Entrevues

Vidéographe 50 ans. Un événement. Des événements.

par Fabrice Montal

À l’occasion des 50 ans du Vidéographe, centre d’artistes voué à la recherche et à la diffusion de l’image en mouvement à Montréal, Fabrice Montal s’entretient avec les cinéastes Pierre Hébert et Luc Bourdon. Pour marquer cet anniversaire, Luc Bourdon a conçu deux programmes de films qui sont actuellement diffusés dans le cadre du FIFA (Festival international du film sur l’art): Le théâtre de mes images et Performance pour un écran.

 

Fabrice Montal. Le Vidéographe célèbre ses 50 ans. Du guichet d’accès communautaire jadis situé sur la rue St-Denis à l’important distributeur et diffuseur de la création indépendante canadienne que cet organisme est devenu, quel fut en quelques lignes son parcours ? Il est vrai qu’il s’agissait au départ d’une initiative qui s’inscrivait dans le projet d’intervention sociale Société Nouvelle/Challenge for Change de l’Office national du film du Canada. De ce concept communautaire initial, rêvé par Robert Forget, que reste-t-il ?

Pierre Hébert. Je dirais d’abord qu’en 1971, j’étais un employé de l’ONF et que je connaissais bien Robert Forget, et que j’ai été un témoin assez direct, sur la bande, de la création de Vidéographe et que j’étais un peu jaloux de cette aventure. Cinquante ans plus tard, je me retrouve au C.A. de cet organisme. Depuis, la terre a fait plusieurs révolutions et Vidéographe a évidemment changé au cours des années. Je connais surtout les quinze ou vingt dernières années, les années post-révolution numérique, qui suivent l’apparition et la généralisation des nouveaux outils. Le moment où la dichotomie cinéma/vidéo analogique a été balayée. C’est bien cette conjoncture qui a fait que pour moi qui venait du monde du cinéma, il a été naturel que, comme cinéaste indépendant, je trouve finalement ma place à Vidéographe. Cette mutation technique essentielle ainsi que d’autres circonstances ont mené, au cours des dernières années, Vidéographe à prioriser sa mission de distribution et de diffusion, ce qui s’accompagnait nécessairement d’une attention particulière pour la valorisation de son importante collection, donc une attention pour son histoire. Et aussi une préoccupation pour ne rien rejeter des différentes époques de son histoire et pour rester fidèle à toutes les impulsions qui, décennie après décennie, l’ont constituée. En ce qui concerne le « guichet d’accès communautaire » du tout début, dont tu parles, il correspondait tout à fait à l’esprit de l’époque mais Vidéographe n’aurait pu se pérenniser sur cette base. Rapidement, un noyau de vidéastes s’est formé autour dudit guichet et c’est ce qui a permis à Vidéographe de s’affranchir du lien avec l’ONF. L’existence de tels noyaux de créateurs au cours des années a été la condition essentielle à la survie de Vidéographe. Cependant la volonté sociopolitique, présente à l’origine, n’est pas disparue; elle prend d’autres formes adaptées à l’époque. Ainsi l’idée de rendre la vidéo accessible à ceux et celles qui n’y ont pas nécessairement accès se concrétise aujourd’hui dans ce qu’on appelle des « programmes de médiation culturelle », notamment par exemple, par l’action de Vidéographe auprès des jeunes de la Maison d’Haïti.

Luc Bourdon. De 1981 jusqu’au début des années 2000, j’ai bien connu la communauté d’artistes et de vidéastes travaillant au Vidéographe. Le médium y jouait un rôle central et vital pour l’organisme alors qu’il était l’un des rares centre d’accès à la vidéo existant au Québec. Les membres y trouvaient des équipements qu’ils pouvaient louer à prix abordable tandis que les discussions sur les techniques du médium et ses évolutions faisaient partie du quotidien du groupe.

Dans les années 1980, faire de la vidéo était nécessairement un acte plutôt marginal…. Il faut se souvenir qu’on regardait la vidéo strictement sur des moniteurs et que la grande majorité des œuvres produites étaient des documentaires engagés, éducatifs ou des œuvres personnelles jouant avec les limites fort nombreuses d’un médium peu ou pas connu du grand public.

Les réalisations pouvaient bénéficier d’un circuit non traditionnel de diffusion en circuit fermé que la SOGIQ (ancêtre de la SODEC) qualifiait de « marché secondaire ».

Le Vidéographe était donc un lieu d’accueil pour une nouvelle génération qui s’intéressait à faire des images autrement que celles réalisées par la télévision ou le cinéma. Nous nous battions avec une technologie analogique balbutiante qui possédait bien des défauts, mais aussi de grandes qualités telles que sa mobilité, sa légèreté, sa maniabilité, sa portabilité, son instantanéité et une économie de moyens permettant d’accéder à la réalisation d’images en mouvement.

Au fil du temps, l’évolution de la vidéo a été fulgurante et, à l’aube des années 2000, l’avènement des petites caméras et des premiers systèmes de montage numérique a transformé tous les paramètres de création et de diffusion d’un médium qui s’était avéré, dès ses débuts, un acteur important du mouvement de démocratisation des outils de communication. L’histoire du Vidéographe est donc intimement liée à cette évolution d’un médium qui aujourd’hui est présent dans toutes les sphères de notre société (et ce, dans tous les milieux et sous toutes sortes de formes).

La notion de collectif ou de centre d’artistes a ainsi nécessairement évolué dans le temps. Le Vidéographe a dû s’ajuster aux besoins de ses membres qui sont devenus de plus en plus autonomes quant aux outils de production. De fait, selon moi, le Vidéographe a été obligé de faire plusieurs exercices de recadrage pour répondre aux besoins exprimés par ses membres tout en se conformant à des règles de plus en plus nombreuses et dictées par les bailleurs de fonds qui, eux aussi, ont évolué et grandi au fil des dernières décennies.

Que reste-t-il de la rue Saint-Denis et du projet initial ?

Nous rêvions d’un standard unique et universel pour la technologie vidéo… Force est d’admettre que nos outils, nos procédés, nos techniques et nos œuvres sont confrontés à une obsolescence programmée, désirée, acceptée et vendue sans vergogne par des compagnies dont l’éthique est à questionner… Reste la volonté de transformation de nos imaginaires par le biais d’une image et d’un son permettant de nouveau d’être happé par ce « je vois » des vidéographes qui se (re)trouve dans une collection couvrant cinq décennies de création. 2300 œuvres… Ce n’est pas rien. Je dirais même que c’est un trésor collectif !

F.M. Certes, nous sommes loin de l’époque où les artistes de The Kitchen (New York) venaient monter leurs bandes au Vidéographe car ils n’avaient pas d’équipements aussi sophistiqués aux États-Unis au début des années 1970. Avec l’évolution des moyens de production/création et leur démocratisation (coûts, taille, etc.), permettant aux artistes d’être de plus en plus autonomes, quelle est la place dévolue à la création en 2021 au Vidéographe ? Comme créateurs, vous arrive-t-il d’utiliser les équipements de l’organisme ?

P.H. Je suis un exemple assez typique des nouveaux membres de Vidéographe. Je suis entré en contact avec le centre en 2003 pour la distribution de mon premier film « après-ONF ». Je disposais déjà de la batterie d’outils numériques qui me permettaient de produire de façon autonome. Je n’avais donc pas besoin de soutien de production, de louer de l’équipement de tournage ou des salles de montage. Mon implication dans Vidéographe s’est essentiellement développée sur la base de ses activités de distribution et de diffusion. Je n’ai donc jamais loué d’équipement. Il y a beaucoup d’artistes qui sont plus ou moins dans cette même situation. Ça varie selon les besoins et les exigences. Certains par exemple continuent à avoir besoin de l’accès à des caméras plus sophistiquées, trop coûteuses pour les posséder soi-même. Mais de façon générale, le besoin de l’accès à de l’équipement, qui avait été une des missions centrales des centres d’artistes en vidéo, s’est énormément contracté. Il y a quelques années, Vidéographe a décidé de redéfinir sa mission en abandonnant le maintien et l’offre d’un parc d’équipement et de se concentrer sur ses activités de distribution et de diffusion. Outre le constat de la diminution de la demande, il y avait plusieurs aspects à cette décision. Premièrement, il y avait que le cycle de vie des équipements était devenu nettement plus court. Pour maintenir une offre significative, les immobilisations nécessaires dépassaient largement les capacités du centre qui alors se débattait encore avec une situation financière critique héritée des ratés de l’implantation initiale de Vithèque, notre plateforme de distribution en ligne. Un vrai psychodrame des aléas du changement technologique. Heureusement, la situation financière du centre s’est assainie et n’est plus en péril.

Deuxièmement, et au-delà de ces questions d’offre et de demande, il y avait de toute façon une préoccupation grandissante pour une certaine spécialisation de la mission des différents centres d’artiste. Les subventionneurs publics nous incitaient assez fortement à aller dans cette voie. Et en réalité, la situation l’imposait. Il fallait que nous reconnaissions que sur le plan de la location d’équipement, Main Film avait beaucoup plus d’acquis et de capacité que Vidéographe. Le C.A. a décidé, sur la base d’une entente de coopération, de diriger les membres vers Main Film pour les besoins d’équipement et de confier à Main Film la gestion de ce qui restait d’utile dans notre parc d’équipement. Ainsi, de plus en plus, la nécessité de se situer dans l’écologie des divers centres d’artistes s’est imposée dans les décisions d’orientation. Vidéographe s’est mis à jouer un rôle moteur dans la mise en place de projets qui impliquaient la contribution concertée de plusieurs centres d’artistes. Ainsi, le soutien à la production a pris d’autres formes, différentes de la mise à disposition traditionnelle d’un parc d’équipement.

Un tel resserrement de la mission imposait par ailleurs de reconsidérer les bases du membership. Pendant longtemps, devenaient membres les artistes qui avaient besoin de louer de l’équipement. Aujourd’hui, le besoin de distribution et de diffusion n’est pas tout à fait de même nature ; il peut sembler moins concret et moins vital. Le lien des artistes avec le centre doit alors se situer directement au niveau de la volonté des membres de participer à l’autogestion du centre et de s’assurer que ses activités se déroulent selon la mission artistique.

L.B. Je n’ai pas utilisé d’équipements de tournage ou de montage du Vidéographe depuis fort longtemps (soit en1998 pour la réalisation de QUESTION DE BANDE) …

Cela dit, j’ai tout de même assisté et vu le changement expliqué par Pierre quant à la spécialisation / réorientation des centres d’artistes.

F.M. Pour finir, plusieurs événements ponctuent ce cinquantième anniversaire du Vidéographe. Luc Bourdon, à l’invitation de l’organisme, tu as conçu dans le cadre du FIFA deux programmes à partir du catalogue de distribution du Centre. Peux-tu nous en parler un peu ? Quel a été ton angle d’attaque ?

L.B. Le projet LES VIDÉOGRAPHES a paradoxalement pris naissance à la suite de la disparition du vidéaste Marc Paradis à la fin de l’été 2019. Peu après son départ, une réflexion sur les lieux, les actes et les périodes vécues m’a happé de plein fouet…

Cela m’a pour ainsi dire fait prendre conscience que la marche du temps est inéluctable.

J’ai réalisé aussi que ce Vidéographe fêterait ses 50 ans d’existence en 2021 !

Et que 50 ans de création, c’est rare!

Le projet est donc né de ces faits et d’une envie de parcourir la collection Vidéographe.

J’ai rédigé les prémisses du projet de diffusion LES VIDÉOGRAPHES pour le concours de Résidence de recherche et de commissariat du Vidéographe de janvier 2020.

Le projet fut bien accueilli et m’a permis, en collaboration avec Karine Boulanger et Denis Vaillancourt, de débuter les travaux de recherche en août 2020. Travaux qui ont mené à une sélection de programmes dédiés à une diffusion dans les festivals d’ici et à l’étranger et qui sera suivi d’un cycle de 5 programmes qui seront diffusés à la Cinémathèque Québécoise en novembre 2021.

Pour le FIFA, j’ai tablé sur la tradition des artistes de la performance et de la scène qui ont notamment exploré l’univers de l’autoportrait, de l’auto-filmage et de la représentation de soi à l’écran.

Ce théâtre intime – celui du moi et du je – est clairement inscrit dans la collection et permet de souligner la pratique d’auteurs et d’autrices qui font partie d’une même culture, d’une même famille, et plus largement de celle de la tribu des vidéographes.

 

Image d’en-tête: © Chantal duPont, Du front tout le tour de la tête, 2000


23 mars 2021