Rencontre avec Jia Zhang-ke
par Helen Faradji
AU CŒUR DE LA VIOLENCE
S’il révèle une nouvelle dimension formelle du travail de Jia Zhang-Ke (Still Life, 24 City…), en joignant à la précision méditative du documentaire l’énergie folle de la fiction et des films de genre, A Touch of Sin s’inspire de quatre faits-divers pour mieux donner au cinéaste l’occasion d’encore une fois dénoncer les ravages du libéralisme galopant sur la société chinoise. Du genre pur au documentaire, de la vengeance à la résignation, de la rage au désoeuvrement, A Touch of Sin, prix du meilleur scénario au festival de Cannes, est un film virtuose (voire notre critique). Nous avons rencontré Jia Zhang-ke.
24 Images : Qu’est-ce qui vous a inspiré dans ces quatre faits-divers et comment avez-vous travaillé pour les combiner en un film ?
Jia Zhang-ke : Au cours des dernières années, plusieurs événements violents se sont produits en Chine. Avant, je n’aurais pas fait ce film. En réalité, la Chine est un pays qui se développe très très rapidement. Il n’était pas nécessairement commun que ce genre d’événements se produisent avant, mais en 2012, leur fréquence a augmenté. Ça m’a fait réfléchir. Je dois aussi mentionner que l’explosion des nouveaux médias et des réseaux sociaux a fait que ce genre d’événements est de plus en plus couvert. Et par ce biais, au cours des dernières années, depuis qu’il y en a de plus en plus, j’ai été très marqué par certains de ces événements. Et j’ai senti qu’il fallait que je fasse un film à ce sujet, pour essayer de me questionner sur les raisons qui peuvent pousser certains hommes à adopter des comportements aussi extrêmes. Ce sont de nouveaux questionnements pour moi. Et je crois qu’en faisant un film, je peux mieux comprendre les racines de cette violence. De plus, ces quatre histoires représentent chacune un aspect de cette problématique. La première évoque les problèmes sociaux dans la région du Shanxi, une province agricole et minière. La pauvreté y réduit beaucoup de gens à la marginalité, la différence entre riches et pauvres est immense, la corruption est vive et les injustices sociales nombreuses. Ce sont là les principales raisons de cette violence. La seconde, dans laquelle joue l’acteur Wang Baoqiang qui y interprète un assassin dans le village de Chongqing, se concentre davantage sur l’individu. Le village où elle a lieu est très fermé, très pauvre et il est très dur pour les habitants de connecter entre eux et avec le monde extérieur. Dans ce contexte, ce personnage n’arrive plus à comprendre la valeur de sa vie, ni de la vie en général, ce qui l’entraîne sur le chemin de ce comportement violent. La troisième, jouée par Zhao Tao qui joue une serveuse dans un bar, se passe dans le Hubei. Cette histoire, je crois, parle de respect. Un des clients l’agresse et veut la forcer à coucher avec lui en utilisant, au départ, un billet de 100 Yuan. Lorsque ce fait-divers a été connu en Chine, les gens ont été très choqués parce que ça a fait réaliser qu’aujourd’hui, dans notre société, le fait d’avoir de l’argent donne le sentiment qu’on a tous les droits. La violence dans cette histoire vient du fait que les hommes ne se sentent pas respectés et c’est la façon la plus simple, pour les femmes notamment, de prendre leur revanche. La quatrième histoire a lieu dans une usine internationale à Dongguan. Le personnage travaille sur une ligne d’assemblage. C’est pour moi l’histoire la plus complexe. La pression sur les individus vient des bruits de l’usine, des relations des travailleurs avec leurs familles, de toutes sortes de sources différentes et elle est si lourde qu’elle explique le geste que ce travailleur va faire.
Au début, je ne savais vraiment pas comment faire ce film. Mais plus tard, je me suis mis à penser aux romans historiques et à la littérature chinoise traditionnelle et en particulier à Water Margin, un récit qui réunit 108 héros. C’est cette influence, mêlée à celle du wuxiapian (film de sabre chinois) qui ont nourri le film.
24I : Pourquoi avoir décidé de terminer le film sur l’histoire du jeune travailleur qui finit par retourner la violence contre lui-même ? C’est A Touch of Despair ?
J.Z.k : Les trois premières histoires sont similaires en ce qu’elles montrent des personnages qui utilisent la violence contre les autres. Mais celle-ci, dans laquelle le jeune homme décide de s’enlever la vie, la tragédie s’installe. Au cours des dernières années en Chine, il y a eu des vagues de suicides de jeunes travailleurs qui se jetaient des fenêtres des usines. Les gens sont choqués, mais ce genre de geste s’explique par la pression sociale que les travailleurs ressentent. Et c’est particulièrement vif parmi les plus jeunes générations. Ces gestes tragiques de plus en plus fréquents traduisent un changement très choquant de la société chinoise.
24I : Lors d’une entrevue, vous avez dit que le fait de situer les quatre histoires dans quatre différentes régions faisait le lien avec la peinture traditionnelle chinoise. Pourriez-vous expliquer ce lien ?
J.Z.k : Les quatre histoires ont en effet lieu dans différentes régions, du Nord au Sud de la Chine : la première, dans la Nord, dans ma région natale, la seconde près du Fleuve Bleu et du Barrage des Trois Gorges qui est une région marquée par beaucoup de mouvements de population, de migrations de travailleurs vers le sud, la troisième se situe dans une prairie au centre où l’on peut avoir des vues magnifiques sur des rivières et des montagnes, comme celles que l’on voit dans les peintures traditionnelles chinoises et la quatrième a lieu près des côtes, dans une région développée où beaucoup viennent chercher du travail. Je dois dire aussi que la dimension picturale, tout comme le fait de montrer plusieurs personnages ainsi, fait partie de mes intérêts personnels. Mais le lien vient aussi du fait que dans les romans et peintures traditionnels chinois, l’idée est de montrer un tableau unifié, de pouvoir faire voir « the big picture ». Dans un tableau de rivières, par exemple, on est censé pouvoir voir le monde entier. Il existe ainsi une peinture qui s’appelle 10 Miles of Mountains and Rivers, dans le style Shan Shui, on y voit différentes régions, différents paysages en une seule image et c’est vraiment une esthétique que j’aime. Il faut aussi dire qu’au cours des 30 dernières années, les politiques réformatrices ont conduit les gens à beaucoup déménager, créant un mouvement de l’Est vers l’Ouest, du centre vers les côtes, du Nord vers le Sud, des régions moins développées vers celles qui le sont plus, de la Chine vers le reste du monde et même l’inverse. Lors de ces mouvements, les gens peuvent connaître de nouvelles chances. Et je voulais aussi montrer ces mouvements, ce sentiment de mobilité constant dans le film, car ils signifient beaucoup.
24I : Le titre de votre film évoque celui d’A Touch of Zen et crée un lien avec le wuxiapan. Pourriez-vous évoquer votre relation à ce genre ?
J.Z.k : En effet, le titre évoque ce film réalisé par King Hu en 1969 qui m’inspire beaucoup. J’aime beaucoup aussi le wuxia qui montre bien, à mon sens, ce qu’est la littérature traditionnelle chinoise dont il est issu, et qui a cette capacité à représenter justement des individus qui vivent sous pression. Mais le wuxia nous entraîne aussi dans des mondes imaginaires, légendaires. J’adore ce genre et je crois que les quatre histoires d’A Touch of Sin, qui évoquent la pression subie par des individus, les difficultés qu’ils rencontrent, en relèvent, mais dans un environnement contemporain de développement social ultra-rapide. Avant, les œuvres de wuxia se situaient toujours dans l’ancien temps. Mais j’ai eu envie d’utiliser ce cadre pour aussi évoquer la Chine d’aujourd’hui.
24I : Le genre crée aussi « naturellement » une distance. Pourquoi sentiez-vous que vous en aviez besoin ?
J.Z.k : Bien sûr, les quatre histoires viennent de vrais faits-divers mais elles sont réécrites pour la fiction. Dans ma vie quotidienne, je ne peux pas dire que je fais l’expérience de cette violence et pour l’exprimer et la représenter, j’ai donc besoin du détour par une dimension cinématographique, par l’imagination. La violence de ces quatre histoires dépasse la réalité. Mais ce qui est troublant, c’est qu’elles restent des vraies histoires, c’est la réalité, même si lorsqu’elles arrivent, on se dit « ça ne peut pas être vrai ». C’est en tout cas une réalité, que je n’ai jamais expérimentée et que je ne peux qu’imaginer pour essayer de la comprendre. Mais je tenais aussi à garder un contrôle sur le film, à ne pas le rendre trop joué ou trop factice pour bien montrer que cette violence est réelle, même si lorsqu’elle arrive à l’écran, elle est très cinématographique, très dramatique.
24I : La violence surgit de façon volcanique dans le film. Diriez-vous que c’est un film en colère ?
J.Z.k : J’ai voulu faire ce film pour mieux comprendre la violence car dans la culture traditionnelle chinoise, on fait tout ce qui est possible pour éviter de parler de cette violence. Pourtant, elle ne cesse de se manifester, et de plus en plus souvent. Le film essaie de comprendre d’où elle vient, mais aussi de nous obliger à la regarder en face. Je crois que c’est une façon de la faire diminuer. Essayer de la nier ou de faire comme si elle n’existait pas n’aide en rien. C’est un cercle vicieux tragique. La pression sur ces quatre personnages est immense et la réponse qu’ils lui apportent est forcément violente, ils n’ont pas le choix. Et je crois qu’on ne peut pas continuer à laisser ce genre de tragédies arriver encore et encore, il faut affronter le problème.
24I : Pensez-vous que la violence économique conduit à la violence physique ?
J.Z.k : Je crois qu’à un certain point de vue, ce qui m’a motivé au début à faire ce film est la question du respect. Je me suis intéressé à la réponse qu’apportent certains individus lorsqu’ils ne reçoivent pas ce respect des autres. Et je crois aussi que les gens sont de plus en plus ignorés et seuls face aux difficultés que causent la situation socio-économique et que la violence devient alors un moyen de se faire entendre. Or les individus ont besoin de s’exprimer et n’ont, outre cette violence, aucun moyen de le faire. Bien sûr, il existe ces nouvelles technologies comme Weibo (l’équivalent chinois de Twitter), mais je me pose la question : lorsque les individus s’y expriment et écrivent là, est-ce qu’on peut dire qu’ils sont vraiment entendus par la société ? Pour ma part, je veux utiliser le cinéma, les films pour raconter ces histoires tragiques. Et les spectateurs peuvent alors entendre et voir ces destins violents causés, je le crois, par les injustices économiques et le manque de liberté. Lorsque les gens sont en situation de survie, ils veulent être libres et être entendus, écoutés.
24I : Et pensez-vous que le cinéma puisse être un acteur de changement social ou politique ?
J.Z.k : Je ne sais pas vraiment. Mais je peux dire que les films jouent un rôle très important dans les différentes transformations de la société. C’est utile, j’en suis sûr. Par exemple, je crois qu’un film peut nous aider à mieux comprendre la société dans laquelle on vit. Les films peuvent vraiment faire ressentir l’état d’un pays, les mentalités des gens qui y habitent, ce qu’ils éprouvent. Et comprendre le monde est capital. Je crois en outre que l’art peut aider à anticiper certaines choses, car s’il dit ce qui se passe aujourd’hui, il peut aussi prédire ce qui va se passer demain.
24I : A Touch of Sin devait sortir en salles en Chine en novembre dernier. La sortie n’a pas eu lieu. Où en êtes-vous aujourd’hui ?
J.Z.k : Aujourd’hui, on discute encore avec les censeurs. Ils sont inquiets de la réponse que pourraient avoir les spectateurs à ce que montre le film. Ils ont besoin d’y penser encore. Je communique avec eux très souvent. Et je ne peux qu’espérer que ça aidera le film à sortir et à être vu. J’essaie d’être patient et de faire tous les efforts possibles pour que ça marche.
Propos recueillis par Helen Faradji le 6 janvier 2014.
Traduction : Xiaoxiao Yan
9 janvier 2014