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DVD

Claire l’hiver

Numéro : 188
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Dans J’ai comme reculé on dirait, tu étais Sophie, dans Claire l’hiver, tu joues Claire. Pourquoi ce passage d’un film sous-titré « essai documentaire » à un film ouvertement fictionnel ?

Quand je prépare un film, la différence est très claire. J’ai comme reculé on dirait est 100 % un documentaire et Claire l’hiver est 100 % une fiction. Pour Claire l’hiver, il y a eu un long processus de scénarisation, de préparation avec les acteurs… et c’était très libérateur de passer du documentaire – avec toute la dimension éthique qui l’accompagne – à la fiction. Le passage de l’un à l’autre allait de soi pour moi. D’ailleurs en ce moment, je suis en train de faire un documentaire : on dirait que j’ai besoin d’alterner pour répondre à la frustration inhérente à chaque forme. Après une fiction, c’est libérateur cette fois de revenir au réel. Mais je suis étonnée quand on me parle de la notion de documentaire dans Claire l’hiver. Il y a peut-être une confusion du fait que je joue dedans et parce que ça a l’air un peu improvisé… mais c’est une vraie fiction ! Certains critiques parlaient du film comme si j’avais accumulé toutes ces images. Alors que, contrairement à J’ai comme reculé…, dans Claire l’hiver tout est filmé par Isabelle Stachtchenko, la directrice photo.

C’est peut-être aussi parce qu’il y a une continuité avec le journal filmé… Il y a quelque chose de l’ordre de la performance. Cet aspect s’est toujours imposé dans ta démarche ?

Ça doit venir d’un mélange d’artistes qui m’ont inspirée : Miranda July, Sophie Calle, Chantal Akerman… Il y a une part de performance dans ce qu’elles font, et ça m’a surement influencée de façon instinctive. Ce côté performance est surtout présent dans Claire l’hiver. J’ai trouvé quelque chose qui m’a plu avec J’ai comme reculé… et j’ai voulu le développer dans Claire l’hiver. Mais je suis trop pudique pour faire un documentaire sur moi-même ! Alors la meilleure façon de continuer, c’était de fictionnaliser des éléments que je trouvais intéressants dans ce que j’observais autour de moi, de réfléchir en termes plus larges que mon expérience personnelle.

Et par rapport à cette évolution, où va se situer ton prochain film, dont tu dis que c’est un documentaire ?

J’ai repris certaines choses de J’ai comme reculé…, mais en « jouant » un peu plus maintenant que je sais ce que ça prend pour faire un documentaire. J’ai beaucoup préparé le tournage. L’an dernier j’étais en résidence à New York et, pendant trois mois, j’ai vraiment planifié ce que je voulais faire. C’est en quelque sorte un mélange de mes deux premiers films, mais à mon sens c’est vraiment un documentaire – avec bien sûr de la fantaisie. C’est un voyage vers Los Angeles, et les personnages sont Isabelle (la directrice photo) et moi.

Après les 25 ans dans J’ai comme reculé…, les 30 ans ou à peu près dans Claire l’hiver… est-ce que tu vas continuer à suivre ta génération dans ton cinéma ?

Le film qu’on est en train de faire en ce moment touche à ça aussi. En quelque sorte, il s’agit d’un trio de films qui se répondent. Je pense qu’après ce prochain film, le cycle va être clos. J’ai l’impression que j’aurai fait le tour du cinéma au « je » et je ressens l’envie d’essayer autre chose. Mais peut-être que je me trompe, on s’en reparle !

Est-ce que tu peux nous parler un peu de la production d’un film comme Claire l’hiver, avec un tout petit budget ?

Je pense que c’est le genre de choses qu’on ne fait qu’une fois dans sa vie parce que c’est trop exigeant, pas seulement pour moi mais pour toute l’équipe ! Même si je ne retrouverai surement pas la liberté que permet le fait d’être complètement autoproduite. On a fait Claire l’hiver avec une bourse en scénarisation que j’ai eue à la SODEC. Avec Caroline Galipeau, la productrice, on s’est dit : « Go, on fait tout le film avec ça ». Sinon il y aurait eu le risque que personne ne le finance en production, et je sentais que c’était déjà difficile à faire passer…

Cette absence de moyens, tu en fais une force aussi. Il y a des moments lyriques à partir de peu de choses dans Claire l’hiver, comme le ballet des déneigeuses. Il y a aussi les séquences en animation, qui sont magiques dans leur aspect artisanal… Comme un retour au cinéma des premiers temps à l’ère du numérique.

La « magie » était déjà là dans le scénario, avec la chute du cargo spatial, l’intermède… Ensuite, il y a eu beaucoup de trouvailles au montage, comme l’usage de la musique. L’idée de la scène des déneigeuses m’est venue à ce moment-là. Les animations sont faites par le monteur, Joël Morin Ben Abdallah. On avait prévu la chute du cargo spatial mais le générique d’ouverture animé est apparu au montage, car le film était en quelque sorte débalancé sans ça. C’était utile pour établir le second degré dès le départ. Pour moi, c’était important qu’on comprenne qu’il y a une distance, un clin d’œil…

L’humour justement tient une place très importante dans tes films.

Oui, mais ça ne passe pas auprès de tout le monde. Et si on manque l’aspect humoristique, on doit trouver ça long en tabarnouche  ! ça doit paraitre vraiment plaintif… L’humour est là dans les deux films, mais dans J’ai comme reculé… il est plus présent à travers le montage. Alors que dans Claire l’hiver, le côté humoristique et décalé était réfléchi dès le scénario.

Le film fait référence à Francesca Woodman, une photographe à laquelle Claire s’identifie. Tes influences ne semblent pas provenir seulement du cinéma. Est-ce que tu as toi-même d’autres pratiques artistiques ?

J’ai fait ma première exposition l’automne passé, avec Isabelle encore. C’était un mélange de photographie et d’art vidéo. Je pense aussi à écrire, autre chose que des scénarios. Pour les influences, je m’aperçois que je suis plus marquée par les démarches des artistes que par les œuvres. Le photographe Martin Parr a été une influence importante pour le film que je viens de tourner. Au cinéma, il y a Robert Morin évidemment, Miguel Gomes que j’ai découvert récemment… J’aime les artistes qui se permettent de jouer formellement, d’être espiègle, comme Chris Marker.

Ce mot « espiègle » correspond bien à ta démarche. Par exemple Claire l’hiver détourne habilement la notion de nombrilisme dont ta génération est accusée. Claire se voit dire que sa démarche est narcissique et tu mets ainsi à distance ta propre démarche.

On se fait tellement dire qu’on est nombrilistes ! C’était important pour moi d’aborder ça, mais en étant capable d’en rire. Car tout ça n’est pas si grave. Mais c’est en effet quelque chose qu’on se fait reprocher souvent, et notamment dans les refus de subventions. C’est surement normal, cette part de condescendance de la génération d’avant.

À propos de condescendance, il y a les garçons qui donnent toujours des leçons à Claire et qui sont toujours surs d’eux… Cet angle féminin est encore plus développé dans Claire l’hiver que dans ton premier film.

Les gens sont de plus en plus conscients de ces travers-là. Le but de la scène où les deux amis de Claire commentent ses retouches photoshop, c’était de montrer à quel point ils essaient en fait de s’impressionner l’un l’autre. On peut rire de cette fierté masculine, mais c’est montré avec une part d’affection aussi. Je ne voulais pas qu’on se dise juste : « Ah, pauvre petite Claire qui n’est pas écoutée… » Je suis contente de cette scène parce qu’elle n’est pas accusatrice, je pense que ça ne sert à rien pour ce genre d’enjeu.

Tu réussis en effet à parler de choses sérieuses mais sans jamais rien dramatiser. Pourtant il y a une certaine déprime générationnelle qui est montrée.

C’est vraiment le but, parler de choses sérieuses mais sans le faire de façon ampoulée, parce que ça se fait déjà beaucoup. Et je suis vraiment consciente du milieu privilégié qu’on a au Québec, avec un filet social important… Donc l’humour, l’autodérision, c’est pour moi une question de respect. Il y a tellement de choses bien plus graves qui se passent. Peut-être que ça viendra mais, pour l’instant, je ne saurais d’ailleurs pas encore comment les aborder dans mes films. Alors, à partir de mon point de vue, je parle de problèmes qui sont sérieux à leur façon, mais qui ne sont pas non plus la faim dans le monde. Avant de faire du cinéma, je voulais être sociologue et je m’étais intéressée à des sujets sur lesquels je continue à travailler aujourd’hui, mais avec plus de fantaisie que si je faisais de la recherche !

C’est intéressant ce rapport à la sociologie, car tes films sont ancrés dans la banalité et tu n’éprouves pas le besoin d’ajouter des artifices scénaristiques pour rendre ça intéressant. On a parfois l’impression que c’est une tendance du cinéma contemporain : ajouter des éléments dramatiques pour prouver qu’on parle de quelque chose de sérieux… Tu résistes à ça.

À mes dépens, parce que c’est très difficile de faire passer ça auprès des institutions. Ce qui m’intéresse, c’est de trouver la musicalité dans un film, de montrer le développement des personnages, mais le « développement » d’un personnage ne se fait pas toujours à travers des évènements extrêmes ou des éléments déclencheurs. Ce n’est pas comme ça qu’on vit. Quand on regarde les films de nombreux grands cinéastes, on est hypnotisé par le rythme du montage, par les images… on se laisse porter, c’est ce que je veux dire par musicalité. Mais c’est très difficile de rendre « crédible » un film comme ça avant qu’il soit réalisé. Il y a une peur que les gens s’ennuient. Mais on ne fait pas tous des films d’action ! Cela dit pour le prochain film, on a eu la chance d’avoir l’aide de Téléfilm et du CALQ. Et en ce moment justement, on est face à ce défi de rendre intéressantes des petites choses au montage. Avec Joël, le monteur, on essaie de démêler les rushes d’une succession de villages fantômes aux États-Uni ! On se demande comment on va s’en sortir, qu’est-ce que ça peut raconter… Ça va être long, mais on va réussir à trouver une évolution à travers tout ça, même s’il n’y a pas de péripéties évidentes. J’adore travailler comme ça.


19 septembre 2018