Ursula Meier
par Helen Faradji
TOUT EN HAUT
Entre film de genre et drame intimiste, entre le haut et le bas, entre Bresson et Cassavetes, et après Home qui avait révélé son regard singulier, Ursula Meier détourne le conte de fées dans L’enfant d’en haut. Une station de ski, un gamin Robin des bois, une grande sœur paumée et une réalisatrice visiblement inspirée…. Nous avons rencontré Ursula Meier lors de son passage au dernier Festival du Nouveau Cinéma.
24 Images : Pouvez-vous nous expliquer le titre ironique que vous avez choisi ? Simon est plutôt un enfant d’en bas !
Ursula Meier : J’aime beaucoup les titres qui reflètent l’imaginaire du personnage. Et Simon, lui, se prend pour un adulte et il faut sans cesse lui rappeler qu’il est un enfant. De la même façon, il se prend pour un enfant d’en haut. Cette station de ski, c’est presque un monde imaginaire pour lui où il s’invente une autre identité en se faisant passer pour Julien, un fils d’hôtelier avec des parents riches, aimants. Il est comme au théâtre, il joue un rôle. D’ailleurs, pour moi, la station de ski a quelque chose de très théâtral, on est au-dessus de la couche de nuages, il y a du soleil, de la neige blanche immaculée, on est dans la frime, les costumes, on étale sa richesse. Lui s’imagine appartenir à ce monde. Et j’aimais être dans son regard à lui. Sans oublier qu’il endosse aussi un rôle d’adulte, de père, de frère, de patron et que j’aimais bien le filmer à sa hauteur, torse nu pour montrer aussi la maigreur de son corps d’enfant et le fait que toute cette histoire, tous ces rôles sont vraiment trop lourds pour lui.
24I : Dans Home, la division était celle entre le dedans et le dehors de la maison, aujourd’hui, c’est celle entre le haut et le bas. Qu’est-ce qui vous intéresse dans l’idée de frontière ?
U. M. : Dans la vie, dans l’art, c’est vrai que l’idée de frontière m’intéresse. J’ai peur de l’enfermement, de mettre des choses dans des boîtes, des cases. Je déteste les étiquettes et j’aime les choses qui sont à la limite de, qui ne tournent pas. Je trouve sincèrement que les plus belles œuvres d’art sont celles qui se situent à la frontière. Même du ridicule ! J’aime quand on ose aller loin et que ça ne tombe pas, que ça tient sur un fil. Et c’est vrai aussi que la frontière appelle l’idée de no man’s land, d’un entre-deux. Simon l’incarne : il est entre l’enfance et l’adolescence, le haut et le bas, un frère, un père, un patron. Et la télécabine qu’il prend, qui symbolise cet « entre », devient presque sa maison. Je ne m’en suis pas rendue compte tout de suite, mais c’est là où il se sent le mieux. Il y rigole, y compte son argent, s’y endort paisiblement.
24I : Dans plusieurs entrevues, vous décrivez L’enfant d’en haut comme votre film vertical. C’est-à-dire ?
U. M. : Quand je fais un film, je ne suis pas dans une approche conceptuelle ou théorique. C’est un désir de personnages, d’humanité, de formes même. Mais c’est vrai qu’Home était une sorte de road-movie, très horizontal, un peu comme un western où on attendait la première voiture comme l’Indien qui allait arriver. Et pour le faire, j’avais beaucoup de références américaines : la peinture de Hopper, les photographies de Jeff Wall, le western, tout un univers anglo-saxon même si je cherchais un paysage européen. Et pour celui-ci, j’étais fascinée par cette plaine industrielle où j’avais déjà tourné un téléfilm pour Arte et de laquelle il suffit de lever les yeux pour découvrir un autre monde. Ce sont deux mondes qui communiquent peu : les plus riches viennent du monde entier, en haut, et ceux d’en bas vont rarement en haut. Et quand j’ai compris que ce qui allait tendre le film, c’était bien ce câble de la télécabine entre les deux, j’ai réussi à l’écrire. Et ces allers-retours qui rythment et donnent son battement de cœur au film impliquent l’idée de verticalité. Qui me semblait d’ailleurs plus casse-gueule que le panoramique qui est intrinséquement cinématographique. Mais l’ossature du film, oui, elle est vraiment verticale. Et je trouvais en plus que ça disait beaucoup sur le monde d’aujourd’hui, avec finalement une certaine économie de moyens cinématographiques. C’est un télé-cabine movie !
24I : On sent aussi que cette séparation entre les deux mondes passe vraiment par la mise en scène, plus que par des indications géographiques ou de scénario.
U. M. : Dès l’écriture, à la mise en scène puis à la mise en images, on a vraiment essayé d’aller contre les clichés. De façon bien simpliste, on pouvait voir tout ça comme une opposition riches/pauvres, la télécabine comme élévateur social… Oui, bien sûr, Simon veut s’élever, dans tous les sens du terme. Mais formellement, on a vraiment essayé en bas, en plaine, de ne pas tomber dans quelque chose de misérabiliste, de ne pas s’y complaire. Il n’y a pas de services sociaux, de police… Moi, je dis que ce film est une fable
24I : D’ailleurs, il n’y a pas d’adultes ou presque
U. M. : Non, à part les amants de Louise, il n’y a que des enfants en plaine. Et c’était vraiment un choix. J’avais d’ailleurs une scène avec des adultes que j’ai fini par couper au montage, car elle donnait un aspect plus réaliste, naturaliste… Et du coup, je crois qu’on finit, par ces petits détails, par faire ressentir la fable, sans avoir besoin de la dire. Home l’affirmait beaucoup plus ouvertement. C’est aussi pour cela qu’en bas, on a filmé en plan large pour qu’on puisse sentir la montage en arrière, alors qu’en haut, où on aurait pu filmer des paysages extraordinaires de beauté, on a plutôt décidé de suivre la fourmi au travail, de pénétrer les coulisses, de montrer le bas du haut, de façon plus serrée. La montage devient tellement proche du coup qu’elle semble écraser Simon. Sauf à la fin où la station est fermée, qu’il n’y a plus de neige et qu’il reste seul en redevenant pour la première fois un enfant et craque. Il est assis sur le télésiège et pour la première fois, il voit enfin la beauté du paysage, qui du coup est montrée pour la première fois en plan plus large. On a vraiment voulu complexifier cet axe riche/pauvre plus manichéen et cliché, ne pas tomber dans le misérabilisme, la tristesse. Le travail d’Agnès (Godard) qui a travaillé avec des couleurs différentes selon les périodes entre Noël, qu’elle a mis en lumière de façon très bleue pour rappeler les contes nordiques, et la fin de la saison de ski va aussi dans ce sens.
24I : Il y a notamment cette scène où Simon et Louise se retrouvent enfin, baignés dans une lumière très douce, très gracieuse, presque divine. Presque bressonienne… ?
U. M. : J’adore Bresson, c’est vrai. C’est marrant que vous disiez ça parce qu’en plus, cette scène, c’est vraiment un moment de basculement. Ils ont failli s’entretuer dans la boue juste avant, ils ne sont même plus dans les mots. Elle pleure, il la rejoint et il se dit « je suis un boulet pour cette femme », même s’il passe le film à essayer de racheter ça, là, il voit dans quel état il la met et il comprend qu’il faut qu’il parte. Ce sera la première fois puisque sinon, c’est toujours elle qui part. C’est un moment très important et j’aimais beaucoup cette lumière assez douce qui les transforme presque en deux anges qui pour la peine se retrouvent vraiment à nu. En fait, c’était un moment tellement important pour moi que c’est celui que j’ai utilisé en casting. Je fais habituellement rarement des scènes en casting, mais là, je voulais vraiment trouver cet état entre les deux, comme touchés par la grâce.
24I : D’un côté, on a cette grâce, de l’autre la dysfonction familiale comme source de liberté. Est-ce qu’on peut voir votre approche comme un entre-deux, justement, entre celle d’un Bresson et celle d’un Cassavetes ?
U. M. : J’adore les deux. Et c’est vrai que je me sens entre. C’est fou parce que c’est vraiment en voyant un film de Bresson que j’ai eu envie de faire du cinéma. Mes parents aimaient beaucoup le cinéma. Je me souviens à 8 ans, ils m’avaient réveillée la nuit pour que je voie Mon oncle de Jacques Tati qui passait à la télé ! C’était génial ! Ce sont des fous d’Hitchcock et moi aussi, du coup. Mais c’est vrai que quand ma sœur, qui était aux Beaux-Arts à l’époque, m’a dit : « ce soir, à la télé, il y a un film que tu dois voir ». J’avais 14 ans, c’était L’argent de Bresson et j’ai été bouleversée. Je n’aurais pas la prétention de dire que je l’ai compris, même aujourd’hui, je n’en suis pas sûre, mais j’étais bouleversée par la forme, ces acteurs qui jouaient un peu bizarrement, le travail sur le son, l’image, le montage… je me disais que le cinéma était un langage infini. Et là, le cinéma s’est mis à m’intéresser vraiment. Et cette émotion profonde que j’ai ressentie, je crois que c’est elle que je recherche à chaque film. Par contre, que ce soit dans l’écriture ou le travail avec Agnès, je ne cherche absolument pas la référence, on ne voit jamais d’autres films : on cherche vraiment la singularité du film, ce qui va nous permettre ensuite de jouer avec les genres, les formes… Je travaille bien plus facilement avec des photographies ou des peintures qu’avec d’autres films.
24I : Comment se passe la collaboration avec votre directrice photo, Agnès Godard ? À quel moment intervient-elle dans la conception du film ?
U. M. : J’admirais beaucoup son travail, et je voulais la rencontrer pour Home. En général, ce genre de rencontres avec un technicien dure une heure. Là, cinq heures après, on étaient encore en train de parler ! Ça a été un vrai coup de foudre artistique. Pour Home, je lui ai alors montré beaucoup de photos, mais comme le film était compliqué à préparer, qu’il fallait construire une maison, goudronner une autoroute, etc.. on a commencé notre travail ensemble très en amont, que ce soit dans la planification ou le découpage. Pour L’enfant d’en haut, on a eu moins de temps de préparation, mais c’était bien pour le film. On s’est surtout fixé des lignes de conduite : décoller du misérabilisme en plaine, oser les couleurs, éviter de se complaire dans la beauté des paysages, filmer les scènes en montagne comme s’il s’agissait des souvenirs de Simon plus tard, etc.
24I : Dans votre approche formelle, il y a quelque chose d’étonnant : c’est la brieveté des extraits musicaux que vous avez choisis
U. M. : À part à la fin ! Mais sinon, oui, c’est vrai. D’habitude, quand j’écris, j’écoute des musiques dont je me dis qu’elles pourraient être dans le film, ce qui arrive en général. Dans Home, je mélangeais du heavy metal, du jazz, du Bach, du Nina Simone… Et pour L’enfant d’en haut, pour la première fois, je n’avais aucune idée de musique ! Par contre, ça ne m’angoissait pas plus que ça. Je me disais que j’allais construire la bande-son sur les respirations, les chuchotements, les cris… Mais au moment du montage, ma monteuse m’ a dit « il serait temps que tu penses à ta musique » ! Et avec elle, on a pensé à une guitare très riche, à la PJ Harvey. À ce moment, j’écoutais son album avec John Parish, Dance Hall at Louse Point, dont le morceau « Girl » m’obsédait. Juste quelques notes de guitare avec la voix de PJ Harvey au loin, comme une sirène… Et je me suis dit, c’est la musique de Simon ! J’étais tellement obsédée que je l’ai mise partout (rires) et la monteuse m’a calmée ! Je l’ai gardée à quelques endroits et pour le reste, j’ai directement demandé à John Parish de faire la musique en lui, et me, disant que je ne voulais pas que ça fasse musique de film, que ce ne soit pas un son trop propre, mais qu’on entende le corps de l’instrument, les cordes, le côté un peu brut. Je déteste ces musiques plaquées. La musique doit rester de la musique ! Et je ne voulais pas trop en mettre et trouver la bonne distance, le bon dosage, parce que souvent, sans musique, les scènes m’apparaissent plus honnêtes.
24I : Finalement, est-ce que vous pourriez nous parler de vos deux acteurs : Kacey Mottet Klein et Léa Seydoux ?
U. M. : J’ai clairement écrit pour Kacey qui avait joué dans mon film précédent. Ca avait été une expérience tellement extraordinaire
24I :Vous êtes assez fidèle…
U. M. : Ah oui. Quand je suis en amour, comme vous dites, je suis extrêmement fidèle. Peut-être même trop ! Mais pour Kacey, c’est vrai qu’il avait seulement 7 ans et demi, c’était sa première expérience et je ne lui ai rien volé, je ne me suis pas contenté de prendre ce qu’il était à l’époque, mais on a passé des mois à travailler sur ce que c’est qu’incarner un rôle, lui faire prendre conscience de ce que c’est que d’être un personnage. Je voulais vraiment qu’il comprenne pour qu’ensuite, s’il en avait envie, il puisse tout faire. C’étaient des fondations très fortes et c’est en même temps assez terrible, parce que je l’ai fait naître comme comédien et du coup, je le connais par cœur. Sur L’enfant d’en haut, c’était extraordinaire, parce que toutes les bases étaient là et on a pu aller beaucoup plus loin. C’est comme avoir un Stradivarius ! Mais du coup, lui aussi me connaît par cœur et notre relation est un peu étrange… Là, j’ai plus travaillé comme avec un acteur professionnel, en détaillant la complexité de sa relation avec Louise, les principaux enjeux, son manque d’amour. Parce qu’au début, lui et Léa jugeaient beaucoup leurs personnages, ils avaient beaucoup de mal… Simon est à la fois victime et bourreau, mais il reste un enfant. Et elle aussi a une humanité, malgré sa cruauté, ses mensonges. Et c’était un défi pour moi de faire en sorte qu’on ne les juge pas. Il fallait surtout que Léa et Kacey ne les jugent pas, justement pour pouvoir aller dans leurs zones d’ombre, leurs failles. Pour ce faire, Kacey a eu besoin de ne pas se laisser envahir par Simon. Parfois, il mettait à distance ce personnage en l’insultant et c’était très sain, je crois.
Léa, pour être honnête, le rôle n’a pas été écrit pour elle. Je pensais à quelqu’un d’autre. J’avoue que je préfère écrire en ayant quelqu’un en tête, même si ça ne se réalise pas au final. Et du coup, pour L’enfant d’en haut, j’ai du faire un casting. J’ai vu à peu près 8 comédiennes, Léa est venue à la fin et quand je l’ai vue, j’ai compris plusieurs choses comme le fait qu’il fallait que je me débarrasse de l’aspect plus social du film qui, sur scénario, était plus présent. Quand j’ai vu Léa, j’ai compris que je pouvais davantage faire confiance à son personnage qu’au côté social qui m’intéressait moins. Parce que s’il y a un contexte social, c’est plus un film politique, je crois. Et Léa a cette allure indéfinissable, on ne sait pas en la voyant de quel milieu elle peut venir, elle ne porte pas de fatalité sociale et j’aimais beaucoup ça qu’on sente la part d’ombre, le trouble qu’elle porte sans jamais pouvoir la définir, la saisir. Ça correspondait bien à Louise qui est un personnage en colère, porteuse de douleur et de tristesse, mais aussi de fragilité. Et Léa, on a aussi beaucoup de mal à lui donner un âge, ce qui était génial pour le rôle.
24I : Et que voulez-vous dire quand vous dites que c’est un film plus politique que social ?
U. M. : Ce n’est pas un film qui dénonce, qui met en cause les institutions. Les personnages ont aussi l’art de se mettre dans la mouise eux-mêmes. Dans Home, c’était pareil ! Là, Louise pourrait demander l’aide des services sociaux, mais elle en a marre, elle est en colère, on sent que c’est quelqu’un qui a démissionné. Et les causes de leur situation ne sont pas que sociales. Simon, lui, a tout compris au capitalisme, il sait comment fonctionne ce monde, et il pense qu’on peut tout acheter, même l’amour, c’est terrible. Contrairement à elle qui est plus anarchique, toujours dans la fuite. Et à travers eux, ce sont deux visions du monde littéralement différentes, qui symbolisent aussi deux générations différentes, qui s’entrechoquent. C’est en ça, je crois, que c’est plus un film politique que social. Je crois que je ne ferais jamais un film vraiment social, parce que je crois que les causes de ce qui arrive sont aussi à chercher chez les personnages, directement. C’est un grand débat, mais pour moi, le cinéma, c’est la fiction, l’imaginaire et si le réel n’aide pas, mes personnages sont aussi un peu responsables de ce qui leur arrive.
Propos recueillis par Helen Faradji le 19 octobre 2012, au Festival du Nouveau Cinéma.
La bande-annonce de L’enfant d’en haut
21 juin 2013