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Revue

Travailleurs, travailleuses – Les métiers du cinéma à l’écran

Numéro : 209 - hiver 2023

Introduction

Dans la famille cinéma, je demande…

 Par Julien Fonfrède

Cela fait un certain temps que germe ce dossier, qu’il se bouscule et se transforme au gré des sorties de films et d’une actualité quelque peu chaotique des industries cinématographiques à travers la planète. L’idée de départ est simple : parler différemment du cinéma, le faire par l’intérieur et à l’envers. C’est-à-dire refouler, si possible, au préalable, la critique, l’analyse et l’éternelle recherche d’enjeux politiques ou sociaux au profit d’un regard portant sur la création au jour le jour, sur ces actes et ces gestes qui font les films, au quotidien et à répétition. Surtout et avant tout, donc, parler de celles et ceux qui travaillent dans l’industrie, de leur monde, leurs métiers, leurs réalités (de vie et de travail), et cela vu par le cinéma. Vérité, mensonges, stéréotypes, évidences, à eux de juger, à nous de comprendre et à tous, quoi qu’il arrive, de réfléchir.

Travailleuses, travailleurs ! Ici, nul sous-entendu trotskiste, et toute ressemblance avec des organisations ou personnages ayant existé (comme Lutte ouvrière, en France, et Arlette Laguiller, sa porte-parole de 1973 à 2008) serait purement fortuite. Il s’agit plutôt et tout simplement de l’énonciation d’un fait. Les travailleuses et travailleurs de l’industrie du cinéma sont au cœur de ce dossier, et leurs métiers en sont le sujet. Il y est, dès lors, question de films dans les films et de cinéma sur le cinéma – l’occasion de réaffirmer ce qu’on a trop souvent tendance à perdre de vue : que faire du cinéma c’est avant toute chose un métier, plein de métiers. Une affaire d’expertise donc, de vocation aussi, avec son lot de difficultés et de possibles gratifications, jouant toujours entre l’échec et la réussite, l’art et le commerce, l’industriel et l’artisanal, pour mettre en images une vision, une pensée ou de simples produits. Et tout cela pour le regard, le cœur et les neurones d’inconnus qui jamais ne doivent voir ou savoir les nombreuses embûches (artistiques, humaines, industrielles) qui accompagnent inévitablement le processus de création cinématographique. Car là est bel et bien aussi la magie du cinéma : dans cet acte collectif de prestidigitation que nous pensons bien connaître (surtout, nous, critiques), mais dont clairement nous ne savons jamais grand-chose.

Ce qui confirme la pertinence d’un tel dossier, ce sont tous ces films récemment sortis qui parlent de cinéma et, plus précisément, de ses métiers. De Babylon (Damien Chazelle, 2022) à Vers un avenir radieux (Nanni Moretti, 2023), la liste est très longue. Citons, entre autres, The Fabelmans (Steven Spielberg, 2022), Enter the Clones of Bruce (David Gregory, 2023), Coupez ! (Michel Hazanavicius, 2022), Mank (David Fincher, 2020), Le livre des solutions (Michel Gondry, 2023), Blonde (Andrew Dominik, 2022), Red Post on Escher Street (Sion Sono, 2020), Ça tourne à Séoul !(Kim Jee-woon, 2023), Les pires (Lise Akoka et Roman Gueret, 2022) ou encore Yannick (Quentin Dupieux, 2023), qui parle magnifiquement de création et de cinéma, par le biais d’un faux détour par le théâtre. Notons que dans ce dossier ont été écartés volontairement les biopics. Ils appartiennent, en effet, à un genre cinématographique à part entière qui devrait pouvoir obtenir, un jour, son propre dossier. Et si les cinéastes, acteurs et actrices y seront naturellement forcément bien représentés, ils ne sauraient nullement réussir à voler la vedette à d’autres métiers dits de l’ombre.

Plus concrètement, c’est Sylvain Lavallée qui réfléchit sur les jeux de miroirs et la réalité des faux-semblants chez De Palma alors qu’Éric Falardeau se penche, lui, sur la représentation dans la fiction des maquilleurs d’effets spéciaux et des cascadeurs. Ce sont les métiers du cinéma selon Godard (par Carlos Solano) et Ferrara (par Simon Laperrière). Ce sont les films de figurants que Céline Gobert et Damien Detcheberry vont décrypter quand, parallèlement, Bruno Dequen va voir ceux qui mettent en scène des agents de casting. C’est l’art du making-of vu par Alexandre Ruffier et l’apparition à l’image de mains (et puis plus…) d’animateurs pour Ludi Marwood. C’est le cinéma indépendant européen qui se cherche en cours de tournage vu par Alice Michaud-Lapointe et celui qui se définit du côté de la catastrophe (par Julien Fonfrède). C’est aussi des entretiens avec Mathieu Bouchard-Malo et René Roberge (monteurs), Thierry Lefèvre (projectionniste) et Patrick Aubert (scripte). C’est enfin la grande question que pose Apolline Caron-Ottavi : le cinéma peut-il encore faire rêver ses artisans ? Et puis des films, bien sûr, sur lesquels on s’attarde plus particulièrement, tels Gina (Denys Arcand, 1975), The Assistant (Kitty Green, 2019), Om Shanti Om (Farah Khan, 2007), Sex Is Comedy (Catherine Breillat, 2002) ou Lux Aeterna (Gaspar Noé, 2019). Tout cela et bien plus alors que Hollywood sort depuis peu de deux grèves (des scénaristes puis des acteurs et actrices). La paralysie était totale – 148 jours de grève pour la première, 118 pour la deuxième –, du jamais vu à Hollywood, avec, au cœur des revendications, salaires plus justes et gages de protection contre l’intelligence artificielle. Tout pour nous remettre au premier plan ce que, encore une fois trop souvent, on a tendance à oublier : que le facteur humain est assurément aux premières lignes de la création cinématographique, dans des métiers difficiles même si la tête toujours à côté des étoiles.

Ce dossier se lit à la manière de Pee-wee Herman (Paul Reubens), à vélo, traversant les studios de la Warner (dans Pee-wee’s Big Adventure de Tim Burton, 1985) : poursuivi par des agents de sécurité, il kaléidoscope joyeusement des plateaux de tournages disparates, avant de tomber nez à nez avec les Twisted Sisters tournant un vidéoclip pour Burn in Hell. Dans ce numéro, cela se traduit par un panel de métiers, une succession de mondes cinématographiques mis les uns à côté des autres, et surtout toutes sortes de familles de cinéma qui travaillent, le temps d’un film, un film après l’autre. Chaque individu, poste et métier est le maillon d’une chaîne de création qui toujours sera plus grande que soi. Que celles et ceux qui font du cinéma se retrouvent quelque part dans ces pages, que d’autres qui aimeraient en faire en apprennent un peu plus sur ce monde du travail, qu’on y découvre des films ou les redécouvre sous un nouvel angle, là est la volonté derrière ce dossier. Et si, maintenant, on vous laissait lire…


8 décembre 2023