Années 1990 – Portraits d’une décennie au cinéma
Numéro : 207 - été 2023Introduction
« Be kind, rewind »
Par Sylvain Lavallée
Décennie de la fin du cinéma pour les un·e·s et d’un renouveau pour les autres, les années 1990 sont écartelées entre des tendances et des visions hétéroclites, voire antithétiques.
En 1995, le cinéma fêtait son centenaire ; l’année suivante, il était déjà déclaré en décomposition sous la plume inquiète de Susan Sontag. Publié dans le New York Times, l’article « The Decay of Cinema » a fait couler beaucoup d’encre en entamant une discussion qui a été reprise encore et encore, le septième art n’ayant cessé d’être déclaré mort depuis. La vénérable autrice y défendait la nécessité de voir les films sur grand écran et déclarait en même temps la mort de la cinéphilie : si le cinéma se meurt, ce serait avant tout parce que nous ne l’aimons plus assez en le regardant en solitaire dans nos salons, et en le contrôlant depuis une manette de plastique capable d’en stopper le déroulement.
Pour tous ces cinéphiles qui, comme le présent critique, grandirent avec les clubs vidéo et une télévision publique diffusant régulièrement de grands classiques, une telle déclaration apparaît farfelue. On aurait envie de répondre qu’il suffisait d’errer dans les allées des défunts temples des VHS pour sentir la multitude de possibilités, celles qui se terraient dans une histoire encore à découvrir (pour le néo-cinéphile), celles provenant des quatre coins du monde, et celles de l’actualité ornant les murs. Le cinéma avait une présence physique, il s’étalait devant nos yeux et nous séduisait par ses pochettes aux images et aux textes appelant l’imagination, alors que l’espace limité permettait de nous mettre en contact avec suffisamment de diversité pour nous faire ressentir en même temps tout ce qui manquait, les titres que nous savions absents invitant à rêver à ceux dont nous ne soupçonnions pas l’existence. Rien ne semblait aussi vivant.
LA MORT ET LE RENOUVEAU
Il ne s’agit pas ici de répondre au débat lancé par Sontag, le sentiment de fin du monde qu’elle exprimait ne pouvant pas être pris à la légère : aussi réactionnaire puisse sembler sa déclaration, elle témoignait d’une fin réelle, notamment celle de la cinéphilie telle qu’elle a été pensée pendant longtemps, comme une forme de culte qui a besoin du lieu sacré de la salle pour faire vivre sa dévotion. Ce bouleversement, accompagné par les développements du cinéma numérique et de la montée en puissance de la forme du blockbuster, avec des budgets toujours plus démesurés, est assez important pour justifier cette inquiétude. D’ailleurs, elle se retrouvait aussi dans certains films, ne serait-ce que dans le renouveau du cinéma apocalyptique aux États-Unis.
Plutôt que d’opposer l’argument de la décadence à celui de l’effervescence, il vaut mieux comprendre les années 1990 par la juxtaposition de ces postures contradictoires, par le fait que la décennie connaîtra autant de naissances que de disparitions, non pas seulement de cinéastes ou de genres (c’est le cas dans chaque décennie), mais plus fondamentalement de certaines visions du cinéma, certaines cinéphilies, formées à travers les pratiques et les contextes de réception. La richesse de la décennie provient précisément du fait qu’il s’agit d’une période de transition, avec tout ce que cela comporte de naïveté face à l’avenir (les représentations joyeusement datées des ordinateurs) et de craintes (le sentiment paranoïaque, qui se justifie aussi à plus large échelle par le climat politique et l’imminence du nouveau millénaire). Et comme dans toute transition, certaines choses se perdent alors que d’autres se gagnent, on cherche à préserver le passé comme à penser le futur, et le sentiment de deuil se fait un contrepoint précieux à celui, optimiste, de curiosité pour l’inconnu qui se présente.
LES VITESSES DE LA DÉCENNIE
Les années 1990 se caractérisent ainsi par un trop-plein, un excès, en même temps qu’il y a un sentiment d’accélération, associé souvent au rythme d’un capitalisme vorace, dont témoignent plusieurs films, par exemple ceux optant pour cette esthétique de la frénésie dont Michael Bay était le meilleur représentant. Aux États-Unis du moins : l’industrie de la vidéo au Japon (le V-Cinema) poussait le principe encore plus loin, et à Hong Kong le cinéma populaire privilégiait une cadence effrénée avec des péripéties qui s’empilent sans trop de souci de vraisemblance dramatique. Au même moment, un pan du cinéma d’auteur semble vouloir s’opposer à ce « rapide » en favorisant le « lent ». L’expression de slow cinema n’apparaît pas avant le nouveau millénaire, mais la tendance (du moins sa version plus radicale) commence déjà avec les débuts de Tsai Ming-liang et de Pedro Costa, ou avec Sátántangó (1994), l’œuvre monumentale de Béla Tarr, des projets qui proposent des expériences sur la durée. Et entre les deux, nous avons un cinéaste comme Wong Kar-wai, dont le travail durant cette décennie repose sur une sorte de collage de temporalités et de récits, une superposition de deux vitesses (un avant-plan au ralenti et un arrière-plan en accéléré) créant le sentiment de décalage ressenti par les personnages.
Ces phénomènes s’expliquent en partie parce que les nouveaux outils technologiques facilitaient autant la distribution que la manipulation des œuvres (avant qu’elles ne deviennent du « contenu ») : le passé semble s’empiler sur le présent, et la multiplication des lieux de distribution (non seulement avec les clubs vidéo, mais aussi de nombreuses salles spécialisées) donne accès à une variété de cinémas. Sans compter que les œuvres elles-mêmes se font foisonnantes : en musique, cela se traduit par la pratique grandissante de l’échantillonnage et, au cinéma, par des films de plus en plus référentiels et assumant une part d’éparpillement – bien au-delà de l’évidence des États-Unis et des auteurs comme Quentin Tarantino. Il suffit de penser à un succès comme On connaît la chanson (1997) en France, les jeux de mondes parallèles de Cours, Lola, cours! (1998), l’esthétique déjantée d’un Takeshi Miike, etc.
« Be kind, rewind », pour reprendre le mot d’ordre inscrit naguère sur nos VHS louées, les films ne suivent plus le flot linéaire du cinéma en pellicule, mais peuvent emprunter les explorations temporelles que les spectateur·rice·s devenu·e·s usager·ère·s apprennent à utiliser au même moment. Le magnétoscope permettant d’enregistrer une émission tout en en regardant une autre en même temps avait tout d’une invention de science-fiction rappelant les déclinaisons des mondes possibles, dans Cours, Lola, cours!, justement, mais aussi dans Smoking/No Smoking (1993)ou Sliding Doors (1998). C’est d’ailleurs pourquoi les clubs vidéo demeurent l’un des meilleurs emblèmes de l’époque : parce qu’ils signalent cette « mort » du cinéma en amenant le public vers le salon et vers un format permettant la manipulation des œuvres, parce qu’en même temps le lieu contient entre ces murs cette diversité (le passé et l’actualité, le local et l’international), parce qu’il représente ainsi une autre forme de cinéphilie, non moins vivante que la précédente, parce qu’il s’agit d’un espace finalement éphémère, se trouvant en plein cœur de cette période de transition.
« IL NE S’EN FAIT PLUS DES COMME ÇA… »
Depuis 2023, la tension entre ce qui apparaît et ce qui disparaît est parfaite pour nourrir la nostalgie et le sentiment du « il ne s’en fait plus des comme ça », puisqu’en effet les changements majeurs qui s’amorçaient à l’époque ont changé le visage non seulement de l’industrie hollywoodienne, mais aussi de ce que l’on appelait naguère le cinéma de répertoire (terme qui semble d’ailleurs être mort en même temps que les derniers clubs vidéo). Les années 1990 voient, par exemple, la dernière vague importante de ce que l’on appelait les cinémas nationaux (entre autres, à l’époque, ceux d’une Europe de l’Est déchirée après la chute de l’URSS), avant que ce ne soit ramené vers une catégorie plus apolitique comme celle de cinéma d’auteur, divisée dans des tendances que l’on regroupe selon des esthétiques plus que des origines : un Theo Angelopoulos devient aujourd’hui un précurseur du slow cinema, un des grands maîtres du plan séquence hypnotique, bien avant d’être un cinéaste grec, préoccupé par l’histoire et la politique de son pays.
Nostalgiques, nous pouvons donc l’être à plusieurs égards, mais il est certain que la frange du cinéma contemporain la plus évidemment tournée vers le passé se concentre sur la culture populaire occidentale : Yellowjackets, Wednesday, That ‘90s Show, Fear Street 1994, les suites ou reboot de Candyman et Scream… Il semble bien qu’après une longue période où le cinéma et la télévision étaient obsédés par les années 1980, nous en arrivons en toute logique à l’étape suivante. Il s’agit encore d’une tendance assez jeune, circonscrite aux États-Unis, mais on ne risque guère de se tromper en pariant qu’elle prendra de l’ampleur prochainement – le moment apparaît donc opportun pour se tourner vers la décennie 1990 et tenter de cerner à la fois comment elle s’est représentée à travers le cinéma, et qu’est-ce que notre distance temporelle permet de mieux voir, de revisiter autrement.
S’il est toujours impossible de résumer en quelques dizaines de pages l’entièreté d’une décennie de cinéma mondial, l’exercice est d’autant plus ardu lorsque celle-ci apparaît foncièrement éclatée, lorsqu’elle se présente comme l’un des tournants les plus fondamentaux dans l’histoire du septième art. La sélection effectuée pour ce dossier se compare ainsi au travail d’un gérant de club vidéo : nécessairement incomplète, fruit de choix éditoriaux et de préférences personnelles, essayant de combiner l’attrait du cinéma populaire (d’ailleurs en grande forme à l’époque, en France et au Québec autant qu’à Hollywood) à des œuvres injustement oubliées, afin de peindre un portrait du cinéma à travers une galerie de tendances, de titres, de cinéastes.
« Soyez sympas, rembobinez », bref, et faisons marche arrière avec nos mémoires pour revisiter l’hétéroclisme et la vivacité d’une décennie particulièrement riche.
2 juin 2023