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DVD

Jennifer Reeder

Numéro : 183
DVD offert avec la version papier pour les abonné.e.s, ou lors de l'achat du numéro sur notre boutique en ligne : Années 1980 – Laboratoire d’un cinéma populaire

Pour l’amour des filles

par Emilie Mannering

 

L’œuvre de Jennifer Reeder s’apparente à un journal intime rempli de poèmes anxieux et de tendresse. Avec beaucoup d’empathie, elle crée des personnages féminins à fleur de peau mais déterminés, inadéquats, rebelles, attendant que la vie leur offre autre chose. Des personnages qui s’inscrivent dans sa démarche personnelle, centrée autour de la condition féminine et des féminismes pluriels. Constatant que les défis restent grands, Reeder nous propose une vision radicale, engagée et unique.

Issue du monde de l’art contemporain, la cinéaste maintes fois reconnue et récompensée (Sundance, Berlin, Venise, SXSW, AFI, Whitney Biennal) parvient à créer un langage cinématographique et narratif grandement influencé par le kitsch des teen movies américains dont elle se réapproprie les codes en puisant dans un réalisme magique viscéralement pop-punk. Ses histoires prennent forme dans la banalité du quotidien d’une banlieue du Midwest américain, là où tout semble plat et conventionnel.

À la faveur des trois courts métrages présentés par 24 images, on identifie facilement le fil rouge qui traverse ses récits : la solidarité féminine comme arme de résistance face à une culture patriarcale toujours dominante. Ce point de vue est d’autant plus rafraîchissant qu’il contraste avec l’idée voulant que les femmes se jalousent entre elles ou qu’elles ne sont intéressantes que si elles acceptent de séduire ou d’être séduites. Des idées réductrices pourtant toujours présentes non seulement dans les films commerciaux, mais aussi dans le cinéma d’auteur. Qu’on ne s’inquiète pas, les adolescentes ont toujours été très conscientes du monde qui les entoure et c’est ce qui rend le cinéma de Jennifer Reeder si original et admirable : elle prend les jeunes femmes au sérieux et leur offre enfin un espace pour exister telles qu’elles sont, sans aucune complaisance.

A Million Miles Away nous plonge dans l’intimité d’une femme bouleversée par un échec personnel, qui trouvera un certain réconfort auprès d’une chorale formée exclusivement de jeunes adolescentes. Ensemble, elles métamorphosent l’hyper masculinité de You’ve Got Another Thing Comin’ du groupe heavy metal Judas Priest en une magnifique ballade, un hymne d’émancipation féministe. On comprend ici que la transition vers l’âge adulte peut se faire sur toute une vie et que le désarroi des adultes peut être apaisé par le savoir et l’humilité de la jeunesse. En s’attardant sur les visages, Reeder insiste sur la singularité de chaque personnage qui forme la chorale : un geste sensible qui rend l’ensemble du groupe encore plus puissant.

Dans Blood Below the Skin, trois adolescentes issues de milieux sociaux différents parviennent à tisser des liens juste avant le bal de fin d’études, lorsqu’elles découvrent les combats et les secrets qu’elles partagent. Le court métrage abonde en clins d’œil à l’histoire des femmes américaines et leurs accomplissements. Choisi avec soin, chaque accessoire (livre, vinyl, citation, costume) rend hommage à ces écrivaines, poétesses, chanteuses, intellectuelles. Dans cet océan de boy’s clubs, la cinéaste lance ainsi à ces adolescentes des bouées auxquelles elles peuvent s’accrocher pour se rassurer : non, elles ne sont pas seules. Ici encore, la réalisatrice réussit à nous émouvoir lorsqu’une bande de jeunes filles unissent leurs voix pour chasser un groupe de garçons arrogants et insultants.

Finalement, Crystal Lake raconte l’histoire d’un groupe de jeunes filles qui prennent d’assaut le skatepark municipal. Chaque nuit, la tête enfouie sous l’oreiller, Ladan pleure sa solitude suite à la mort de sa mère et celle imminente de son père. Alors qu’elle se retrouve face à elle-même devant le miroir de la salle de bain, elle retire son hijab et cite la poétesse afro-américaine Audre Lorde : Caring for myself is not self-indulgence, it is self-preservation, and that is an act of political warfare. Il s’agit probablement de son court métrage le plus narratif et le plus tendre. Une ode magnifique à la solidarité féminine.

Jennifer Reeder ne fait aucun compromis et nous surprend par la puissance et la confiance qu’elle démontre à travers son œuvre. Elle aime les femmes et c’est pourquoi elle réussit à les mettre aussi bien en valeur. À une époque où on ne cesse de souligner le manque flagrant de personnages féminins forts (et par « forts », on veut simplement dire « bien écrits »), sa voix s’additionne à celles, encore trop rares, qui explorent la réappropriation des identités féminines. À l’issue du visionnement, on a l’espoir que les choses sont peut-être en train de changer et on se sent un peu moins seule.

 


31 juillet 2017