Rencontre avec Isabelle Czajka
par Helen Faradji
À LA MAISON
Pour son troisième long métrage (L’année suivante, D’Amour et d’eau fraîche), Isabelle Czajka adapte un roman de la britannique Rachel Cusk et ausculte la vie de quatre femmes dans une banlieue chic parisienne pour mieux transformer son film en Little Children à la française sombre et lucide. Entre féminisme déterminé et honnêteté sans compromis, nous l’avons rencontrée en janvier dernier.
24 Images : Au départ, votre projet était d’adapter Virginia Woolf. Qu’est-ce qui vous a fait finalement opter pour un roman de Rachel Cusk ?
Isabelle Czajka : Oui, j’avais pensé à Virginia Woolf, mais je me suis vite arrêté. En fait, j’ai réalisé que je ne voulais pas faire un film d’époque, mais un film contemporain. J’aurais pu transposer, bien sûr, mais c’était trop compliqué. Et je ne voulais pas non plus qu’on me rétorque que cette problématique était réglée et que maintenant, tout allait bien. Ceci dit, dans les deux cas, l’idée d’une femme qui parle d’une femme, ce que font ces deux auteures, m’intéresse. J’ai beaucoup lu des hommes qui me racontaient des histoires de femmes, mais j’aime quand les femmes racontent leurs propres histoires.
24I : Vous trouvez qu’il y a une écriture féminine particulière ?
I. C. : Non, je ne dirais pas ça, parce que ça implique que les femmes ne doivent s’intéresser qu’à un certain nombre de choses, mais quand je lis Woolf ou Cusk, je sens, moi, que c’est une femme qui me raconte l’histoire, via les émotions, les préoccupations, les perceptions.
24I : Et qu’est-ce qui vous semblait cinématographique dans ce roman ?
I. C. : (rires). Ça me fait rire parce que je me souviens que quand j’ai dit aux producteurs et aux gens qui travaillaient avec moi que je voulais adapter ce livre, ils étaient extrêmement perplexes ! Parce qu’effectivement, ça ne saute pas aux yeux que ce soit adaptable au cinéma. Il y a beaucoup de personnages féminins – beaucoup plus que dans le film – qui partagent leurs réflexions intérieures, par exemple, ce qui est très dur à montrer. Mais bizarrement, ça ne me posait aucun souci, je voyais très bien comment entrer dans ce roman, parce qu’il correspond à beaucoup de préoccupations que j’ai, à des choses que j’avais vécues, à des sentiments… J’avais l’impression d’avoir ce qu’il y avait à filmer en tête.
24I : On imagine que pour transposer ce récit de la réalité britannique à une réalité française, vous avez du y voir une dimension universelle ?
I. C. : Oui, le roman se passe dans la grande banlieue de Londres, et c’est vrai que là encore, on m’a dit « ah, mais ça se passe là-bas, etc… ». Pour moi, ce n’est pas du tout un sujet typiquement britannique, mais universel. Ou en tout cas occidental. Le travail implicite des femmes, accepté par tout le monde de façon évidente, y compris par elles-mêmes dans les sociétés contemporaines, je pense que ça vaut aux Etats-Unis, au Canada, en Angleterre, en Allemagne, en Espagne, etc… Ailleurs, il y a d’autres problématiques, d’autres enjeux qui font que ça se passe différemment, mais en Occident, c’est plutôt commun.
24I : Et pourquoi vous semblait-il important de parler de condition féminine aujourd’hui?
I. C. : J’ai été élevée par une mère et un père qui ont vécu la période 68 et qui pensaient que j’avais le droit de tout faire. Quand j’étais petite, on m’achetait des petites voitures comme jouets, pas que des poupées. Et pour moi, c’était une question réglée, j’y ai vraiment cru : une fille peut tout faire, même un métier d’hommes. J’ai d’ailleurs commencé par un métier d’homme, je faisais de la prise de vue. Naïvement, j’y croyais. Et puis, au fur et à mesure de la vie, je me suis rendue compte que ça ne se passait pas du tout comme ça. Avec les années, j’ai le sentiment que dans notre monde qui est à la fois de plus en plus vaste et de plus en petit, mais surtout de plus en plus dur, il y a un espèce de repli sur le noyau familial, le papa, la maman, les enfants, comme valeur primordiale, que du coup les femmes se retrouvent avec ces charges de façon encore plus marquée. Ça revient. Elizabeth Badinter a écrit là-dessus et sur ces diktats écologiques – il faut faire des purées bio à ses enfants – qui redonnent une vigueur aux rôles typiquement féminins. Je le sens et c’est, en plus, très pernicieux parce que maintenant, en plus, on a le sentiment que le travail est fait, que ce n’est plus la peine de râler alors que c’est parfaitement faux. Et des femmes, même des jeunes femmes dans la trentaine, ont encore ces rôles bien imprimés dans le crâne : c’est à elles d’assumer les tâches ménagères, elles en sont responsables. Il y a trois jours, une jeune femme qui fait des études, qui a un métier intellectuel et qui a un bébé d’un an, m’a dit : « mais ça va, parce que mon compagnon est gentil, il m’aide ». C’est fou ! Imaginez si je renverse la phrase… Je crois qu’en fait, on est vraiment encore loin du compte.
24I : Certains plans de votre film, avec ces alignements de maisons de banlieue presque identiques, sont très anxiogènes. Comment avez-vous abordé la mise en scène ?
I. C. : Tout le film est fait caméra à la main sans qu’on le remarque parce qu’on ne court pas après les personnages. Je voulais que le film soit très fluide, qu’il n’y ait pas de grosses ellipses même s’il s’agit de raconter 24 heures en une heure et demi, pour que ça glisse et que la journée passe comme parfois passent les journées, sans qu’on s’en aperçoive. En fin de compte, le personnage joué par Emmanuelle Devos a fait beaucoup de choses dans cette journée, mais des choses très disparates. C’est pour moi un enjeu du temps féminin : tout en faisant des choses qui n’ont rien à faire les unes avec les autres, ce sont les femmes qui gardent l’unité de temps. Moi, je trouve que c’est moins fatiguant de faire une chose pendant 8 heures, que des tas de choses pendant 5 heures. Et le côté anxiogène vient aussi un peu de là : ces femmes qui font toutes à peu près la même chose, aux mêmes moments. Et puis elles se ressemblent toutes aussi un peu, ce qui, je crois, vient de l’urbanisme et de ce mode de vie très cloisonné : on met les gens dans des endroits qui se ressemblent et ils finissent par se retrouver dans ce contexte face à d’autres eux-mêmes, ce qui est angoissant. D’autant plus qu’elles ont beau être dans des lotissements, elles sont quand même très seules. Je pense qu’il n’y a pas plus seul que ces femmes. Bien sûr, il y a aussi ce fait-divers impliquant une petite fille, souterrain et troublant, qui vient exprimer une violence potentielle qu’elles pourraient avoir.
24I : Le constat final du film est très douloureux, très sombre.
I. C. : C’est vrai que le film décrit de façon assez objective et rêche le quotidien d’une femme. Par contre, sur la fin que moi aussi je trouve très violente – j’avais même du mal à revenir dessus en montage – je ne dirais pas qu’elle est négative. Lorsqu’elle reste seule et qu’elle fume sa cigarette après avoir dit « non », c’est une fin qui, pour moi, n’est pas sombre. Elle montre un couple qui s’aime, qui va rester ensemble, malgré tout, parce que justement, elle, elle ne lâchera pas. Au cours de cette journée, elle a compris, sans violence, sans cris, sans heurts, qu’il ne fallait pas qu’elle se laisse piéger et qu’elle sombre dans le naufrage de la vie domestique et que chacun doit garder son autonomie, son individualité, son ambition et ses désirs. C’est comme ça que j’ai dirigé tous les comédiens d’ailleurs, en leur disant qu’ils étaient dans des couples qui s’aimaient même s’ils ne fonctionnaient qu’à peu près parfois. Mais c’est vrai que j’ai peut-être tendance à faire des films relativement pessimistes, ou lucides en tout cas. Et celui là l’est peut-être plus sur la façon dont est organisé le monde contemporain que sur leur relation à eux.
24I : Mais, à vos yeux, et s’il y en a un, quel serait l’instrument de libération des femmes ?
I. C. : Il n’y a évidemment pas de baguette magique. Bien sûr, en changeant des lois, peu à peu, les mentalités vont changer et vice-versa, parce que ça marche dans les deux sens. Mais c’est un très long chemin. Moi, quand je suis née, et ce n’est pas il y a si longtemps que ça, les femmes n’avaient pas le droit d’avoir de compte en banque. L’avortement, la pilule, même le droit de vote… ça ne fait pas si longtemps. Les choses avancent doucement mais par contre, il ne faut pas lâcher l’affaire. Et je pense qu’en ce moment, avec ce repli sur la famille, on lâche un peu. La solution, c’est aussi qu’il faut que les femmes se rendent compte d’elles-mêmes, qu’elles-mêmes réalisent l’enfermement.
24I : Par ses préoccupations, et même son esthétique, votre film fait beaucoup penser à Little Children de Todd Field. Faisait-il partie de vos références ?
I. C. : Non, je ne l’ai pas vu, mais je suis curieuse. Mais j’avais beaucoup aimé Revolutionary Road de Sam Mendes. Et un autre aussi, qui n’est pas du tout sur cette thématique féministe, mais plus contemporain, c’est Safe de Todd Haynes. C’étaient un peu les deux films que j’avais en tête en tournant.
24I : C’est drôle que vous citiez deux films américains, parce qu’à bien y regarder, on a le sentiment que le cinéma français plus contemporain s’est finalement assez peu préoccupé de la condition féminine.
I. C. : Oui, c’est vrai. Et c’est dommage. Mais il faut l’avouer, en France, quand on dit le mot « féministe », c’est parfois entendu comme un gros mot. On assimile ça à des femmes un peu revêches, etc… Au début, je ne disais pas que mon film était féministe, même si je le pensais, parce que j’avais peur de cette connotation négative. En France, je trouve que c’est vrai aussi que les femmes qui font des films filment souvent comme des mecs. C’est troublant. Oui, il y a eu des artistes femmes mais pas tant que ça et depuis des générations, les femmes voient leurs histoires racontées par des hommes. Et donc leur imaginaire façonné par l’imaginaire masculin. Quand je vois les films de la Nouvelle Vague – et j’ai travaillé avec Jean-Luc Godard – je vois bien que ce sont des films faits par des hommes et des regards d’hommes sur des femmes. Dans mon film, je dis ça aussi un peu : l’héroïne n’obtient pas son boulot parce que la femme qui pourrait l’engager veut travailler avec un homme. Les femmes quand elles accèdent à des postes de pouvoir deviennent souvent misogynes et elles contrecarrent les autres femmes. C’est pitoyable. Je ne suis pas à l’abri de ça, d’ailleurs, je ne vais peut-être pas prendre une assistante qui a deux enfants…
24I : Dans le film, la perspective d’avoir un travail est tout de même comme une bouée de sauvetage pour l’héroïne…
I. C. : Oui, et c’est paradoxal parce que le travail, c’est quand même très aliénant, sans parler des différences de salaire avec les hommes. Mais c’est vrai que dans le monde, tel qu’il est organisé, l’identité sociale, les relations sociales, etc, ça passe par le travail. L’autonomie économique passe par là. Bon, il faut avoir la chance de faire un boulot épanouissant, parce que faire le ménage de nuit dans une entreprise, c’est sûr que ce n’est pas l’idéal. Mais je me pose la question : est-ce qu’il ne vaut pas mieux faire ça qu’être entièrement dépendante de quelqu’un ?
24I : Cette dimension est très présente via le personnage joué par Julie Ferrier, qui vient d’un milieu très prolétaire et qui donne l’impression que pour elle, le confort matériel est plus important qu’être heureuse.
I. C. : Oui. Elle, elle sait ce qu’elle achète, et ce qu’elle doit payer. Et pour elle tout passe par là, même ses émotions. Par exemple, elle ne pleure sa grand-mère que quand son canapé est griffonné. Les femmes sont sous injonction de consommation permanente, c’est par elle que passent tous les achats – la fameuse ménagère de moins de 50 ans -, elles sont donc soumises à tous les diktats publicitaires qui sont extrêmement misogynes et ce personnage est vraiment au premier rang de ça, de ce bonheur par la consommation.
24I : Une autre dimension du film est que cet enfermement des femmes est très lié à la maternité. En disant ça, aviez-vous l’impression de vous attaquer à un tabou ?
I. C. : Pour moi, la vie domestique commence vraiment avec la maternité, qui rend cette question cruciale. Une de mes amies célibataire m’avait dit un jour que dès qu’elle avait un copain, elle se sentait obligée de remplir le frigidaire alors que seule, elle s’en foutait. Mais dès qu’il y a un enfant, c’est terrible. L’obligation de s’occuper de la maison devient hyper-forte. On ne dit jamais aux femmes qu’avoir des enfants, surtout dans la façon dont nos sociétés sont organisées, c’est un choc et c’est épuisant. Y’a plein de femmes qui paniquent une fois seules à la maison avec leur enfant. Oui, c’est tabou. Mais j’ai fait un documentaire (Tout à inventer, 1998) puis un moyen métrage (Un bébé tout neuf, 2007) qui s’en inspirait où une femme insérée socialement se retrouvait à avoir un enfant à 35 ans et finissait par le tuer… J’ai des enfants qui sont grands aujourd’hui, mais c’est vrai que c’est encore difficile de leur dire que la maternité n’est pas qu’un champ de fleurs. D’autant plus à cause de cette idée qui revient de la famille comme lieu d’épanouissement total et de refuge.
24I : Vous faites une différence entre vie conjugale et vie domestique ?
I. C. : Oui, bien sûr. La vie domestique, ce n’est pas la vie amoureuse, sexuelle ou maternelle. Peut-être que ça manque dans le film… Parce que bien sûr que vivre avec quelqu’un ce n’est pas que ça. Mais je ne parle pas du couple ou des relations amoureuses. L’enjeu n’était d’ailleurs pas du tout autour d’un couple en crise qui va se séparer, ce n’était pas le propos.
24I : Et pourquoi avoir fait appel à Emmanuelle Devos ?
I. C. : J’aime bien cette comédienne, j’avais envie de la filmer, mais il faut être honnête, les questions de casting sont aussi toujours liées à des questions de financement. C’est trivial, mais ça compte, et quand on veut faire un film, surtout comme ça qui n’est pas spectaculaire et n’emmène pas le spectateur sur son dos, il faut avoir des noms. C’était une condition du producteur. Mais j’ai pensé à Emmanuelle Devos tout de suite. Je voulais tourner avec une femme qui soit une femme réelle, qu’on puisse imaginer à la fois comme une intellectuelle et capable depousser un caddie dans un supermarché et que ça paraisse impossible. Et puis, je voulais aussi une femme en chair et en os, pas une anorexique ! Une femme qui soit faite dans le réel, auquel on croit. Et Emmanuelle en plus a ce visage qui peut être fantasque, elle peut être différente, dans la vie.
Propos recueillis par Helen Faradji lors des Rendez-Vous du Cinéma Français organisés par Unifrance, Paris, janvier 2014.
Voire notre critique de La vie domestique
17 juillet 2014