Rencontre avec Jean-Marie Larrieu
par Céline Gobert
Jean-Marie Larrieu, frère d’Arnaud, est de passage à Montréal pour présenter, dans le cadre du FNC, leur nouveau film L’amour est un crime parfait. 24 Images l’a rencontré.
24 Images : Incidences de Philippe Djian est le deuxième roman que vous et votre frère adaptez. Ce qui est intéressant dans le film est que les tendances atypiques de votre cinéma magnifient le polar en plus d’en servir les codes. Est-ce que vous en aviez conscience dès le départ ?
Jean-Marie Larrieu : Non, de la façon dont on fait du cinéma, on ne s’est pas dit qu’on allait faire autre chose du roman que ce que l’on avait lu. On est rentrés dans la matière. Ce qui nous intéressait c’était qu’il s’agisse d’un polar relativement très ouvert- ça, c’est l’écriture de Djian. Il y avait tous ces paysages, la montagne, cette présence de la nature, qui est rare dans ses romans. Nous on savait que l’on pouvait entrer dans le roman par ces portes-là.
24 I : Et y poser votre univers…
J-M.L. : Oui, mais c’est étrange car on a voulu faire cela pour se sortir un peu de nos propres histoires, et puis on s’est aperçus que pour adapter un roman, il fallait énormément se l’approprier. On est sortis de nous-mêmes, pour finalement y revenir encore plus fort.
24I : C’est la quatrième fois que vous tournez avec Mathieu Amalric. Aviez-vous envisagé d’autres acteurs ? Qu’avait-il de plus que les autres ?
JML : Ce n’était pas envisagé avec lui au début, on l’avait envisagé avec des gens plus âgés, plus mûrs. Il y a une sorte de jeu avec Mathieu : « est-ce que l’on va en être capable ? ». Là, il fallait jouer un homme mûr, séducteur, puis on s’est aperçus qu’à force d’avoir été jeune, il pouvait totalement jouer l’homme mûr qui séduit des étudiantes (Rires). Donc ça le faisait très bien ! C’est par contre la première fois qu’il joue un criminel, même s’il y a du déni et du mensonge, et on aimait bien que cela soit nouveau, pour lui et pour nous. Le personnage du professeur lui va très bien : les grands textes sur la littérature, le paysage…
24I : Le professeur de littérature, qu’il incarne, répète plusieurs fois que c’est peut-être et surtout le paysage qui détermine les contours d’une expérience et d’un être. En quoi les montagnes tout autour, selon vous, déterminent-elles les vies des protagonistes ?
JML : Nous avions envie de mettre ces personnages-là, qui existaient dans le roman, dans des paysages. S’il y a seulement le personnage et pas le paysage derrière, on s’ennuie. Et à l’inverse, je trouve cela plus intéressant de filmer des paysages avec des comédiens devant. Dans le roman, il était question de l’arrivée du printemps au cœur de l’hiver, là on est plutôt au cœur de l’hiver, nous voulions beaucoup de neige. Il y avait une menace dans ces montagnes-là. Le thème qui revenait était le blanc, le blanc, le blanc (comme ses trous de mémoire, ou le fait d’effacer ses crimes). On filmait ces montagnes avec cette idée du blanc, qui cache des choses plus atroces. C’est le jeu du film : un personnage innocent-coupable, et coupable-innocent. C’est l’ambiguïté du blanc.
24I : En même temps, il y a aussi les constructions qui viennent contraster avec cette nature : l’architecture moderne, froide, toute en angles de l’Université, et le chalet du professeur… Cela vous a amusé de jouer avec ces contrastes ?
JML : Disons que l’on a juste joué sur le chalet des contes d’enfants, en bois, dans les montagnes. Peut-être que l’on a pu le faire aussi fortement que parce que c’était dans les Alpes. Après, il y a de l’ultra-contemporain, des maisons d’architectes – là où il y a le cocktail chez Richard, ou la fac. Mais il donne toujours accès au paysage, c’est vitré, c’est toujours tourné vers l’extérieur. Comme s’il avait une sorte de regard permanent et de surveillance. Il y a un coté « à découvert », mais justement on est à découvert du regard de tous les autres. C’est ce que vit le personnage : il se sent toujours surveillé.
24 I : Le film joue également sur le thème du caché, ce que l’on tait, ce que l’on oublie, enfouit. Le personnage est même somnambule, état de l’oubli de soi par excellence…
JML : Oui, tout cela était dans le livre, et il a fallu le mettre en cinéma. Le scénario devait trouver l’équilibre entre le fait de suivre tout le temps quelqu’un, a priori dans sa conscience, et l’idée qu’il a des « trous ». Il faut aussi que le spectateur soit prêt à jouer les trous de mémoire avec le personnage. C’est un jeu assez sophistiqué.
24 I : Le prof, alors qu’il emmène ses étudiants contempler le paysage, parle « d’oxymore » pour décrire le décor. Cette figure de style qu’il énonce là, était-ce aussi une manière pour vous de vous rappeler au littéraire, à la base initiale du film qui est un texte ?
JML : Tous les cours qui sont dans le film « Littérature et paysage », ça c’est nous qui l’avons créé, ce n’était pas du tout dans le roman. Nous voulions théoriser un peu ce qui nous anime quand on fait du cinéma. La matière littéraire, elle, est très utilisée dans les dialogues, on disait souvent que l’on faisait une adaptation théâtrale – les textes à la troisième personne par exemple on les faisait passer en dialogues.
24 I : Le film, par ailleurs, joue des oppositions tout le long : l’image publique vs. l’intimité, le rationnel et l’irrationnel…
JML : Ils sont venus naturellement. Le chaud et le froid, la chaleur des corps dans une atmosphère glacée… Le contraste… Le contraste… On aime bien le contraste ! C’est peut-être la montagne, qui est contrastée. Ou alors, le relief. Oui, le relief. Mais les mots que l’on avait le plus étaient le blanc et la transparence. Cela revenait toujours. On suivait ce cadre là.
24 I : Encore une fois la sexualité, liée à la nature, demeure un thème très présent dans le film. J’ai eu tendance à penser qu’alors qu’elle était synonyme de libération dans vos précédents films, elle était ici davantage une prison, qu’elle condamnait les personnages à un certain rôle …
JML : C’était nouveau pour nous, mais cela rejoint le polar. Djian a un côté très anglo-saxon, puritain : le sexe est mal vu, il faut se cacher, très rapidement il y a une association – et c’était dès le début dans le roman – entre le fait qu’ils séduise les étudiantes et le fait qu’il les ait assassinées. Alors qu’a priori, il n’y a pas de rapport à avoir. Tout le roman est fondé là dessus. Cela nous intéressait. Après, la manière dont on l’a fait n’est peut-être si puritaine que ça. Il y a une sensualité du film qui déborde de son scénario.
24 I : Amalric est aussi associé à la figure du loup…
JML : Oui, on s’est pas mal amusés à dessiner des pistes avec cela. On n’explique pas exactement qu’elle est la folie qu’il a, mais la piste c’était aussi ce que l’on appelle la lycanthropie, se prendre pour des loups. On aime beaucoup Jim Harrison, l’écrivain américain, et il parle de ça, il y a ces pistes là. Sur la thématique, on est très Harrisson, qui n’est d’ailleurs pas du tout puritain. Pour les anglo-saxons, il est libéré. C’est un pauvre personnage d’Harrison perdu dans un monde glacé et assez terrible (Rires). Mais on est d’accord, oui, l’univers est assez… je ne sais pas comment appeler cela… on peut dire le mot : puritanisme ambiant.
24 I : Le loup, mais aussi le scorpion… Avec cette référence très drôle à l’astrologie…
JML : La scène dans la cafétéria, « De quel signe êtes-vous ? » était dans le livre, où il répondait « Lion ». Mais on avait mis l’extrait de L’Age d’or de Bunuel où il y a des scorpions. Au départ d’ailleurs, ce n’était pas du tout cela, c’était Comme un torrent de Minnelli, puis L’Age d’or a débarqué, je ne sais plus pourquoi, pour l’amour fou, pour Nadja. D’ailleurs, Mathieu est scorpion… Mais oui, on en revient encore à cela, je ne dis pas que les scorpions sont des animaux au sens « du désir sexuel comme les animaux », ce n’est pas du tout cela, mais il y a quelque chose de non-psychologique, d’affirmé, le scorpion renvoie aussi, lorsqu’on est cinéphile au Mr. Arkadin de Welles, à cette histoire du scorpion et de la grenouille. Il y a une piste, avec le scorpion, sur sa propre nature.
24 I : L’amour, la mort, Eros, Thanatos, cette inexplicable attirance que toutes les femmes ressente pour un personnage qui finalement est un tueur…Cette dimension vous plaisait ?
JML : C’était dans le roman, c’est aussi un peu le grand du sujet du cinéma, des polars, c’est vrai que l’on s’est amusés, par exemple, avec la sœur que l’on a tirée vers les héroïnes de films noirs, une vamp des années 50. On l’a peut-être rendue plus sensuelle, on en a fait un traitement solaire alors qu’il y aurait pu avoir un fond extrêmement sombre. Dans le roman, il y a beaucoup de flashbacks, sur la mère qui les battait, on a éliminé absolument tout cela. C’est assez « bunuelien », on ne voulait pas rentrer dans les affaires psychologiques. Cela rejoint ce que dit le prof, qu’il faut dépersonnaliser, aller plutôt du côté du géographique, du paysage. On aurait pu tomber dans le psychologisme à la française et on ne l’a pas fait. On nous a souvent dit que l’on avait rendu presque naturelles des choses assez énormes : deux crimes, un inceste. Et finalement les choses se passent de manière douce…
24 I : Et drôle même…
JML : Oui ! On n’a pas du tout accentué le côté noir, on a plutôt donné du solaire, et de l’humour.
24 I : En effet, on retrouve aussi, comme dans Les derniers jours du monde, un certain épicurisme de désespoir si l’on peut dire. Le professeur profite de la vie : il fume, il fait l’amour… C’est noir, mais c’est aussi joyeux…
JML : Oui, je ne peux vraiment dire que c’est calculé (rires) mais il y a de ça. Il n’y a pas longtemps on a rencontré un universitaire, spécialiste du libertinage au 18ème siècle, qui a fait toute une analyse extrêmement brillante des Derniers jours du monde, et qui nous a fait revoir le film sous un autre angle, que l’on avait pas sciemment calculé. Cela revient vers ça, au moment où tous les possibles se restreignent, c’est en même temps la source de tous les possibles. « L’instant de tous les possibles », qui apparemment est une philosophie. J’aime bien cette phrase : « Libre au milieu de ses fers », qui est une phrase stoïcienne je crois (Rires). Il y a quelque chose comme ça, un panache – que Mathieu possède d’ailleurs -, un panache « du désespoir », il tient des discours alors qu’il sait que c’est sans issue.
24 I : Le seul personnage qui finalement ne souffre de rien c’est le plus limpide, de corps et d’esprit, celui qui dissimule le moins ses désirs ni ce qu’elle est, qui ne ment pas, qui ne triche, incarné par Sara Forestier…
JML : Au départ, elle est un peu un cliché : la fille qui veut absolument se faire le prof, c’est devenu le sens de sa vie. Mais au fond ce qui compte c’est de tout le temps être dans le mouvement. Elle n’y croit pas elle-même. C’est très beau, lorsqu’il lui dit que c’est bon, ça va se faire, c’est du fantasme car l’on sait que pour lui ça va s’arrêter. Cela révèle d’ailleurs quelque chose de lui : qu’il n’a pas arrêté de fonctionner sur ça, sur du déni, mais aussi sur de la réinvention de soi-même, par le discours, par la parole. Pour le coup, il y a quelque de vraiment littéraire là dedans car le personnage se recrée et se reformule par les discours qu’il tient.
24 I : Un autre choix de comédiens, intéressant, est celui de Maïwenn pour interpréter le flic. Elle est associée à la figure policière dans l’imaginaire du spectateur depuis Polisse. Vous y avez pensé au moment du casting ?
JML : Il y avait un inconscient comme ça qui était assez rigolo. Maïwenn et la police ! (Rires) Il y a en même temps quelque chose de très ancré dans la vie, de très réaliste. Djian incite à cela. Il y a une contradiction : il y avait des références à des films noirs, à Hitchcock, à des thématiques anciennes et classiques dans l’Histoire du cinéma, et en même temps un désir d’être contemporain, et ces filles là, en France, dans leur notoriété, je trouve qu’elles incarnent un contemporain des femmes, des actrices, dans le cinéma. C’est venu naturellement. On voulait aussi des acteurs très français pour des thématiques très anglo-saxonnes. Au départ, Maïwenn devait jouer la sœur, et Karin Viard la femme flic. Plus on avançait, plus Karin était intéressée pour faire la sœur, et Maïwenn disait que le beau rôle était la femme flic mais qu’elle était trop jeune pour le faire. Au final, on a fini par leur proposer de croiser les rôles. Maïwenn joue avec un côté très naturaliste, dans les films où elle jouait comme actrice, elle apprenait à peine les textes et se lançait dans les scènes, elle improvise. Nous c’était l’inverse, on voulait le texte à la virgule près, quand les adjectifs sont inversés et que ça ne semble pas réaliste, on les veut comme ça. Elle a absolument jouer le jeu, avec une sorte de premier degré qui est très bien. Elle fait un rôle de composition alors que d’habitude elle joue avec sa propre nature. Ce qui est intéressant, c’est que c’est elle qui ment dans le film. Finalement, celle qui trahit le plus dans le film, c’est aussi la plus naturelle.
24 I : Le titre aussi a changé en cours de route. Votre film s’est appelé « Au diable les jeunes filles »…
JML : Depuis le départ, c’était « L’amour est un crime parfait ». Pendant le tournage, on l’appelait « Amour crime parfait », puis le distributeur Gaumont nous a annoncé combien il faudrait de spectateurs, et on a eu un moment de peur et on a changé pour « Au diable les jeunes filles » ! (Rires). Mais ça n’a tenu que quelques temps, quand on testait les titres sur le générique début, c’était ridicule, avec le gouffre c’était pléonasmique, le film n’en voulait pas.
24 I : Et la fin ?
JML : Dans le roman, il l’a tuée. Là, elle s’en tire. C’est un faux happy end, une autre manière d’être tragique, on aimait bien qu’elle lui survive comme on survit à l’amour. Elle le trahit, et elle survit. Je ne sais pas si ce n’est pas pire ! (Rires). On aimait qu’il survive plutôt en elle, et que cela lui soit douloureux.
Propos recueillis par Céline Gobert dans le cadre du Festival du Nouveau Cinéma, octobre 2014.
18 octobre 2013