Rencontre avec Robert Morin
par Helen Faradji
LA GUERRE EN FACE
Adapté du roman d’Hubert Mingarelli, sacré du prix du public au dernier festival Fantasia, Les 4 soldats et sa plongée dans une guerre civile sans repères où se recrée une famille de fortune au sein d’un bataillon perdu, révèlent un Robert Morin moins ouvertement provocateur, plus ouvertement vulnérable. Rencontre avec un des auteurs les plus passionnants du cinéma québécois.
24 Images : Pouvez-vous nous raconter votre rencontre avec le roman d’Hubert Mingarelli ?
Robert Morin : J’écoutais Jean Fugère à Radio-Cadenas. Il faisait une chronique sur le livre et ça m’a intéressé. J’aime beaucoup cette littérature moderne française, ou allemande, qui s’en tient au « sujet-verbe-complément », sans trop de lourdeur dans la construction des phrases, sans trop d’adjectifs, à la Agota Kristof. Et quand j’ai découvert Mingarelli, je me suis dit : « wow, lui, il ne s’enfarge pas dans les fleurs du tapis ! ». Et puis, le fond correspondait aussi à mon état d’esprit. J’ai perdu beaucoup d’amis ces dernières années. Je suis à l’âge où on perd ses amis, mais pas juste parce qu’ils nous déçoivent. Et quand j’ai lu ce roman, je me suis retrouvé dans la nostalgie du personnage de Bénia, qui est devenue Dominique dans le film. Ca cliquait. Je dois dire aussi que je fais du cinéma conceptuel. À chaque fois, j’essaie de me renouveler dans mes concepts structuraux ou d’approche et ça faisait longtemps que j’avais dans la tête l’idée de faire un conte filmique, avec tous les musts d’un conte : la construction, l’intemporalité, les personnages archétypaux qui ne sont pas psychologiquement forts, mais sont au service d’une leçon de vie, comme dans Blanche Neige, Le Petit poucet, La petite sirène. Quand j’ai lu Mingarelli et ce roman, qui est un conte en partant, toutes ces idées que j’avais fonctionnaient et ça m’a donné envie de l’adapter.
24I : C’est drôle que vous parliez de la rigueur d’écriture, presque de la sécheresse, de Mingarelli parce que c’est aussi ce qui frappe dans 4 soldats : c’est du Robert Morin, mais comme dégraissé, dépouillé, dont on verrait l’os…
R. M. : J’étais dans ma zone de confort et j’avais vraiment le goût de cette approche différente. J’achève de faire des vues, j’approche doucement du moment où je vais raccrocher ma caméra et je me suis dit : « je n’ai jamais essayé ça, je n’ai jamais rien fait de contemplatif, j’ai toujours fait des films bavards, alors pourquoi pas ? ». J’avais cette idée de faire un conte, avec des plans séquences où ça ne parle pas… Et j’ai eu la chienne tout le long ! J’étais inquiet. Je ne savais pas ce que je faisais, c’était vraiment académique pour moi… C’est comme si tu me demandais demain matin de réaliser un sitcom… je ne suis pas bâti comme ça ! C’est comme demander à Picasso, tout à coup, de faire de l’hyperréalisme alors qu’il a signé toute sa vie sur du cubisme, au point même peut-être de s’y enfermer. À un moment donné, je me suis vraiment posé la question : est-ce que je vais vraiment faire ça toute ma vie, des films-claques sur la gueule ? Il fallait que je développe d’autres concepts et que je me fasse peur un peu. Je me suis dit on va essayer de faire une vue qui n’est pas dans mes habitudes. Même si malgré tout, on tourne quand même toujours un peu autour du même piquet !
24I : Oui, parce que dans le fond, on peut se demander si la guerre, même si elle n’a pas été présente physiquement, n’a pas été le thème de tous vos films…
R. M. : Peut-être… En tout cas, c’est sûr que tous mes films sont motivés par une espèce de colère que je n’ai jamais été capable de gérer, du moins artistiquement. Je la gère au quotidien depuis que je fais de la méditation…
24I : Comme David Lynch ?
R. M. : (rires) Oui, mais même avant lui. Ca fait longtemps ! Mais dans Les 4 soldats, je crois qu’il y a plus de mélancolie que de colère. J’ai vraiment perdu beaucoup de bons amis. Et j’avais le goût de m’en aller là. J’ai eu peur aussi. Hier (le film était présenté en première mondiale au festival Fantasia), j’étais hors de moi, vraiment. Ça a bien été, mais j’étais fasciné de voir que les gens le prenaient. Je pensais que tout le monde allait dire : « mais il est où, Morin, avec ses films en tabarnak, il est où le scandale ? » Peut-être que je vieillis, ou que je me ramollis (rires).
24I : Finalement, est-ce que ce n’est pas plus un film apocalyptique qu’un film de guerre, un film qui montrerait ce qui reste quand tout a été détruit ?
R. M. : Oui, au plan moral comme au plan physique. Au plan moral, ce qui reste pour ce jeune artiste qui se découvre, même si ça finit tristement, c’est une ouverture : elle a fait sa première œuvre et c’est ce qui reste. Quant tu es fatigué, que tu as le goût de tout lâcher, au moins, ça, ça reste, le roman existe. Et le contexte, oui, bien sûr, c’est une guerre du futur, mais ça reste un tremplin pour raconter une histoire d’amitié, d’une espèce de famille avec un papa, une maman, un ado, un enfant et un petit dernier qui se dessinent sans que ça se décide vraiment. C’est là-dessus qu’on s’est entendus d’ailleurs avec Mingarelli. Je lui ai dit : « je vais scrapper ton roman, mais on va garder ça, qui est vraiment l’esprit du roman ».
24I : Le roman se passait en 1919.
R. M. : Ça se passe durant la Révolution russe, oui
24I : Vous avez voulu vous détacher complètement du contexte ?
R. M. : Oui, mais même Mingarelli, en réalité, ne s’y attache pas. Les gens s’appellent camarades, on parle vaguement du front roumain, mais ça reste vague. Et dans le roman, c’est même moins précis que dans mon film. Au cinéma, tu n’as pas le choix, il faut incarner des choses.
24I : Mais dans ce refus de contextualiser, est-ce qu’il n’y a pas aussi une mise en cause de notre rapport à tous aux images de guerre, de notre insensibilité ? On ne veut pas le savoir, on veut le voir… ?
R. M. : Peut-être. Mais je n’ai pas fait ça consciemment. Je savais que je ne voulais pas faire de la vraie guerre, parce que d’abord, je n’en avais pas les moyens et ensuite, parce qu’il y a déjà tellement de monde qui l’a fait. Ce qui m’intéressait, c’était par exemple à la fin, de résumer une séquence de guerre en trois plans-séquences accompagnés d’une musique complètement en contre-point de Patrick Watson qui est plus douce et qui rend la guerre triste. Il n’y a pas de thrill, c’est juste triste. La mélancolie, ça ne peut pas être drôle.
24I : La mélancolie vient aussi du fait que cette guerre-là, ces guerres en fait, n’ont pas vraiment de cause.
R. M. : Oui, elle n’a pas de cause, mais elle fait les mêmes dommages. Cause ou pas, la guerre, c’est la guerre, c’est dommageable et en même temps incontournable. Parler d’un monde sans guerre, c’est impossible. On se définit par ça. Le nationalisme, les complicités, le sport… tout est calque de la guerre. Les compétitions de cinéma, c’est aussi ça. Palme d’or, prix… ce sont des médailles, c’est la guerre. Tu vas au front, tu te bas bien, tu gagnes. Tout est lié à l’idée de combat. Ce qui est curieux, c’est que généralement, les films de guerre, et le mien n’y fait pas exception, sont prétextes à de belles choses. Les relations, les gens qui se découvrent, l’entraide, la compassion…
24I : C’était très fort chez Aldrich notamment, cette idée que la guerre, c’est ce qui révèle les hommes
R. M. : Oui, et pas juste chez Aldrich. Prenez Platoon ou Deer Hunter, c’est ça. La guerre est un tremplin extraordinaire pour parler de ça. Dans mon film, la guerre va façonner quelque chose de bien, elle met en place les conditions pour que naisse une amitié, puis une famille. Dans tous les films de guerre, il y a un survivant qui a appris sa leçon et va vers un futur plus radieux. Dans le mien, la seule belle chose qui reste à la fin, c’est la naissance d’une artiste. That’s it.
24I : Avez-vous revu beaucoup de films de guerre pour préparer 4 Soldats ?
R. M. : Pantoute. Mais j’en ai vu beaucoup. Je suis venu au monde après la guerre. En 1955, y’avait tellement de films de guerre au cinéma ! Forcément, c’était 10 ans après le conflit. Et pareil après le Vietnam : Platoon, Apocalypse Now... J’en ai vu vraiment beaucoup. Même si je ne suis pas vraiment fan. Pour le plaisir, par contre, j’ai revu récemment plusieurs documentaires, dont The Anderson Platoon, un des rares documentaires faits pendant la guerre du Vietnam par une équipe de cinéastes français qui suivait un peloton de soldats américains pendant 6-7 mois dans la jungle. C’étaient des enfants, et il en meurt pour vrai, là. On est pas dans la pensée magique d’Oliver Stone ! C’est extraordinaire. Il y a aussi ces cinéastes est-allemands Walter Heynowski et Gerhard Scheumann qui ont fait des documentaires capotés sur le Vietnam, mais du côté des communistes. Leur Pilote en pyjama est un chef d’œuvre. Tu vois les Vietcong abattre des pilotes américains, puis ces pilotes en pyjamas dans l’infirmerie et les documentaristes interviewent ces enfants qui jetaient du napalm. L’introspection commence, ils finissent tous en braillant. C’est extraordinaire !
24I : Mais tous ces films, même s’ils se situaient après, restaient quand même dans le contexte d’une guerre précise. Pourquoi avoir voulu parler de guerre précisément aujourd’hui ?
R. M. : Parce que c’est toujours là. C’est toujours possible. Et il y a aussi une tendance vers ça. Je me dis souvent à un moment, ce n’est pas possible, les gens vont finir par se révolter, il va finir par y avoir une grosse guerre civile peut-être même planétaire. La façon dont les gens s’enrichissent et d’autres s’appauvrissent, les gated communities qui se multiplient… à un moment donné, il va y avoir des limites et ça va mal finir. J’avais le goût d’en parler, mais en arrière-plan. En fait, dans l’avant-dernière version du film, j’expliquais un peu plus la guerre. Je rentrais dans plus de détails, c’était une guerre axée autour de la pénurie de pétrole, entre les villes, les banlieues et les campagnes qui ont besoin de ce pétrole pour se déplacer. Ca prenait 1 minutes et demi au début du film, mais dans le fond, ce n’était pas vraiment le sujet. J’ai donc coupé et ramené ça à « y’a des riches, y’a des pauvres, that’s it ». Dans le fond, n’importe quelle guerre civile, ça se résume à ça.
24I : Pour parler mise en scène, l’éclairage du film, très blanc, presque doux, est surprenant. A-t-il aussi été pensé dans cette optique de conte ?
R. M. : Oui, il y a quelque chose d’improbable dans cette lumière. Le conte, c’est ça : un récit improbable mais qui contient plein de vérités. Et je voulais le rendre de plus en plus improbable, bizarre. Par la lumière, mais aussi les plans séquences, les apartés, les voix on… tout s’additionne et fait que le film ne ressemble pas à quelque chose d’ordinaire et ne tombe pas dans les schémas plastiques de la cinématographique actuelle. On est en vidéo, l’image est assez chirurgicale d’une certaine façon. Les plans séquences par exemple, je les ai pensés pour qu’ils épousent la gaucherie du personnage, ce sont comme des morceaux de sa mémoire qui s’ajoutent les uns derrière les autres, sans pouvoir être jugés. Elle n’est pas habile. Un écrivain habile écrit des jolis paragraphes, mais quelqu’un qui n’est pas habile, sa pensée vient par chunks, par blocs. J’ai voulu imiter cette naïveté là. Plus ça va, plus je me rends compte que je redeviens un peintre. J’étais un peintre avant d’être un cinéaste et la plasticité m’importe vraiment de plus en plus. Par exemple, les acteurs, je ne les ais pas choisis parce qu’ils étaient bons, mais parce qu’ils avaient des looks. Qu’ils soient bons acteurs, tant mieux, mais c’était d’abord des choix stylisés, des velléités esthétiques affirmées et assumées…
24I : Et la musique… Comment s’est passé le choix de Patrick Watson pour la composer?
R. M. : D’abord, c’est un ami. On se voit souvent. Et je voulais une musique qui ne soit pas chantée, ni du jazz. Je lui ai demandé s’il pouvait composer quelque chose avec sa voix et un piano et c’est parti comme ça. J’en avais besoin. Un conte, ça ne peut pas se faire à frette. Parce que, dans le fond, ce film là, c’est vraiment comme regarder sécher la peinture ! Il y a des petites actions, mais ça reste ténu, ça tient par la peau des dents, et je trouvais que la musique permettait de lier, d’éviter les temps trop morts, trop slows. Si j’avais eu plus de gosses, je n’en aurais pas mis du tout ! Mais je n’ai pas eu le courage (rires). Je me suis dit, si j’échappe quelqu’un, la musique va peut être le rattraper !
24I : Et pour finir, peut-on parler de votre rapport à cette voix-off, qui devient on, qui apostrophe le spectateur… comme dans Yes Sir ! Madame
R. M. : Oui. En fait, comme dans presque tous mes films !
24I : Oui, mais comme dans Yes, Sir !, on sent une volonté d’impliquer très concrètement le spectateur dans le film par ce procédé.
R. M. : Mon idée d’avoir un rapport avec l’auditoire me vient de la télévision. Quand j’étais petit cul, ça me fascinait de voir que les gens nous regardaient. Ça m’est resté. Et quand, dans mes premières vues, j’ai commencé à développer des « je », c’était lié à cette idée, cette conscience que des gens allaient regarder et que donc, j’avais le droit de les regarder aussi et de les apostropher. Ça vient vraiment de mes autres films, j’ai le besoin d’avoir ça, c’est comme un fétichisme. J’ai vraiment besoin que le spectateur se fasse regarder aussi. Je n’arrive pas vraiment à l’expliquer, mais c’est aussi, je crois, un rapport au conte. Dans un conte, on te prend par la main, tu as besoin de quelqu’un qui va te raconter. Dans Les 4 soldats, il y a les 2. On passe du « il » au « je », du off au on. Dans une histoire comme ça, – et je l’ai essayé -, être systématique, ça ne marchait pas. Là, tout se complète.
24I : En fait, Les 4 soldats, ce n’est pas du Morin, mais c’est tellement du Morin..
R. M. : … Oui. Je pense. On est des chèvres attachées autour d’un poteau et on mange l’herbe autour. Dans mon cas, il commence à y en avoir moins, faut dire !
Propos recueillis le mardi 6 août 2013.
La bande-annonce des 4 soldats
15 août 2013