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DVD

Arwad

Numéro : 174
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Je rentre à la maison

par Gérard Grugeau

Le nom résonne comme un appel irrépressible… Arwad : une île au large de la Syrie vers laquelle Ali retourne pour se perdre, ou peut-être pour mieux se retrouver en renouant avec l’innocence bénie d’une enfance au parfum entêtant, où le fils et la mère baignaient encore dans la pureté d’un amour plus grand que tout. Vinrent ensuite l’exil en famille au Canada, la rencontre avec une belle Québécoise, la naissance des enfants, l’irruption d’une autre femme dans l’incomplétude des jours. Et puis, subrepticement, tout bascule : l’intranquillité qui s’installe, les trahisons envers soi-même, sa culture et les autres qui empoisonnent le sang et plongent le regard dans une tristesse sans fond. Déchiré entre ses diverses appartenances, perclus de culpabilité (la mère qui meurt en son absence, alors qu’il était dans les bras d’une autre), l’homme se noie dans les interstices de son être avant de disparaître dans l’encre de la nuit, comme s’il rentrait à la maison. Et soudain pour l’entourage, tout est dépeuplé. Comme dans un fondu au noir de cinéma où cristallise le manque et où l’on tente de recoller les morceaux d’un destin épars, de refusionner les lieux géographiques et intérieurs pour faire sens dans le raccord. Le cinéma comme métaphore d’une vie d’exilé.

C’est dans cet entre-deux poreux, vacillant entre l’ici et l’ailleurs, que prend corps la douce beauté d’Arwad, que résonne l’émotion feutrée de son récit gigogne qui, à la faveur de ses glissements oniriques, se pare des atours d’un conte oriental ouvert aux vents de l’imaginaire. Scindé en trois parties qui portent les noms des principaux protagonistes, le film de Samer Najari et Dominique Chila évoque par sa structure même l’espace nomade de l’exil, la cassure mentale qu’il génère. Entre Marie (la maîtresse), Ali (l’homme à la double vie) et Gabrielle (l’épouse trompée) se noue une tragédie qui serait somme toute d’une totale banalité si la figure de l’exilé ne venait pas, à titre de révélateur, jeter les bases d’une nouvelle altérité se construisant entre le proche et le lointain dans un Québec contemporain qui demeure encore frileux dans l’exploration de son identité métissée. Là réside la vérité du film, laquelle, à partir de ce que Leila Sebbar nomme « la mise à nu d’une mémoire blanche, d’une histoire en miettes » (le récit d’Ali), traite du relativisme des cultures et de la recherche d’espaces de conciliation qui transcendent les différences. En quête de nouvelles solidarités – intimes et transculturelles –, Arwad met en scène des personnages qui tentent de surmonter tous les replis identitaires parce qu’ils ont fait le pari de décloisonner le monde pour mieux l’habiter.

Certes, le scénario est surécrit, ne laissant que peu de place à l’improvisation. Et la mise en scène peut paraître parfois trop sage, mais elle arrive toutefois à structurer l’espace, à rendre palpable cet entre-deux où se tient l’exilé, notamment dans les scènes de terrasse et de balcon, ou quand les regards du personnage masculin glissent vers un hors champ qui finira par l’aspirer. Englué dans la nostalgie d’une plénitude d’existence liée à l’enfance et à la mère, Ali ne parviendra pas à exorciser le morcellement de son être. Mais c’est pourtant vers une percée libératrice que nous entraîne le film dans un dernier segment où, autour de la figure de Gabrielle, la famille et les amis réunis viennent rendre un dernier hommage au disparu lors d’un pique-nique à la campagne. Au-delà de l’affrontement entre les deux femmes amoureuses du même homme mises tout à coup en présence l’une de l’autre, Arwad trouve sa résolution en donnant forme à un lieu de pacification qui abolit soudain espaces et temporalités. Dans un ultime plan, le kiosque à musique illuminé, sous lequel sont regroupés les invités, brille dans la nuit comme un paradis perdu en forme d’île, rappelant le rocher sur lequel la mère et l’enfant se retrouvaient jadis. Cet espace du songe fantasmé, peuplé de fantômes, unifie alors le passé et le présent, atténuant toutes les blessures. L’écrivaine franco-québécoise Régis Robin verrait sans doute dans ce terreau imaginaire une pure émanation de cette « fiction des bords », génératrice de lieux mythiques, qu’elle associe aux récits de vie des exilés. À sa façon et malgré ses maladresses, Arwad est cet espace hybride qui embrasse toutes les routes du monde et à partir duquel les hommes peuvent se reconnaître et rêver leur destin individuel et collectif. À l’heure du drame des réfugiés syriens et des exils forcés, le film généreux de Samer Najari et Dominique Chila n’en est que plus essentiel.

 


30 septembre 2015