Souleymane Cissé
par Serge Abiaad
TRANSSUBSTANTIATIONS
De passage à Montréal pour recevoir un prix honorifique de la part du Festival du film Black, Souleymane Cissé, doyen du cinéma africain, nous reçoit dans sa chambre d’hôtel et nous offre un peu de son temps et de son dîner. Avec humilité, sagesse et générosité, il nous parle du cinéma malien, du vent nouveau qui souffle sur tout le continent africain, de Jean Rouch, de femmes adultères, mais surtout des conflits sociaux qu’il aborde à travers un méticuleux travail de cinéaste-observateur.
24 images : Comment se fait-il que vos films, alors que vous êtes indiscutablement le plus connu et le plus encensé des cinéastes africains, soient, à l’exception de Yeelen, introuvables en Amérique du Nord? Est-ce un manque d’intérêt de la part du public américain ? Vous avez pourtant été plusieurs fois invité aux États-Unis pour présenter vos films et Martin Scorsese et Danny Glover ont beaucoup travaillé pour faire valoir votre cinéma.
Souleymane Cissé : D’abord pour la distribution en Amérique du Nord, c’est tout un problème. Quand Yeelen est sorti, on avait tenté de le proposer à un premier distributeur en Californie qui a pris le film, mais qui ne l’a pas distribué. J’étais donc dans l’obligation de revenir aux États-Unis pour le reprendre. J’ai ensuite passé les droits à Kino Video, avec qui on a tenté de négocier pour mes autres films. Malheureusement, pour des raisons que je ne connais pas, ils n’ont retenu que Yeleen. Mais je suis prêt à renégocier et à donner tout le matériel nécessaire pour que les films soient distribués en Amérique du Nord. J’ai fait une projection à La Havane il y a 4 jours de Fin Yé. C’est un film qui a tellement fait réagir les Cubains, que je m’étais demandé si je n’étais pas en présence de Maliens dans les années 80, et du coup je me disais que je devais absolument trouver la solution pour que mes films soient vus en Amérique du Nord, parce que j’ai vu qu’il y avait une partie des Afro-Américains qui s’identifiaient, qui y trouvaient leur compte. Et les Américains blancs aussi y découvrent quelque chose qu’ils ne connaissaient pas sur l’Afrique. C’est dans ce sens-là que je souhaite maintenant me battre pour que les Américains aient accès à mes films. Vous avez aussi parlé de Martin Scorsese et Danny Glover, qui sont deux personnalités d’une très grande générosité et qui désirent pouvoir soutenir le cinéma du Sud pour qu’il puisse être vulgarisé au niveau du public. Martin aurait souhaité créer une boîte de distribution rien que pour mon dernier film, Min Yé, parce qu’il trouve que c’est un film très contemporain qui peut beaucoup servir à notre société moderne, pas seulement au Mali, mais aussi aux États-Unis. Il y a des cinéastes qui se mobilisent autour de ces films, et je crois que ça pourrait résonner un jour. Parce que nous, avec le peu de moyens que l’on a, on arrive à sortir des films qui sont quand même intéressants et je crois que s’il y avait une certaine structuration de notre cinéma africain, on pourrait énormément contribuer au cinéma mondial.
24 I. : Vous avez commencé par réaliser des documentaires au début des années 70. Vos films ne sont pas tellement des films de fictions finalement, la frontière est ténue entre une approche de cinéma-vérité, et une mise en scène posée. Ces premiers documentaires étaient-ils formateurs dans votre manière d’aborder la fiction?
S. C. : Je ne dirais pas non, parce que, après l’école de cinéma de Moscou en 69 (M. Cissé a étudié à la prestigieuse école nationale de cinéma en Russie le VGIK), je suis rentré au Mali et j’ai passé 4 ans à tourner des reportages, des actualités filmées et des documentaires, et ces quatre années m’ont beaucoup servi, parce qu’elles m’ont donné une certaine confiance en moi. Et sans cette confiance, je n’aurais jamais pu affronter mon premier long-métrage. J’ai fait des documentaires de recherche, des documentaires avec mise en scène, donc oui ça a sûrement influencé ma démarche, mais j’avoue que la fiction c’est une autre passion : il y a la facilité d’adaptation des choses qui font qu’on va beaucoup plus vers la réalité et qui concerne davantage les gens.
24I : Votre œuvre est imprégnée du réalisme socialiste, surtout les premiers films Den Muso et Baara, et vous avez déjà évoqué auparavant l’importance de faire le point sur les problèmes de votre société et notamment sur l’inégalité des classes, particulièrement dans Baara. On voit également la possible marque du néo-réalisme, qui est peut-être latente, notamment quand vous tournez en extérieur et de manière parfois improvisée. Vous avez été un grand cinéphile, ces mouvements ont-ils participé à l’approche communautaire de vos premiers films?
S. C. : Je suis toujours un grand cinéphilie (rires). Quand j’ai fait Baraa, on est venu me dire que le film était typiquement western. Je me cherchais, et m’étais dit que ça devait être l’insouciance ou cette inconscience qui étais en moi depuis mon jeune âge, qui a fait surface et qui est restée. Mais ce qui est sûr, c’est que notre société est faite de telle manière que lorsque tu abordes ses problèmes, tu dois vivement voir, non pas ce qui se reflète devant toi, mais ce qui s’en suit. Et si tu n’as pas de solution, c’est que tu as fait le travail à moitié. Moi, ma solution a été d’aller au cœur du problème, de le confronter et de proposer une alternative, et c’est cela même que je recherche dans le cinéma. Je ne suis pas bon pour donner des termes, néo-réalisme ou autre, mais je sais que ce cinéma est profondément lié à cette société qui se cherche continuellement et qui n’arrive pas à se retrouver, et parfois quand on pose un problème, on se dit, mais tiens, est-ce que la solution n’est pas sous nos yeux ? Prenons le cas de Fin Yé, qu’on a tourné en 1979, au moment où il y avait des évènements de révolte au Mali. Les jeunes voulaient le changement, ils n’en pouvaient plus du despotisme, il y avait des représailles incroyables, mais personne n’y croyait vraiment, parce que l’armée était très forte et elle était partout. Donc 10 ans après, les évènements se sont reproduits tels qu’on les a montrés dans le film. Je ne pourrais pas catégoriser ce film, peut-être est-ce du réalisme socialiste, mais pour moi c’est un film qui se bat dans le temps parce que le vent qu’il porte en lui n’est pas dans une bouteille, mais circule à travers l’humanité. La révolte maghrébine ou arabe, nous, on l’avait expérimentée en 82, et exposée, mais ça n’a pas été un évènement, parce que tout simplement les conditions sociales n’étaient pas les mêmes. Mais ce n’est pas fini. Il va y avoir un grand bouleversement dans nos sociétés, c’est inévitable.
24I : Des mots reviennent souvent quand on qualifie vos films : légèreté, aisance, Charles Tesson parle même de films aériens. Vous avez une approche très paradoxale en même temps : vous faites croire au spectateur qu’il est en avance sur votre scénario, mais en fait il est toujours en retard sur le film. Vous déjouez les attentes. Pensez-vous aux spectateurs en faisant vos films?
S. C. : (Rires) Je crois que si tu penses aux spectateurs, tu te censures. Tu dois les laisser découvrir et c’est là l’intérêt du cinéma. Moi, j’aime que les gens me découvrent. Si tu n’as rien compris, ce n’est pas grave, ajustes-toi, assieds-toi bien, concentres-toi, intègres l’univers auquel je t’invite et je crois que ça pourrait t’aider à aller plus de l’avant pour la compréhension de l’être humain. Je suis Malien, je suis obligé de m’exprimer dans ma langue nationale, je suis obligé de parler de ce que je sais, mais ça doit forcément rejoindre un spectateur universel, l’Humanité entière. Et ça, c’est ma conviction. Personne ne peut me faire ciller là-dessus.
24I : Une thématique qui revient souvent est celle du rejet. Il y a un rejeton dans tous vos films, un excommunié ou un exclu. On pense à la femme du roi déchu dans Yeelen, à la jeune fille renvoyée par son père et abandonnée par son amant dans Den Muso, la femme dans Baara qui est mise à la porte par son mari, puis tuée, et au petit-fils rejeté par le grand père dans Fin Yé. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce leitmotiv qui sous-tend votre œuvre ?
S. C. : C’est une question assez pertinente parce que le rejet, c’est l’injustice et tous ces films sont une réaction à l’injustice, c’est la seule explication que je peux vous donner. Tout ce qui est rejeté est lésé par la justice, donc voilà le point de départ, et ça les relie tous, que ce soit le petit-fils, la femme du Roi, l’amant, et ainsi de suite. Tout ça parce qu’il y a eu une injustice quelque part. Et ça, c’est ma faiblesse, parce que je ne supporte pas l’injustice, et je le manifeste en évoquant les plus démunis, les sans-voix. C’est ce qui décrit mes films.
24I : L’injustice, mais aussi la raison, puisqu’il y a dans vos films un personnage raisonné, le juste, celui qui tente de calmer les torpeurs de l’un et de l’autre. Les personnages s’engueulent, il y a à la fois une violence physique et psychologique, mais qui est dédramatisée, un peu comme si la supériorité des uns sur les autres était prise pour acquis. La violence est aussi allégée par l’énormité du geste, comme lorsque le mari sort son fusil de chasse pour tuer sa femme dans Fin Yé, jusqu’à ce qu’on le sente capable de tuer. On bascule du rire à la peur, de l’imprévisible à l’insaisissable…
S. C. : (Rires) C’est l’état d’âme de ce militaire. Je ne sais pas comment le décrire parce que pour lui, ce fusil représente tout. C’est ce qui lui donne le pouvoir et ce qui fait taire ceux qui veulent parler, et c’est donc dans ce cadre-là qu’il se sert du fusil. Les gens croient qu’il n’était pas en colère, mais il l’est. Il aime sa femme, mais la colère est telle qu’il faut qu’il la manifeste à travers le fusil en tirant sur la porte. Et une fois que la porte est ouverte, il s’adonne à taper. J’ai présenté Fin Yé à Cuba et les spectateurs voyaient que c’était sérieux, parce qu’il tapait sérieusement. Et les Cubains m’ont fait me demander pourquoi les personnages sont si violents avec les femmes?
24I : Justement, j’y arrivais. Pourquoi cette fixation sur les femmes adultères tuées, battues, chassées ? Je pense à la femme adultère expulsée dans Yeelen, la femme qui n’a pas le droit au travail dans Baara, la grand-mère battue par son propre petit-fils dans Fin Yé, la jeune fille abandonnée par sa famille et son copain et qui finit par se donner la mort dans Den Muso…
S. C. : La grand-mère battue par son petit-fils, c’est l’état d’âme de cet enfant. Ce sont des enfants qui sont déboussolés, qui se donnent à la drogue, et qui n’ont plus le contrôle d’eux-mêmes. Mais quand on s’adresse aux gens, il faut savoir que tout dans notre milieu n’est pas compréhensible. Chaque fois que cette vieille prend le sceau et qu’elle vient verser l’eau sur l’adolescent, il faut voir sa réaction. Mais quand il commence à taper la vieille, il y a une autre réaction. Et si tu ne poses pas ces situations, ça risque de devenir pédagogique et ça serait dommage pour ce genre de cinéma.
24I : Min Yé, votre dernier film, aborde le problème de la polygamie sur lequel vous vous étiez déjà penché dans Fin Yé, mais sur une toile de fond différente. Qu’est-ce qui a changé 30 ans plus tard ?
S. C. : Au début, la polygamie était un moyen d’avoir plus de main d’œuvre pour certaines sociétés primitives, puisque ce sont les femmes qui allaient aux champs pour cultiver. Ensuite, c’est devenu une question d’économie sociale : si on a les moyens pour pouvoir les nourrir, on prend 4 femmes, mais sans penser aux problèmes que ça génère. Une femme et un homme, c’est 2 problèmes, un homme et deux femmes, c’est 3 problèmes, un homme et 3 femmes, c’est 4 problèmes et ainsi de suite. Ce film est un appel à débattre du problème de la polygamie, qui touche toutes nos sociétés. Il y a polygamie informelle et formelle. La polygamie informelle, ce sont les Occidentaux qui l’ont choisie, la polygamie formelle, ce sont les pays continentaux comme l’Afrique ou les pays musulmans qui l’ont adoptée. Que faut-il faire ? C’est un débat de société qu’il faut mener. Martin Scorsese a défendu ce film en disant que c’était un film contemporain et il a compris qu’on touchait du doigt à un gros problème.
24I : Quel est votre avis sur les films dits ethnographiques ou anthropologiques, comme ceux de Jean Rouch et Raymond Depardon, qui portent un regard étranger sur une culture étrangère, et qui tentent d’en saisir l’essence? Vous cherchez, il nous semble, de votre coté à restituer une identité qui aurait été bafouée ou minimisée par les Occidentaux. Comment, en tant qu’ambassadeur de la culture malienne, voire africaine, recevez-vous ces films au mieux portraitistes, au pire caricaturaux et exotiques ?
S. C. : Au début, ce qui me faisait très mal, c’est le succès qu’avaient les films ethnographiques en Occident. Je trouvais que c’était un grand mépris pour le continent, que ça soit en Amérique du Nord, où les Afro-Américains ont essayé d’obtenir certains droits, où en Afrique du Sud, avec l’Appartheid qui tuait au nom du fascisme et du terrorisme. Je trouve odieux que des intellectuels puissent se permettre de faire des images comme ça. J’ai vu aussi des films de fiction, en Afrique du Sud… tu ne peux pas imaginer la façon dont ils filmaient. Je me rappelle aussi dans les années 50, les films dans lesquels jouaient les Noirs à Hollywood, et ces expressions caricaturales qu’ils avaient. Or la caméra n’a pas évolué depuis sa création, ce n’est pas elle qui « fait » le racisme : c’est l´être humain qui regarde. Ce sont aussi les universitaires qui imposent ces images aux jeunes, et je trouve ça horrible. Je pense que ce sont des choses que l’Humanité doit réviser si on veut qu’un jour chaque continent ait sa place, que chaque identité puisse être reconnue au sein des Nations Unies. Ce genre de film est inadmissible, mais pourtant, on continue à éduquer avec ces films. Ceux qui n’ont jamais connu le continent africain, ceux qui n’ont jamais connu de Noirs, c’est à eux qu’on les montre en les nourrissant de rancune, de mépris. Nous n’avons pas besoin de ça aujourd’hui, et mon combat est contre cette injustice. Ces hommes et ces femmes qui tournent ces films pour se faire découvrir, pour se faire des réputations, mais pour se faire surtout de l’argent, ne savent pas qu’ils tuent tout un continent à travers ces images. Pourtant, le cinéma est, je crois, la plus belle chose que l’Humanité ait créée et elle peut permettre le rapprochement des hommes, la sensibilité, la compréhension des uns et des autres. Ce métier, il faut l’adorer, mais entre les mauvaises mains il peut engendrer beaucoup de mépris.
24I : Vous avez connu Rouch ? Quelle est votre position par rapport à son cinéma ?
S. C. : Quelqu’un comme Jean Rouch fait un film, qui va être vu et étudié, apprécié par les Occidentaux, beaucoup plus qu’un film fait par des autochtones qui donnent des nouvelles de leur propre culture. C’est donc la parole que donne Jean Rouch qui va être reçue et non pas celle de ceux qui la détiennent réellement. Je vais vous faire une confidence. Vous savez que si j’ai été en prison, c’est parce que Jean Rouch a témoigné devant le gouvernement malien que je voulais lui vendre mon film. C’est sur cette base-là qu’on m’a incriminé (Den Muso, premier long-métrage de fiction de Cissé est interdit par le ministre malien de la culture et le cinéaste est arrêté et emprisonné). C’est une correspondance écrite de Jean Rouch à l’État qui a permis de me mettre en prison. J’ai déjà dit à Rouch lors d’un débat public : « vous avez été la cause de mon emprisonnement et je n’ai jamais compris pourquoi ». Il s’est défendu en disant qu’on l’avait trompé. Pourtant, il avait écrit noir sur blanc que je lui avais proposé d’acheter mon film. Mais ça ne s’est jamais passé comme ça, et j’ai fait de la prison pour ça. Je ne hais pas Jean Rouch en tant qu’homme. Quand il est décédé, j’ai été à son enterrement. Sa femme Jeanne est venue me voir à Cannes quand Yeelen était en compétition et qu’il a eu le grand prix. C’est la première personne qui était venue me féliciter et elle m’a présenté des excuses, parce qu’elle était emmerdée, et je les ai acceptées.
24I : On dit que nul n’est prophète en son pays, mais vos films, et Yeelen surtout, sont, il me semble, très montrés en Afrique…
S. C. : Oui. Au départ, les gens ont eu peur, on me disait que j’avais dévoilé des secrets, désacralisé des tabous, mais ils ne se rendaient pas compte du contenu de ce film. Ce contenu n’est pas uniquement destiné aux Africains, mais à nous tous. C’est un film sans rancune, qui croit à l’avenir de l’Afrique. Il met en lumière des problèmes actuels, mais il faut croire que demain vous appartient. Il faut que l’Occident sache quand même que ce continent va bouger et que personne n’y peut rien, c’est la nature des choses. On a passé une étape et une deuxième étape s’annonce, et c’est la raison pour laquelle j’ai fait Yeelen.
24I : Ce que vous dites par rapport à ce qui adviendra est intéressant parce que votre œuvre est justement traversée de conflits, entre le désir d’un changement et le besoin de préserver une tradition. Comment le public malien reçoit ce que vous essayez de représenter comme étant un équilibre entre le passé et le présent ?
S. C. : Le problème est que tu ne peux pas te jeter dans le futur si tu n’as pas eu d’Histoire, de présence. Moi, je me dis que quel que soit l’état d’âme de nos aïeux, il est clair que tout n’était pas mauvais. Ils sont morts avec leurs secrets, ils ont eu peur de transmettre aux jeunes leurs connaissances et ils sont partis avec. Mais ce n’est pas regrettable, du moment où nous, nous existons. C’est à nous de réinventer, et si nous n’en étions pas capables, nous ne pourrons jamais atteindre ce que eux ont accompli. Ça ne veut pas dire que je pense qu’il faille garder la tradition telle quelle. J’ai une ouverture scientifique, je crois à la science profondément, et je sais que tous les dérèglements de ce monde c’est la science qui va nous permettre de les affronter aujourd’hui et demain. Pour Fin Yé, je ne m’attendais pas à une telle réaction des Cubains. Lorsqu’un cinéphile est venu, en larmes, me dire : « je te remercie, tu m’as donné cette chance de comprendre mon origine », j’étais perplexe. Parce que pour moi, l’objectif de départ, c’était de faire comprendre ce passé, et de permettre une croyance en l’avenir, mais sans que cela soit pris comme une religion, et c’est ce qui m’a fait peur. Chez nous, on dit « une parole lancée, elle est partie », elle ne t’appartient plus. C’est probablement la même chose pour le cinéma, pour les images.
24I : J’ai l’impression que vous voulez faire valoir votre culture en Occident, mais vous attaquez et dénoncez aussi les problèmes sociaux qui ont gangrené la société malienne. Comment arrivez-vous à rejoindre les deux dimensions, à la fois faire découvrir et éduquer, parce que vous avez cette posture d’éducateur, et on se demande si vous ne tenez pas ça du cinéma soviétique… ?
S. C. : Pour Lénine c’était l’art le plus populaire et le plus accessible, il avait raison dans ce sens-là. Mais quand vous parlez du coté éducatif, peut-être que tous les cinéastes ont cette vocation. Les questions que je pose sont celles que je me pose en moi-même. J’ai peut-être tort, mais je les pose quand même, pour confronter les idées des autres. Quand je faisais Yeleen, on m’a demandé si je ne franchissais pas l’impossible. Un ami universitaire à Moscou m’a dit ça, et j’étais stupéfait. Sur le coup, je l’ai vu un peu comme mes anciens grands parents, qui n’ont jamais voulu confier à leurs enfants leurs connaissances, disant avoir peur qu’en les leur octroyant, ils feront le mal. Ils sont morts avec leurs secrets. Je me suis demandé si nos universitaires n’avaient pas le même esprit, et comment on allait s’en sortir pour pouvoir transmettre à la nouvelle génération. Ce sont là des problèmes de fond que je suis prêt à affronter, à discuter, à voir. Je n’ai certainement pas raison et je ne crois pas détenir la vérité, mais je suis sûr de poser des questions intéressantes. Cette année, avec le ministère de la Culture française qui a inclus Yeleen dans le baccalauréat français, je me suis dit que ça devait être le début de quelque chose, parce que faire voir les vraies réalités et les vrais problèmes du continent aux enfants, c’est un signe qu’il y a un changement dans l’air et que ça aboutira forcément. Les choses vont tourner vite, à un moment donné, et ça va s’accélérer.
24I : Mais vous avez cru énormément à un moment donné au cinéma malien. Vous avez déjà parlé de votre ministre, qui était un cinéaste, qui n’avait rien apporté au cinéma en 4 ans de fonction ministérielle. Qu’est-ce qui met des bâtons dans les roues ? Est-ce le manque de fonds, d’infrastructures, de moyens techniques, le manque d’intérêt de la part du public, la censure, une culture politique qui freine le développement?
S. C. : Vous l’avez dit, la culture politique. Parce que je pense tout simplement que malgré cette richesse culturelle dont nous avons héritée au Mali, on n’a pas eu d’hommes d’État suivant les huit premières années d’indépendance qui ont pu comprendre que la culture est un instrument non seulement d’éducation, mais aussi de développement économique. Même jusqu’à aujourd’hui, on se sert du cinéma comme d’un griot. Quand le griot s’approche, il chante, on est sensible, on verse des larmes, tu leur donnes un peu d’argent, ils s’en vont et c’est oublié. Ce n’est pas le rôle du cinéma. Le rôle du cinéma, c’est d’asseoir quelque chose, de permettre aux gens de réfléchir, de croire en eux-mêmes, de leur permettre d’aller au-delà. Et c’est là où les politiques ont échoué, là où toute l’erreur de notre continent commence, parce que quand tu échoues avec ta propre culture, c’est terminé.
24I :Vous voyez le cinéma un peu comme une archive, comme un gardien de la mémoire et un accélérateur de la culture présente, qui permet d’émanciper les populations ?
S. C. : Je pense que le cinéma, de toute façon, s’enracine de quelque chose, donc il reste comme archive, c’est clair. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il est obligé de re-fabriquer l’âme des hommes et des femmes pour les lancer vers cet horizon que tout le monde cherche.
24I : Et au Mali, on n’a pas encore saisi l’utilité, le rôle du cinéma ?
S. C. : C’est mitigé, je ne crois pas qu’on l’ait compris profondément. Ce n’est pas parce qu’on crée une petite boîte pour faire des actualités et de petits films de fiction… ça nous garde dans la médiocrité, ça ne nous aide pas à faire de grands films pour que le monde entier se tourne vers nous et puisse nous voir. Quand nous avons fait Yeelen, quand nous avons fait Waati, nous avions cette possibilité de pouvoir nous exprimer, mais on a tout fait pour nous en empêcher.
24I : En 87, à la sortie de Yeelen vous avez dit que le cinéma doit pouvoir retenir l’attention, et qu’il allait devenir un des points forts pour l’identité africaine, que les gouvernements allaient le comprendre et s’engager dans certaines compétitions stimulantes autour de la production cinématographique. Où en est cet espoir d’un souffle nouveau du cinéma malien aujourd’hui ?
S. C. : Cet espoir, je l’ai toujours. Je suis d’une étoile positive, c’est ma nature, quels que soient les problèmes. Ça ne sera peut être pas de mon vivant, mais mes enfants et mes petits-enfants le verront. Ça va changer et ça va être un bouleversement. Ça va étonner, et ce moment viendra, pas seulement au Mali, mais sur l’étendue du continent africain, de façon incroyable dans les 10 années à venir. Et quand ce moment arrivera, je vous jure que le domaine de la culture va s’émanciper. Vous allez voir, le monde sera envahi par cette nouveauté, parce qu’en Occident, on a tout creusé, on est même parti 4000 ans en arrière. Alors que nous, nous n’avons pas encore creusé ce que nous avons. Il nous reste tout simplement à montrer ce qu’on a, avant de remonter dans le passé. Vous savez, le vent du changement touchera toute notre planète. Certaines choses vont rejaillir et ça va étonner.
24I : Un nouveau film malien que vous nous recommandez ?
S. C. : Étoiles d’araignée de Ibrahima Touré. C’est un film qui m’a donné la sensation de voir ces geôles à travers le monde, et comment y vivent les prisonniers. La simplicité avec laquelle ils sont filmés me rappelle l’injustice subie par ceux avec qui j’ai étudié à Moscou et qui se sont retrouvés en prison. Il y en a qui n’ont pas survécu.
24I: Un film occidental que vous avez récemment vu ?
S. C. (Long silence, sans réponse)
Montréal, 26 septembre 2011. Propos recueillis par Serge Abiaad.
Remerciements à Richard Brouillette.
8 juillet 2013