Another Year
Numéro : 185Entretien avec Shengze Zhu
propos recueillis et traduits de l’anglais par Bruno Dequen
Grand prix du festival Visions du réel et des RIDM en 2016, Another Year a révélé le talent de la jeune cinéaste indépendante Shengze Zhu.
Le film tout entier repose sur une famille. Comment les as-tu rencontrés et pourquoi avoir choisi cette famille-là pour Another Year ? Avais-tu un projet en tête dès le départ, ou est-ce la famille qui t’a donné l’idée d’un film ?
J’ai rencontré cette famille pour la première fois en 2012 à Wuhan, ma ville natale. C’est la capitale du Hubei et l’une des plus grandes villes du centre de la Chine. Cet été-là, j’organisais un atelier de photographie au sein d’une école élémentaire dans lequel j’enseignais les rudiments de la photographie à une vingtaine de jeunes âgés de 8 à 12 ans.
Qin, l’aînée de la famille, était l’une de mes étudiantes. Un jour, je lui ai rendu visite et j’ai été particulièrement marquée par sa situation : les six membres de la famille (sur trois générations) partageaient une pièce minuscule (d’environ 200 pieds carrés), sans aucun espace privé. Cette pièce faisait office de chambre à coucher, de salon et de salle à manger. D’ailleurs, Qin faisait parfois ses devoirs sur le lit.
En fait, tous mes étudiants vivaient dans des conditions semblables. Ils étaient tous originaires de la campagne et, en quête d’un emploi et d’une meilleure vie, ils avaient déménagé à Wuhan avec leurs parents. En Chine, nous appelons ces gens dont le domicile est enregistré à la campagne mais qui travaillent dans les villes des « travailleurs migrants ». À cause du fonctionnement du permis de résidence chinois (« Hukou »), les travailleurs migrants sont condamnés aux emplois précaires et peu rémunérés, que ce soit dans la construction, les usines ou les restaurants. Ils ont également un accès limité aux ressources urbaines et à l’assurance santé.
Out of Focus, mon premier film, était fondé sur cet atelier de photographie, et Qin en était l’un des principaux personnages. Durant le montage de ce film, je me suis rendu compte de la relation complexe qu’elle entretenait avec sa mère. Surtout, je me suis aperçue que les moments les plus intéressants se déroulaient lors des soupers. Il y avait toujours beaucoup de tensions et de disputes autour de la table. Mais je m’intéressais surtout aux conversations apparemment anodines, aux expressions faciales et à la dynamique familiale. J’ai compris que ces détails cumulatifs permettaient de mieux capter leur essence. J’ai donc décidé de faire un film qui ne porterait que sur leurs soupers. Et j’ai pris la décision de passer un an à les filmer, afin de documenter l’évolution de cette famille à travers le temps et d’examiner le caractère imprédictible de nos vies.
Pourquoi avoir choisi de n’utiliser que de longs plans fixes ? Était-ce une décision prise lors du tournage ou ajustée au montage ?
Le choix d’une caméra fixe a été fait avant le tournage. Trois raisons expliquent ce choix.
D’une part, je considère que tout mouvement de caméra nécessite habituellement une certaine motivation ou une intention. Je pourrais par exemple utiliser une caméra à l’épaule pour suivre l’un des membres de la famille, ou je pourrais utiliser une dolly pour effectuer des mouvements complexes – dans tous les cas, il faut une bonne raison pour bouger la caméra. À l’inverse, la caméra fixe donne une impression de neutralité. Elle offre plus de liberté au spectateur, qui peut observer à la fois l’action qui se déroule à l’écran, mais aussi tous les détails qui peuvent le captiver dans le champ. Dans ce film, je ne voulais pas diriger le regard du spectateur et lui dire quoi voir. On peut aussi bien porter attention au calendrier accroché au mur et à la vaisselle placée sur la table – une caméra fixe permet à chaque personne d’absorber le film différemment.
D’autre part, je pense que l’on ressent davantage le temps qui passe devant des plans fixes, et cette sensation faisait partie intégrante de mon projet. L’immobilité apparente que crée la caméra fixe a tendance à ralentir notre perception du temps – on devient un peu anxieux ou ennuyé lorsqu’on regarde le même cadre pendant plusieurs minutes. Le temps devient un poids à porter et son passage est donc d’autant plus mis en valeur.
Enfin, les longs plans fixes nous forcent à observer avec attention les mouvements des personnages dans le champ. On voit les enfants jouer partout dans la pièce alors que la mère entre et sort du cadre constamment, ce qui créé des relations spatiales particulières. Le rapport entre la famille et son logement étroit est examiné à travers la fixité de la caméra.
Est-ce que tu n’as vraiment filmé qu’un repas par mois, ou avais-tu davantage de matériel afin de pouvoir choisir les « bonnes prises » ? Si oui, comment as-tu fait tes choix ?
Nous avons tourné au moins quatre fois par mois, parfois même six ou sept fois. La plupart des tournages se sont déroulés le vendredi, samedi et dimanche parce que je voulais que les six membres de la famille soient présents lors des repas. Or, Qin, l’aînée, étudiait dans un pensionnat la semaine.
La sélection des prises s’est principalement faite selon les évènements et le rythme de chaque scène. De quoi parlent-ils ? Mentionnent-ils des éléments importants ? Comment se passe la dynamique familiale ? Y a-t-il des conflits ? Quels sont les mouvements des protagonistes ? Qui fait du grabuge et qui reste tranquille ? Est-ce que quelqu’un bloque la vision de la caméra ? Et, plus généralement, y a-t-il suffisamment de matériel pour soutenir l’attention du spectateur tout au long de la scène ?
Je devais également prendre en considération les scènes qui avaient été choisies pour les mois précédents. Je choisissais toujours mes séquences une fois le tournage de chaque mois complété. Nous faisions des choix au fur et à mesure et nous devions garder en tête le rapport entre chaque scène.
Nous avons beaucoup discuté des éléments qui apparaissent dans le champ. Peux-tu également mentionner l’importance cruciale du hors champ dans le film ?
Pour moi, le son est aussi important que l’image, et je pense que l’espace visuel ne s’incarne totalement qu’avec l’ajout du son. Son importance est liée au fait qu’il n’y a pas de contrainte de cadrage pour le son. Quel que soit le cadre choisi, nous pouvons entendre l’ambiance sonore de la totalité de l’espace, ce qui ajoute toujours davantage de complexité au lieu. Par exemple, les sons de trains ou d’animaux hors champ, qui permettent de mieux comprendre l’essence de l’appartement ou de la maison de campagne.
Pour Another Year, nous avions décidé avant le tournage que le son permettrait aux spectateurs de prendre conscience en tout temps des évènements qui se dérouleraient hors champ. Bien que nous ayons principalement utilisé des sons directs dans le film, nous avons aussi fait un gros travail de conception et de montage sonores. Nous avons bricolé la bande sonore du film. Trop souvent en documentaire, les gens ne s’attardent qu’à la réalité supposée de l’image afin de porter un jugement sur la véracité des évènements filmés. Ils oublient que le son est en fait très largement manipulé.
15 Décembre 2017