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Entrevues

SABRINA RATTÉ

par Samy Benammar

À l’occasion de l’exposition House of Skin à la Cinémathèque québécoise (du 3 janvier au 20 mars), l’artiste vidéo Sabrina Ratté répond à nos questions autour de son travail qui, à l’image de l’œuvre de David Cronenberg à laquelle son installation rend hommage, questionne notre rapport aux technologies analogiques et numériques.

Pour commencer, pourrais-tu nous parler de ton rapport à Cronenberg et de la façon dont le projet House of Skin s’ancre dans son univers ?

Quand la Cinémathèque m’a approchée avec cette proposition, j’ai immédiatement pensé aux différents liens que j’entretiens avec le cinéma, que j’ai étudié à l’Université Concordia. C’est un art qui continue de m’inspirer. Cronenberg étant l’un de mes cinéastes préférés, tant sur le plan conceptuel que thématique, ce fut l’occasion de me replonger dans sa filmographie. Évidemment, l’entremêlement des réflexions technologiques et organiques ainsi que notre rapport aliéné au corps et à l’architecture sont autant de thèmes qui traversent son travail et le mien. Sans oublier la question du réel et du virtuel. L’installation constitue ainsi un point de rencontre de toutes ces idées. Il y a quelques références explicites à ses films, mais ce sont principalement des évocations très libres et empruntes de subjectivité.

Il me semble que les écrit de Donna Haraway t’ont beaucoup influencée et que l’on peut trouver beaucoup d’éléments communs entre Le Manifeste Cyborg et l’œuvre de Cronenberg. Dans les deux cas, il est question de notre rapport ambivalent aux technologies qui nous “augmentent” tout en nous aliénant. En exposant dans ton installation vidéo des masses de chair en décomposition dans un environnement numérique, souhaitais-tu discuter cette idée du vivant contaminé par la technologie ?

House of Skin explore certainement l’hybridité entre la technologie et le vivant. Je souhaitais mettre en image une créature créée par nos actions et qui échappe au vivant pour aller vers devenir un être numérique, un cyborg. C’est intéressant que tu mentionnes Donna Haraway. Il y a en effet de nombreux liens à tisser entre mon travail et ses réflexions autour du post-humain.

Cette hybridité, on la trouve aussi au cœur de ta pratique, qui fait se rencontrer numérique et analogique. En l’occurrence, la Cinémathèque nous met en présence d’une gigantesque projection numérique accompagnée d’écrans cathodiques.

Ma pratique artistique a débuté avec la vidéo analogique en 2010 avant de se tourner progressivement vers le numérique, qui m’a permis d’introduire des environnements plus complexes. L’évolution formelle et technique de mon travail est en quelque sorte liée à l’évolution chronologique de la vidéo : j’ai commencé par l’analogique avant d’aller vers la 3D, et je fais aussi de la réalité virtuelle maintenant. Dans House of Skin, la diversité des écrans fait écho à Cronenberg puisqu’on retrouve dans ses films autant des technologies des années 1980 comme dans Videodrome que de concepts plus “modernes”, à l’image de la réalité virtuelle introduite dans Existenz. Les technologies analogiques continuent de vivre et de teinter nos images et notre façon de les voir, d’où leur inclusion dans House of Skin. Videodrome a eu un énorme impact sur l’imaginaire collectif et mon dispositif souhaite poursuivre cette réflexion sur notre rapport aux écrans.

Peut-on aussi y voir une forme de réflexivité autour de la figure de l’artiste vidéo qui, à l’instar du personnage incarné par James Woods, touche l’écran, allant peut-être jusqu’à fusionner avec celui-ci ?

J’ai toujours été habitée par l’envie de traverser l’écran, cette surface de frustration et de fascination. Qu’ils soient utopiques ou cauchemardesques, je fantasme de vivre dans les environnements que je crée.  Ce désir questionne également notre rapport à la réalité puisqu’il nous confronte à nos projections, c’est à dire à l’investissement de ces écrans par notre imagination. Le thème central de mon travail est certainement la nature de la réalité et les hiérarchies que l’on établit entre le monde physique et celui des images qui ont, elles aussi, une dimension tangible.

Le contexte pandémique des deux dernières années, qui a exacerbé le caractère numérique de nos échanges, a-t-il influencé ta création ?

À mes débuts, j’ai participé à beaucoup de collectifs en ligne avec des artistes que je n’avais jamais rencontrés en personne. Le virtuel a donc toujours fait partie de mon travail. Je ne crois pas que la réalité contemporaine affecte réellement mon travail, si ce n’est bien sûr au niveau du calendrier de diffusion. House of skin devait par exemple être montrée l’année dernière et a été repoussée comme tant d’autres choses.

L’installation déploie un espace organique. Lorsqu’on y pénètre, l’obscurité et la piste sonore de Roger Tellier-Craig invitent en effet à prendre conscience de notre propre corps.

Roger a travaillé à partir d’extraits des films de Cronenberg, transformés en employant différentes techniques. Il a extrait l’essence sonore des films pour ensuite la remanier et étoffer la piste sonore avec ses propres compositions. On a également souhaité créer un écho entre le son et l’image en reproduisant un déplacement sonore de droite à gauche. Le son qui sort des télévisions s’ajoute également à l’atmosphère. Quand on se rapproche de celles-ci, on peut entendre des crépitements, ce qui crée une multiplicité de sources sonores et par conséquent d’angles d’écoute. Le corps plongé dans le noir est invité à dériver entre ces écrans et je suis très contente de savoir que tu as ressenti cette invitation à prendre conscience de son corps dans l’espace.

La grande projection est un long travelling qui fonctionne comme une boucle circulaire. On a donc un sentiment de répétition, est-ce qu’il y avait volonté de créer une forme de redondance ?

Pour créer cette boucle, il a fallu dédoubler les éléments de la scène puisque la vidéo est vraiment réalisée comme un film : on a des éléments dans un espace et une caméra qui s’y déplace. Il a donc fallu copier-coller l’espace pour créer la boucle, ce qui accentue l’idée d’un espace qui se répète à l’infini. Il y a un élément de répétition, de labyrinthe, de panoramique qui n’en finit plus de recommencer, mais je voulais aussi suggérer une peinture en mouvement, une fresque dans laquelle on pourrait s’immerger. Je ne voulais pas faire un montage narratif mais au contraire inviter à la contemplation d’une image assez fixe.

Tu avais déjà entamé ce travail d’exploration de la vidéo comme œuvre picturale dans Inscape (2019), que tu décris comme une œuvre vidéo surréaliste inspirée de la peinture de Kay sage.

Effectivement, il y a déjà cet élément dans Inscape mais aussi dans ma série de peintures vidéo Radiance.

Cet aspect plus figuratif dans ton travail est assez récent. Après House of skin, tu as poursuivi un travail autour de numérisations tridimensionnelles de ton corps avec Jump Cut (2021).

Je crois que mon travail a toujours été figuratif, en incluant de l’architecture et des paysages. Je n’ai jamais été dans un travail purement abstrait. Récemment, il est vrai que des images tirées de la réalité (comme des scans), se sont ajoutées à mes œuvres. Ces éléments rapprochent sûrement mon travail de la photographie animée et prend ses distances avec les textures créées de toute pièce avec lesquelles j’ai travaillé jusqu’alors.

Ces textures prises entre le numérique et le réel témoignent de l’influence qu’a pu avoir la science-fiction sur toi.

La littérature et le cinéma de science-fiction ont énormément influencé mon travail. Solaris de Tarkovski a eu un impact considérable sur moi et continue d’irriguer mon travail.  Dans mon projet Floralia (2021), je me suis beaucoup inspirée de l’œuvre d’Ursula K. le Guin,  qui prend racine dans l’anthropologie et l’écologie. C’est la science-fiction qui questionne le réel avec des enjeux existentialistes et métaphysiques qui m’a toujours intéressée.

Dans Floralia, tu envisages un monde où nous n’avons plus accès aux plantes que par des hologrammes. Je trouve que ce geste est pris entre science-fiction et documentaire, si bien que je me demande si la posture spéculative de la science-fiction de Cronenberg ne laisse pas sa place, dans ton travail mais aussi celui d’autres artistes contemporains, à une approche qui nous confronte à des problèmes bien plus immédiats.

De plus en plus, la science-fiction se rapproche de notre réalité. Floralia est une référence assez directe au livre Staying With The Trouble de Donna Haraway, dans lequel elle parle de fiction spéculative. J’ai voulu réfléchir à un monde inspiré de la science-fiction.

Dans Diaspora (1994), Greg Egan développe l’idée qu’un jour les êtres humains numériseront leurs consciences et que notre existence sera simulée par des machines. Il y décrit avec beaucoup détails une mine conservant l’ensemble des connaissances humaines. Au sein de cette archive numérique, notre seul accès à la nature se fera à travers des numérisations tridimensionnelles des plantes. Floralia arrache ainsi la nature au réel pour lui redonner vie dans le virtuel. C’est donc un univers de science-fiction qui établit un lien très explicite avec notre présent. Haraway insiste sur la nécessité de reconsidérer le contemporain en mélangeant les temporalités, en faisant dialoguer le passé, le présent et le futur. C’est une pensée complexe et difficile à résumer mais elle a eu une influence majeure sur moi.

Ces dystopies qui réfléchissent des mondes dématérialisés prennent paradoxalement la forme d’installations qui nous ramènent à la présence physique des œuvres. Ce geste spéculatif semble ainsi introduire une forme d’optimisme, de résistance au tout numérique

Floralia et House of Skin ont en commun une écriture spéculative. House of skin est plus sombre, même si Floralia est également empreint d’une nostalgie qui donne une certaine gravité à ces fleurs en suspension. Mais je ne voulais pas que cette tristesse s’accompagne d’un discours moralisateur, optimiste ou apocalyptique. Au contraire, je désirais laisser ces œuvres ouvertes aux interprétations. Certes, House of skin est assez lugubre puisqu’il s’agit d’un cimetière de chairs, mais celles-ci sont encore vivantes et peuvent être perçues comme d’autres formes d’existence. Je lisais récemment un très beau livre intitulé Arts of Living on a Damaged Planet : Ghosts and Monsters of the Anthropocenede Anna Lowenhaupt Tsing qui évoque toutes les créatures auxquelles profite l’anthropocène et qui prolifèrent grâce aux transformations que nous avons fait subir à l’environnement. Il y a là l’idée d’une autre réalité qui, même si elle peut sembler plus hostile pour nous, ne l’est pas nécessairement pour toutes les formes de vie. Si l’on passe outre l’aspect terrifiant de ces transformations environnementales, on peut appliquer l’idée présente dans le titre Staying With The Trouble de Haraway et cohabiter avec le trouble. On peut ainsi éviter de sombrer dans une pensée catastrophiste ou, à l’inverse, de se bercer d’illusions.

Pour explorer l’oeuvre de Sabrina Ratté, vous pouvez aller sur son site web.

Les détails de l’exposition sont accessible sur le site de la Cinémathèque québécoise.

Images : courtoisie de la Cinémathèque québécoise


26 janvier 2022