Robert Guédiguian
par Serge Abiaad
LA RAISON DU PLUS FAIBLE
De passage à Montréal pour promouvoir Les neiges du Kilimandjaro, qui évoque l’agression d’un leader syndical récemment mis au chômage, Robert Guédiguian nous accorde un peu de son temps pour partager quelques pensées sur la solidarité, la raison, les pauvres gens, sur Jaurès, Pasolini et ses acteurs qu’il appelle affectueusement sa troupe.
24 Images: Michel (Jean-Pierre Darroussin), le personnage principal de votre dernier film, est un être ambivalent. On se demande si c’est sa culpabilité (du fait d’avoir dénoncé son agresseur) qui le pousse vers un jugement moral, ou plutôt cette conscience morale qui le mène vers une réévaluation de son geste?
Robert Guédiguian: Le terme coupable est un peu ambigu, je préfère parler de sens de la responsabilité, c’est l’engagement de sa responsabilité. C’est quelqu’un d’engagé, donc c’est quelqu’un de responsable, c’est quelqu’un qui toute sa vie était comme ça, c’est pour cela qu’il se pose ces questions-là en se demandant comment effectivement il a changé. Il faut changer, il faut s’adapter, sans abandonner des grands principes qui nous fondent. Il y a toute cette dialectique-là, donc la question qu’il se pose sur ce qu’aurait pensé le jeune homme qu’il a été, sur ce qu’il est devenu, c’est une question d’hygiène intellectuelle, et on devrait procéder à cet examen tous les jours. Il le dit d’ailleurs de manière assez claire. Je ne pense pas qu’il se sente coupable, mais il veut prendre sa part de responsabilité dans cette affaire. Pour moi c’est une attitude chez les hommes que je n’aime pas, que de toujours penser qu’ils ne sont responsables de rien, qu’il y a quelque chose au dessus d’eux. Michel se déculpabilise d’ailleurs, il parle de la mondialisation et de la fin de l’Union Soviétique… Mais pour moi personnellement c’est une question de fierté, ce que je fais compte et ce que je n’ai pas fait compte autant. Mais il a le courage, pour reprendre le leitmotiv de Jaurès, de prendre sa part de responsabilité, tout en la mesurant bien. Elle est minime, mais elle existe et il la prendra.
24I: Vous évoquez Jaurès, vous êtes proche du front de Gauche de Jean-Luc Mélenchon qui d’ailleurs ne jure que par Jaurès, il lui a même consacré un livre. Vous êtes dans ce film très proche du discours du parti de Mélenchon à savoir l’inégalité des classes, la lutte ouvrière….
R. G. : Oui, il essaye de s’opposer à la guerre des pauvres entre eux. Mélenchon vient du parti socialiste et encore plus, de la gauche du parti socialiste.
24I: Votre film, en plus d’être politique et social, est aussi philosophique puisqu’il pose une intéressante question, à savoir comment s’y prendre lorsque la personne qui nous a agressé est plus fragile que nous? Le couple est confronté à cette question d’autant plus que l’ami et beau frère, qui lui aussi était victime de l’agression, demande à ce que justice soit faite. Et puis nous spectateurs nous nous questionnons là-dessus puisque les justifications des uns et des autres ne sont pas fausses. Dans ce sens peut-on dire que c’est un film sur la tolérance ?
R. G. : Oui, on peut renverser la proposition de Malraux qui est de comprendre avant de juger. C’est vrai que si on comprend, donc si on donne à chacun ses raisons comme disait Renoir à propos de La règle du jeu, chaque personnage à ses raisons, bien sûr on ne juge plus, c’est à dire qu’on ne juge plus les enfants, le jeune agresseur, Raoul (le beau-frère interprété par Gérard Meylan) qui ont tous leurs raisons, et effectivement le couple exemplaire a aussi ses raisons. Et le couple, en plus d’avoir ses raisons, a raison, objectivement. Le film leur donne raison et espère qu’il va entrainer les autres à penser comme eux.
24I: Parce que le couple est un peu votre alter ego ?
R. G. : Bien sûr, même si je suis dans tous les personnages et je les comprends, c’est-à-dire que je comprends même fortement la réaction de violence de Raoul, qui a la réaction la plus évidente, la plus simple et la plus naturelle. Michel et Marie-Claire sont obligés d’intellectualiser pour dépasser ça, mais la première réaction évidemment c’est de sévir, ils sont quand même agressés. En même temps, quand je dis ça, ça ne veut pas dire justifier. Petit à petit on comprend que le personnage a volé par nécessité, qu’il a des idées, que c’est un brave garçon qui s’occupe de ses frères et qu’il a une vie extrêmement difficile, donc on le comprend. Il réfléchit vite, d’ailleurs les propositions qu’il fait sont très révolutionnaires, radicales, égalitaristes, mais pour autant, en aucune mesure je ne justifie ce qu’il a fait. Ce qu’il a fait est répréhensible.
24I: Vous ne justifiez pas, mais vous tentez d’en trouver les raisons…
R. G. : Oui exactement, je ne suis pas dans la justification, mais dans le raisonnement. J’essaye de démasquer, parce qu’effectivement son raisonnement est celui d’un ignorant, c’est à dire, il ignore l’histoire des luttes, il ignore bien évidemment ce qu’ont fait ces gens-là depuis 30 ans. Si considérer qu’avoir une belle maison avec une terrasse dans le midi, bien que ça soit une maison modeste d’un habitat moderne, c’est de la richesse, c’est lui qui est dans l’erreur.
24I: Mais Michel lui donne quand même raison…
R. G. : Il lui donne raison parce que quand il y réfléchit, il commence à comprendre. C’est pour ça qu’il se pose la question que je me pose moi-même ; je suis très inquiet effectivement quand quelqu’un qui a cette modestie de revenu, de richesse, est considéré par quelqu’un d’autre comme riche. Donc Michel se pose la question en se disant, mais oui, je comprends qu’on puisse penser ça, parce qu’il commence à comprendre qu’il y a des gens beaucoup plus pauvres, mais c’est une imposture intellectuelle, parce que je considère que Michel et Marie-Claire sont de pauvres gens.
24I: À travers l’imposture intellectuelle, vous réévaluez aussi la lutte des classes?
R. G. : Oui et c’est la reconstitution d’une conscience de classe qu’il faut rebâtir. C’est difficile de revendiquer l’appartenance à un groupe qui n’a pas l’air d’exister, qui en apparence ne se voit plus. Aujourd’hui il y a les ouvriers sur le chantier et à côté le type qui passe avec la chemise blanche et qui va travailler chez France Telecom et les deux gagnent la même somme. Ils sont exploités de la même façon, mais physiquement ce ne sont pas les mêmes, ce sont ces deux-là qu’il faudrait réunir à nouveau. Et aussi, mais c’est très complexe, réunir aussi des gens qui ne se rencontrent pas. Il y a des gens qui ont des tiers-temps, des gens qui sont au chômage, des gens qui sont à mi-temps, des gens qui sont à temps plein, mais qui sont smicards, tout ça ce sont des gens qui font partie des pauvres gens d’aujourd’hui. De ce qu’on a appelé la classe ouvrière, des travailleurs pauvres…. C’est très difficile à définir, si je dis travailleurs pauvres, j’exclue donc les chômeurs, mais les chômeurs en font partie évidemment, donc toute cette espèce de nébuleuse, il faudrait la resolidifier, retisser les liens, parce que les intérêts objectifs comme on disait dans les années 70, de tous ces gens là sont les mêmes.
24I: La lutte ouvrière elle est dans ce sens davantage culturelle que financière ?
R. G. : Pour moi ça passe aussi par la culture et la contre-culture, c’est à dire que ce monde-là, réuni, pourrait redevenir un intellectuel collectif, et repenser les choses différemment, donc opposer à ce qu’on nous impose depuis 30 ans, une contre-culture de la fraternité, de l’appartenance à un groupe commun, de l’intérêt commun, de la solidarité, de la mutualisation de la sécurité sociale et autre, quelque chose donc de très différent, de la fin du calcul égoïste, de la fin de l’individualisme, cette idée que la réussite individuelle, la compétition, la concurrence, toutes ces idées-là, on pourrait s’y opposer, aujourd’hui personne ne s’y oppose idéologiquement.
24I: Les Neiges du Kilimandjaro est un film de gauche qui assume pleinement une veine esthétique populaire et en même temps une certaine bonne conscience humaniste. C’est là où votre film me fait penser à It’s a wonderful Life de Frank Capra et donc à un conte utopiste qui se rallie à la réalité…
R. G. : Je connais très bien Capra. La vie est belle est un des plus beaux films du monde. Je répondrais avec Jaurès avec ce fameux discours dans le film, « le courage c’est comprendre le réel et aller à l’idéal ». Je dirais que le film est autant réaliste que du côté du conte. Le public pense ce qu’il veut, il peut se demander si des personnages comme ça existent, des gens aussi bons, aussi intelligents, se remettant en cause, ne réagissant pas à chaud, mais en réfléchissant, prenant leur part de responsabilité, c’est quand même un grand engagement de s’occuper de deux enfants. Ils existent pour ceux qui y croient, ils n’existent pas pour ceux qui n’y croient pas. Je renvoie ça au spectateur, pensez ce que vous voulez. Si vous pensez qu’ils n’existent pas, ça ne vous empêchera pas d’aimer le film et vous penserez que c’est un conte, et si vous pensez qu’ils existent vous penserez que c’est un film réaliste.
24I: C’est un film qui ré-enchante aussi. Vous êtes d’abord cinéaste ensuite cinéaste engagé, il ne faut jamais oublier la dimension basique qui est la magie du médium.
R. G. : Tout à fait, « Il faut réenchanter le monde » c’était la phrase qui sous-titrait le titre de Marius et Jeannette. C’est un vieux désir, je crois que le cinéma c’est parfois aussi fait pour ça. On n’a pas toujours envie de voir des constats qui à la fin du film nous donnent envie de nous jeter dans le St-Laurent. Je ne veux pas sortir du cinéma et me suicider. En même temps il faut les deux, parfois il est bien aussi de voir des choses extrêmement tragiques, ça nous nettoie aussi comme disaient les Grecs. Et je l’ai fait d’ailleurs, j’ai tourné des films comme La vie est tranquille ou Lady Jane, des films tout à fait noirs.
24I: Le film s’inspire du poème de Victor Hugo, Les pauvres gens. Comment ce poème résonne-t-il en vous et comment ensuite trouve-t-il sa place dans le film?
R. G. : Il y a toute la partie contemporaine, la guerre des pauvres, qui n’est absolument pas hugolienne, et ça n’a rien avoir avec le poème. Par contre, toute la fin du film est exactement comme dans le poème et c’est ça qui m’a touché. Quand je l’ai relu, ça m’a tiré des larmes. Le poème se termine de la même façon, ce couple de pêcheurs qui adoptent les enfants de la voisine, avec la même histoire d’amour forte entre eux, puisqu’ils font la même chose, sans se le dire, ils ont le même geste, ce qui démontre la résistance de leur amour dans toutes les épreuves. Je me suis dit c’est très beau, ça fera une très belle fin de film reconstituant tout ce que nous pensons des pauvres gens aujourd’hui. J’ai donc gardé la fin et la morale de l’histoire, un peu comme chez La Fontaine, qui donnent effectivement de la dignité, de la gloire, de la noblesse aux pauvres gens. Ce que Hugo a fait avec Les misérables, avec Les travailleurs de la mer. Nous on l’a fait avec À la vie, à la mort ou Marius et Jeannette.
24I: Les héros des pauvres gens sont ceux de votre film, et d’ailleurs Marie-Claire dit que c’est difficile de vivre avec un héros. Quel est ce héros pour vous?
R. G. : Pour moi c’est la figure du militant. C’est souvent obsessionnel, l’engagement. On n’est pas engagé 5 minutes par jour, on n’est pas engagé au travail puis on rentre chez soi et on ne l’est plus. Non, quand on est engagé on est sans cesse préoccupé par ce qui se passe autour de nous, autant dans un univers privé que professionnel, que public. C’est vrai, il y a quelque chose qui peut être parfois — mais je le dis avec humour — lourd, fatiguant, il peut y avoir comme une espèce de refus de la détente, des vacances, de la futilité. Je crois que c’est un peu tout ça, un ensemble de griffes très amicales sur la psychologie de l’homme engagé.
24I: Question plus technique. Vous faites tourner les mêmes acteurs depuis vos débuts avec Dernier été. Comment arrive-t-on à créer différents personnages avec les mêmes acteurs, qui sont très différents d’un film à l’autre?
R. G. : C’est un peu comme si j’étais metteur en scène au théâtre. Le théâtre c’est Marseille, ou l’Estaque, et j’ai une troupe. Je n’écris pas pour la troupe, mais avec la troupe je mets en scène ce que j’ai envie de mettre en scène. C’est une troupe comme une autre, comme à la Comédie-française où ils peuvent tout jouer. Ma troupe peut tout jouer, et je peux faire La ville est tranquille, Marie-Jo et ses deux amours, Lady Jane, Les neiges du Kilimandjaro, et effectivement se sont des films très différents, sur le choix du genre, film noir, mélodrame, film d’amour, comédie. Je peux faire tout ça comme la Comédie française peut jouer Molière, Shakespeare, Tchekhov et Goldoni. Moi je peux faire demain n’importe quoi avec eux. Après c’est vrai que les personnages principaux ont mon âge, donc la troupe vieillit avec moi. La différence, c’est que je suis un metteur en scène qui écrit ses textes, et comme les gens vieillissent et moi avec, je suis obligé de leur coller des enfants et des petits-enfants. Depuis quelques films, je suis en train de faire ma troupe d’enfants parce que j’en ai besoin, sinon je ne peux pas écrire une histoire aujourd’hui d’un couple de 55 ans et de pas lui coller des gosses. Donc j’ai agrandi la troupe, ça me fait rire. Vous savez que Shakespeare faisait disparaître des personnages parce qu’il n’avait pas d’acteur! Il y a des pièces où le personnage disparaissait au premier acte parce qu’il avait besoin de cet acteur pour jouer un autre rôle au troisième acte, donc ça modifiait même son écriture.
24I: Aujourd’hui de quels cinéastes vous sentez vous le plus proche?
R. G. : Le plus proche ne signifie jamais celui qui fait un cinéma proche au mien. Les frères Dardenne c’est évidemment des amis, Moretti qui sort mon film en Italie, Kaurismäki j’étais à son festival il y a deux ans, il a d’ailleurs fait Le Havre avec Darroussin, Ken Loach avec qui j’ai fait un débat à Paris autour de son avant-dernier film. Après c’est vrai que dans les styles, les manières, la manière de raconter des histoires c’est vachement différent. D’ailleurs dans l’univers un peu visuel, même si lui stylise tout sans arrêt, Kaurismäki c’est pas loin, parce qu’il y a les ports, des containers, des grues. Mais lui, depuis le début, est dans une stylisation prononcée, affichée, on voit un plan on reconnaît tout de suite, ça joue théâtralement, mais je trouve ça formidable
24I: Et comme vous il a sa troupe…
R. G. : Voilà, c’est vrai qu’il travaille souvent avec les mêmes acteurs, il est très exigeant, c’est un type formidable. On est proche même sur la vision du monde, sur l’engagement. Ces cinéastes dont je parle sont des gens extrêmement à gauche, d’ailleurs chacun dans son pays est très militant. Je disais que les cinéastes que j’aimais beaucoup quand j’étais jeune c’était Pasolini par exemple….
24I: D’ailleurs le personnage qui joue le serveur dans Les neiges du Kilimandjaro, donne l’impression d’un personnage pasolinien…
R. G. : Oui exactement, de temps en temps, on peut guetter des influences de Pasolini, même s’il n’y en a pas beaucoup non plus. J’adore Pasolini, c’est un artiste fondamental, mais je n’ai pas grand-chose à avoir avec lui quand même! C’est pour moi une influence constante, une influence intellectuelle surtout, je me demande parfois ce qu’il aurait pensé de tel ou tel truc. Votre remarque est très juste, ce gamin qui arrive, si j’avais fait ça en noir et blanc, j’aurais mis un peu plus d’ambiguïté, ça aurait donné un autre film.
24I: Il arrive qu’on fasse plus souvent des films gauches de gauche que de films adroits de droite. Croyez-vous que les cinéastes de gauche ont plus de mal à faire valoir leur vision du monde?
R. G. : C’est pas mal ça, c’est une vraie question (rires) !! Il y a probablement dans les films de gauche plus de recherche, d’hésitation, de doute, alors qu’effectivement ce que vous appelez des films adroits, on peut dire certains films de marché qui se présentent comme évidents et montrent le monde tel qu’il est, alors qu’on sait très bien qu’ils ne montrent pas le monde tel qu’il est, mais leur point de vue sur le monde bien entendu, sont plus sûrs d’eux, souvent inconsciemment, ils croient à l’évidence de ce qu’ils font ou croient que ce qu’ils font est évident. Ils montrent des comportements, des situations manichéennes, c’est assez facile à faire somme toute, ce genre de cinéma qui ne remet rien en cause et qui se présente comme représentant de l’évidence des choses, la surface… Les patrons sont méchants, mais ils sont gentils aussi, les ouvriers sont sympas, mais ce sont des sales types. Tout est 50/50, tout est dans tout, et du coup ça peut être fluide, lisse, ça peut paraître habilement fait. Puis évidemment un cinéaste de gauche préoccupé va se poser des questions que je me pose là, il va essayer d’y répondre et ça va être compliqué, il va ramer, il y aura des moments où le film plonge, et puis le film repart… C’est peut-être lié à ça. J’ajouterais que je n’aime pas tout ce qui est pur, je me méfie de la pureté. Dès qu’il y a pureté, je m’en vais. Pureté évidemment raciale, mais aussi du style, pureté de l’art, des formes, je m’en fous complètement. Si on a quelque chose de plus fort que ça à raconter, il y a forcément des moments où on ne trouve pas la forme nécessaire, adéquate, il y a forcément des ratages, des hésitations. Par contre si je parle de Pasolini ou de Fassbinder, il y a des énormités dans leurs films d’un point de vue classique, mais ce sont des films magnifiques parce qu’il y a derrière une énergie, le souffle, la respiration.
Propos recueillis par Serge Abiaad
5 juillet 2013