entre fiction et documentaire?

Cette distinction ne me semble pas très importante.  J’ai fait ce que j’appelle des « fictions douces », et pour le documentaire, l’expression américaine non-fiction film me paraît plus juste. Je n’ai jamais vraiment réussi mes fictions mais je ne les ai pas non plus ratées. Elles répondaient chacune à une nécessité du moment. De mon point de vue, les documentaristes qui ne tentent pas la fiction ont tort. J’ai appris beaucoup de choses avec la fiction, qu’il s’agisse du montage ou de l’emplacement de la caméra. Je suis un peu obsessionnel dans cette quête du lieu juste de la caméra et cette question se pose de façon plus aigue en fiction. Quand j’ai tourné Empty Quarter, une femme en Afrique, c’était la première fois que je posais ma caméra sur un pied. Ça m’a obligé à me situer de façon encore plus radicale.

De quelle manière?

L’engagement premier, presque politique, c’est de filmer le réel sans trop bouger. Quand on filme un jeune homme à qui on annonce qu’il va, pour la première fois, passer six mois en prison, il ne faut rien faire. Il faut écouter ses maîtres : Ozu, Huston, Bresson, Perrault , Brault. Il faut verrouiller le cadre. On voit et on écoute mieux quand on est immobile. Je dis souvent que la lumière, c’est le bonheur et le cadre, c’est la douleur. Je ne vois pas d’autre solution que d’être en permanence dans cette ambivalence. D’une part, j’ai beaucoup de respect pour certaines cultures, comme celles d’Europe centrale, qui sont beaucoup dans la douleur. (Ça a d’ailleurs donné parmi les plus grands cadreurs d’Hollywood!) En même temps, je suis un optimiste et je viens souvent en Amérique parce que j’y trouve une sincérité, une recherche du bonheur, de la lumière, pourrait-on dire, que je ne retrouve pas souvent en France. Je me sens plus proche des nord-américains. Les Français ont un fond d’insatisfaction, de grogne qui ne me correspond pas.

Vos films sont souvent analysés de façon très cérébrale, alors qu’ils ont un impact sensoriel très fort…

Je pense que le documentariste, l’homme d’images de ce début de 21e siècle doit être quelqu’un d’assez primaire, d’assez simple. Je suis quelqu’un de simple, et j’ai toujours été curieux. C’est ce qui m’a sauvé. Je me suis aussi toujours senti décalé par rapport aux autres, par rapport à mon époque. Ça me vient de mon enfance. Je suis né en 1942, et mon père, en 1903, alors je viens vraiment du 19e siècle. Dans mon travail, ce décalage a été un handicap que j’ai surmonté et qui est devenu une force.

Est-ce qu’on peut tout traiter par le biais du documentaire?

Non, je ne pense pas qu’on puisse, par exemple, parler de la douleur amoureuse. Quand j’ai revu Empty Quarter, une femme en Afrique, il y a quelques années, je l’ai trouvé très pessimiste. J’aimerais faire un film plus optimiste. Je veux refaire un film sur une rencontre entre un homme et une femme et cette fois-ci, il faut que je mette l’homme dans l’image. On garde en soi cette douleur amoureuse très longtemps mais il faut la surpasser. Il faut trouver un apaisement. Par mon travail, j’ai trouvé un apaisement avec mes origines rurales. Il me reste un compte à régler, c’est celui avec mes relations affectives, sentimentales.

Est-ce que cet apaisement passe obligatoirement par la fiction?

J’ai un projet de film qui tourne autour de l’autobiographie mais qui ne ressemblera ni aux Années déclic ni à L’Afrique, comment ça va avec la douleur? Ça prendra peut-être une forme proche de l’autofiction. J’aimerai explorer une notion très spécifique à l’homme d’images que je suis, c’est cet aller-retour constant entre le passé et le présent. Je suis un des rares cinéastes à être son propre producteur depuis longtemps. J’ai donc en ma possession beaucoup de chutes de séquences, de bouts d’essais de films : des images de Jean-Luc Godard, d’Isabelle Huppert, de ma maman, de fiancées que j’ai filmées au cours de ma vie. Ça, c’est le passé. Pour le présent, je parcourrais la France avec un camping car et une chambre noire pour parler du rapport entre cinéma et photo. Et pour le futur, j’irais là où j’ai envie de tourner. Aujourd’hui, la nouvelle lumière pour moi, c’est celle du sud du continent américain, de la Patagonie, avec ses ciels fantastiques, très cinématographiques, et aussi l’Amazonie, où je suis allé quatre fois et qui, bien qu’elle soit aux antipodes du désert, que je connais bien, m’attire beaucoup. Ce serait donc un film où le passé, le présent et le futur se répondraient constamment.

Dans vos livres, le texte a une fonction essentielle. Quel est votre rapport à l’écriture?

J’aime l’affrontement entre l’image et le mot. Plus que l’ancrage d’une légende traditionnelle, j’aime cette tension, ce relais, dont parlait Barthes, qui consiste, par exemple, à apposer une phrase sur un amour malheureux à une photo prise en Afghanistan. J’aime beaucoup l’écriture. Mon père avait l’obsession du mot juste. Il a été à l’école à 12 ans mais il ne faisait aucune faute d’orthographe. Un jour, je lui ai présenté Yvette, ma première fiancée, que je n’ai plus revue ensuite. Quelque temps plus tard,  mon père m’a demandé : « Ça n’a pas accordé avec elle? ». Quand j’y repense, je suis soufflé par la précision du mot, par son choix de mot pour savoir ce qu’il se passait sans me vexer. C’est cette justesse que je recherche quand j’écris. Ou quand je filme.

Propos recueillis par Éric Fourlanty, le 10 août 2009


8 juillet 2013