Pellicule et pixels – Incursions dans la direction photo contemporaine
Numéro : 208 - automne 2023Introduction
Penser l’image à l’ère numérique
Par Bruno Dequen
Longtemps associé au montage et aux effets spéciaux, l’irrésistible virage numérique du cinéma entrepris dans les années 1990 aura pris davantage de temps avant d’envahir le domaine de la prise de vue.
« Le cinémascope, c’est pas fait pour les hommes, mais pour les serpents et les enterrements. » La célèbre boutade de Fritz Lang dans Le mépris, exemplaire d’une certaine forme de résistance à l’avènement de nouveaux outils, permettrait-elle d’expliquer un tel délai ? En 1963, la réponse n’était déjà pas si simple, et Godard s’amusait d’ailleurs à brouiller les pistes. Outre le fait que Le mépris usait d’un somptueux cadre panoramique pour observer de façon macroscopique la désintégration microscopique d’un couple, le cinéaste franco-suisse n’était pas sans savoir que le maître allemand avait lui-même brillamment utilisé dès 1955 le large format MetroScope pour son film Moonfleet. Pour couronner le tout, rappelons que les propos de Lang étaient en fait une citation tirée d’un entretien avec Orson Welles publié en 1958 dans la revue Arts…
S’il faut ainsi clairement prendre la résistance de Lang au cinémascope avec des pincettes, il n’en demeure pas moins que ce dernier évoque un aspect crucial du cinéma que notre dossier tente de creuser par rapport aux œuvres contemporaines : la réalité du travail de direction photo et l’impact que les changements technologiques peuvent avoir sur la façon de représenter le monde. Comment travaillent et que pensent les directeurs et directrices photo à l’ère du numérique ? Ces deux questions ont guidé la mise en place d’un dossier qui fait la part belle aux entretiens, tout en abordant certaines tendances actuelles, de l’usage persistant de la pellicule à l’obsession du plan séquence, en passant par de multiples rapports éthiques à l’image.
UNE TRANSITION INÉVITABLE
Malgré la sortie dès l’été 2002 de l’épisode II de Star Wars, premier long métrage d’envergure commerciale entièrement tourné en numérique, il faudra attendre une dizaine d’années avant que les caméras numériques ne supplantent la pellicule pour de bon dans l’industrie du cinéma. Si l’entrepreneur George Lucas a dû trouver ce temps long, cette lente transition de la production industrielle ne reflète pas la réalité du cinéma dans son entièreté. En effet, dès la fin des années 1990, des formats comme la MiniDV étaient abondamment utilisés dans le cinéma documentaire et les productions indépendantes. Pensons notamment aux premières œuvres de Denis Côté pour prendre un exemple québécois.
Si la direction photo numérique s’est implantée plus vite dans les œuvres indépendantes, il importe toutefois de souligner que cette transition était à l’époque liée à des enjeux plus pratiques qu’esthétiques, à l’image de Tangerine (2015), le fameux premier long métrage de Sean Baker que ce dernier a pu tourner à faible coût sur iPhone. De même, c’est avant tout le faible coût des caméras MiniDV, leur capacité à enregistrer de longues prises et leur portabilité qui ont motivé des cinéastes comme Pedro Costa et Wang Bing à les adopter pour les tournages au long cours de Dans la chambre de Vanda (2000) et À l’ouest des rails (2003). Pour le cinéaste portugais comme pour le documentariste chinois, le numérique était le seul outil qui pouvait leur permettre d’inventer de nouvelles approches de tournage fondées sur un long travail d’immersion, d’écoute et d’improvisation auprès des communautés qu’ils désiraient représenter. Ces approches ont-elles eu un impact esthétique sur le type d’images proposées ? Bien entendu. C’est à partir de Dans la chambre de Vanda que Costa a commencé à travailler comme un peintre les possibilités de sous-exposition qu’offraient ces caméras, atteignant des sommets inédits de contrastes crépusculaires dans Vitalena Varela (2019). Pour Wang Bing, c’est toute une esthétique du long tracking shot immersif, désormais omniprésent dans le cinéma documentaire contemporain, qui va résulter de son utilisation précoce de la MiniDV.
Aussi influentes soient-elles, ces nouvelles images avaient toutefois en commun un niveau de résolution inférieur à celui des caméras traditionnelles. Si David Lynch a su en faire le sujet même de son Inland Empire en 2006, exploitant la texture trop crue de la MiniDV pour mieux démythifier le cinéma et l’emporter vers les cauchemars du réel, nombre de directeurs et directrices photo ont attendu que la technologie numérique puisse remplacer sans perte de qualité notable la pellicule avant de faire le saut. Karim Hussain rappelle ainsi qu’il lui a fallu attendre 2011 pour trouver une caméra capable de rivaliser sérieusement avec ses outils traditionnels. Son expérience représente bien le moment où la transition s’est achevée. Deux ans plus tard, les caméras numériques étaient devenues la norme.
ENTRE LA LIBERTÉ SANS LIMITES ET LE BESOIN DE CONTRAINTES
L’impact immédiat du numérique sur la direction photo pourrait être succinctement résumé en deux mots : mobilité et obscurité. Comme le rappelle Sylvain Lavallée dans son texte sur Michael Mann, un des rares cinéastes grand public avec Ang Lee à avoir tenté de penser les nouvelles possibilités qui s’offraient à lui, c’est à travers la spectaculaire mobilité des caméras virtuelles et la capacité à filmer de nuit en éclairage presque naturel que Mann a su développer un langage mélancolique propre à notre époque. Cette année, Vincent Biron et Pascal Plante ont également voulu profiter de la capacité nocturne des nouvelles caméras afin d’accentuer l’impact de la lumière des écrans sur le visage de leur protagoniste des Chambres rouges, tout en faisant ressortir la froideur de l’image numérique pour les scènes de procès. De leur côté, Etienne Roussy et Léna Mill-Reuillard, qui travaillent en documentaire comme en fiction et ont collaboré sur les films de Geneviève Dulude-De Celles, soulignent qu’ils ont en commun une prédilection pour la caméra à l’épaule et le plan séquence, une démarche qu’ils apprécient pour sa capacité à capter l’essence et l’énergie d’une scène.
Bien entendu, de nouvelles possibilités encouragent souvent des tendances qui, si elles ne sont pas accompagnées d’une véritable réflexion éthique et esthétique, finissent par épuiser la portée des images. Autrefois utilisé avec parcimonie, le plan séquence est ainsi devenu aussi omniprésent que systématique dans le cinéma contemporain, à l’image de l’immédiatement oubliable Extraction 2 (Sam Hargrave, 2023), énième film générique de Netflix à mettre de l’avant sa capacité à proposer une scène d’action sous la forme d’un plan séquence de 14 minutes. Uniquement motivé par le besoin de faire ressentir viscéralementle parcours semé d’embûches de son superhéros mercenaire, le film ne fait que reproduire sans imagination le cadrage et la mise en scène de ses nombreux prédécesseurs. On pourrait en dire autant de l’utilisation plus qu’abusive des plans filmés à partir de drones. S’ils ont permis aux cinéastes bénéficiant de budgets limités d’ajouter les plans aériens à leur palette visuelle, ces plongées de moins en moins justifiables font désormais partie de la quasi-totalité des documentaires cherchant à séduire les plateformes de diffusion.
Si des cinéastes comme James Cameron continuent de défricher avec passion les possibilités infinies que peuvent offrir des caméras et des environnements de tournage totalement détachés des contraintes du réel, plusieurs cinéastes, directeurs et directrices photo privilégient pourtant encore le tournage sur pellicule. Au-delà des artistes les plus nantis à la Christopher Nolan ou Quentin Tarantino, ce choix à contre-courant est avant tout lié pour plusieurs aux contraintes créatives stimulantes que la pellicule impose, comme le dit Isabelle Stachtchenko, qui travaille encore souvent en 16 mm. Car l’ère du numérique n’a pas supprimé toutes les autres options, en témoigne le texte de Ralph Elawani sur la « communauté Bolex » qui clôt le dossier.
PENSER L’IMAGE
Parler de direction photo, c’est parler de technique. À travers nos quelques incursions permettant de mieux comprendre la réalité du travail des artistes du cadre et de la lumière, ce sont pourtant moins les considérations purement matérielles que les nécessités thématiques et narratives qui ressortent. Avoir la bonne distance, représenter adéquatement le cheminement interne d’un personnage, développer une approche éthique, reproduire le plus fidèlement possible les intentions de réalisation, etc.
Malgré les profonds bouleversements technologiques de la dernière décennie, le travail de direction photo demeure ainsi heureusement fondé sur les mêmes principes qui ont guidé les artistes de l’image depuis toujours. Actuellement, la différence se fait davantage sur le plan de la multiplicité des options disponibles. Un éventail jamais vu qui pourrait être résumé de façon caricaturale en superposant Godard et son exploration du 3D à l’aide de multiples microcaméras sur Adieu au langage (2014) et Nolan plaçant une imposante caméra pellicule IMAX au plus près du visage de Cillian Murphy sur le tournage de Oppenheimer (2023). Comme le souligne notre couverture réalisée à partir d’une photo retouchée du tournage de The Soldier’s Lagoon, le prochain film de Pablo Alvarez-Mesa, l’omniprésence du numérique co-existe bien avec des caméras d’une autre époque. Si la pellicule permet à Alvarez-Mesa de mieux transmettre « l’écho d’un passé qui hante encore les lieux » dans Bicentenario (2021) selon Samy Benammar, c’est au contraire de l’hyper-résolution du numérique qu’avait besoin Tsai Ming-liang pour faire ressortir au plus près la violence de la pluie et du vent sur le visage de Lee Kang-sheng dans Stray Dogs (2013). Dans un cas comme dans l’autre, c’est la parfaite adéquation de l’outil avec le regard proposé sur le monde qui transparaît. C’est pourquoi nous avons évité d’aborder la direction photo contemporaine sous l’angle d’une compilation des « plus belles photos » des dernières années. Ultimement, c’est la pensée derrière l’image qui importe.
10 septembre 2023